L'urgence est partout. Elle caractérise ces situations-limites où il est requis d'agir sans délai : urgences familières au monde I médical et hospitalier quand il s'agit de blessés ou de malades dont l'état nécessite un traitement immédiat ; interventions politiques ou militaires des Etats quand une décision ne peut plus être différée ; actions humanitaires quand le souci du prochain en danger impose d'agir sur-le-champ. Il y a urgence parce qu'il y a danger pour la vie d'un homme ou la survie d'un groupe humain ; parce qu'une situation est grave et qu'il n'y a pas de temps à perdre.
Mais, d'exceptionnelle et temporaire, l'urgence semble se faire peu à peu ordinaire et permanente, et devenir une manière de considérer le présent. Peut-on vivre « au présent » et exercer quelque responsabilité sans que l'existence quotidienne ne soit placée sous l'emprise de l'urgence ? Rien ne semble plus pouvoir s'accommoder de délais : l'agenda n'est plus un repère, il dicte sa loi. Les moyens de communication modernes poussent à répondre sans différer ; la force des images et leur effet de dramatisation appellent des réactions quasi immédiates. « Agir dans l'urgence » signifie alors vivre intensément le présent avec la conscience aiguë que la vie est fragile et que le temps nous est compté...
Après avoir examiné comment l'urgence relève habituellement d'une situation extrême, nous envisagerons ce que signifie et implique sa banalisation dans nos sociétés.


L'urgence, une situation extrême


De manière habituelle, l'urgence est considérée comme une situation extrême. Elle s'impose en des circonstances jugées exceptionnelles : on est alors aux prises avec l'incertitude sur ce que peut être la bonne décision ; on éprouve l'angoisse et la solitude d'avoir à décider ; on sait que l'action doit avoir une efficacité à la mesure des menaces et des périls affrontés. Il faut décider et agir en un minimum de temps. L'urgence dispense par conséquent de ce qui serait normalement requis et demanderait une durée. On est sommé d'agir immédiatement et concrètement, car, dans l'urgence, la réussite d'une action dépend en grande partie de la rapidité de sa mise en oeuvre. Comme le temps presse, on ne peut et on ne doit pas attendre : raccourcir les délais pour parer au plus pressé, savoir et oser décider sans attendre ni tergiverser relèvent d'une exigence proprement éthique.
Et pourtant, ce qui doit se décider dans l'urgence est souvent ce qui, normalement, nécessiterait le plus de temps pour peser les choses et choisir ce qui est le mieux. Certes, nous interpelle toujours le propos de Talleyrand : « Quand il est urgent, il est déjà trop tard. » Mais l'urgence ne consiste-t-elle pas précisément à refuser qu'il soit vraiment trop tard avant que tout n'ait été tenté ? Parce que l'urgence exprime le refus de la résignation, elle est le temps du souci de l'autre : ne pas rester inactif ou sans voix face à la souffrance et au malheur qui frappent ou menacent autrui. Elle est le temps de la conscience morale qui, tout à la fois, refuse l'inacceptable et exige de s'engager immédiatement contre un mal reconnu et dénoncé.
Mais, dans l'urgence, le temps semble manquer, comme si, soudain, il se raccourcissait en s'accélérant. Vivre l'urgence, c'est en effet se trouver dépossédé de ce dont on pensait pouvoir disposer : le temps. L'urgence focalise sur l'immédiat et sur l'instant au point de produire un sentiment de suffocation et d'étouffement chez celui qui « n'a plus le temps de respirer ». L'expérience que le temps nous manque est aussi celle que le temps nous est mesuré...


Décider dans l'urgence


A la notion d'urgence s'attachent des enjeux dont il importe de discerner la portée. Car l'urgence peut fonctionner comme un piège : on peut s'y retrouver enfermé. Or seul celui qui n'y est pas asservi peut la vivre librement. Puisque l'urgence est une situation extrême, il s'agit de vérifier s'il y a véritablement urgence. Tout se passe parfois comme si décider et agir dans l'urgence relevaient davantage d'un principe de précaution ou d'une règle de dramatisation que d'une appréciation rigoureuse des faits. Or, quand tout devient urgent, plus rien ne l'est vraiment. Déterminer s'il y a urgence ou non n'est pas sans importance : des règles et des nonnes qui gouvernent la pratique ordinaire, lesquelles restent pertinentes et applicables dans une situation qualifiée d'exceptionnelle ? Si l'urgence fait entrer dans un espace non balisé où il faut inventer sa conduite, quels repères garder ? Jusqu'où peut-on aller pour mettre fin à une situation de crise ? Quels moyens employer qui soient jugés légitimes en fonction des objectifs poursuivis ?... Ces interrogations sont au coeur de toute réflexion éthique sur l'urgence.
Il s'agit aussi de se demander comment l'homme peut garder sa liberté intérieure et préserver son jugement propre dans une situation qui le mobilise et l'accapare tout entier. Alors que la pression des événements est forte, que l'immédiat impose sa loi d'airain et que se réduit l'espace de temps possible pour la réflexion et le discernement, comment ne pas se laisser imposer ses décisions par la situation ? En effet, le risque de l'urgence est d'obliger à se déterminer en fonction de contraintes soit réelles, soit supposées, d'autant moins certaines qu'elles sont fonction d'un « savoir simplifié » : devant la complexité des situations, les décideurs sont réduits à ne savoir que ce qui est indispensable pour agir dans une situation exceptionnelle.
Puisque l'urgence contraint à décider sans disposer de tout le temps et de toutes les données habituellement nécessaires, elle sollicite le meilleur des personnes qui y sont exposées, c'est-à-dire l'exercice de ces « vertus pratiques » au premier rang desquelles il faut citer la force : « Dans les cas les plus désespérés, la force intervient comme une ressource, dont l'intervention peut toujours changer la figure de l'événement ; car la valeur de l'homme est aussi une grandeur, qui s'ajoute à la situation, et peut modifier l'équilibre des données matérielles » 1. C'est ainsi que la force permet, dans les circonstances exceptionnelles, de garder raison et sang-froid, sans céder à l'affolement ni se jeter dans un activisme brouillon.
Il s'agit encore de considérer combien l'urgence conduit davantage à réagir qu'à agir, si tant est qu'agir signifie « prendre une initiative entreprendre, mettre en mouvement » 2. On réagit à des événements et à des circonstances, à des paroles et à des actes : la réaction est comme déterminée par ce qui l'a provoquée et se trouve liée à ce qui la suscite par un rapport de cause à effet. Et, puisque la réaction se veut efficace, l'urgence focalise le regard sur les moyens techniques et technologiques mis en oeuvre, au risque d'occulter ce en vue de quoi ils sont employés. Il peut alors arriver que ce soit leur propre logique rationnelle qui s'impose et qui détermine ce qu'il y a à faire. Ainsi, l'urgence, de par son caractère exceptionnel, renvoie à ces enjeux ordinaires de la vie humaine qui s'expriment sous forme de questions récurrentes : qu'est-ce qu'agir ? L'action n'implique-t-elle pas de prévenir et d'anticiper ce qui pourrait s'imposer un jour comme urgent ? Ne faut-il pas se demander au service de quelles fins sont les moyens que l'on peut mettre en oeuvre ?
Il s'agit enfin de prendre en compte la modification du rapport au temps qui s'opère quand on vit l'urgence : l'avenir est frappé d'incertitude et le passé ne sert à rien d'autre qu'à fournir les raisons de la situation actuelle. Les projecteurs de l'urgence éclairent le présent d'une lumière si crue qu'il semble coupé de ce qui le précède et le suivra : c'est l'instant qui s'impose ; c'est un temps surinvesti d'exigences et de contraintes qui se déroule de manière saccadée et haletante ; c'est un présent submergé et dévoré par l'événement qui vient de survenir ; c'est un temps dramatisé par le risque de la mort et les dangers encourus. L'urgence risque de rendre prisonnier du court terme sans pouvoir situer ce qu'on fait dans une perspective temporelle plus longue : tout entière tournée vers une tâche à accomplir sans délai, elle repousse à plus tard le soin de ce qui n'est pas demain.
Et pourtant, les conséquences de ce qui est décidé et réalisé dans l'urgence engagent l'avenir : telle intervention médicale, telle action militaire déterminent ce que sera l'existence d'un homme ou d'un peuple. Faute de penser l'avenir, l'urgence contribue à le miner.

Quand l'urgence devient quotidienne


Comme le montre l'abus du mot « crise », qui induit l'idée d'une situation permanente, l'urgence, d'exceptionnelle, peut devenir ordinaire et habituelle. Certes, dans nos sociétés modernes, les conflits ne diminuent pas en nombre ni en gravité ; au contraire, ils se multiplient et se complexifient, en légitimant l'injonction sociale d'agir immédiatement. Et l'on reproche à telle personne ou à tel Etat de n'avoir pas su réagir « à chaud »... Ajoutons que le temps de l'urgence est spécifiquement celui des médias qui incrustent l'immédiat dans les esprits par la force des images et leur caractère dramatique. Les médias travaillent à réduire systématiquement toute durée : leur logique propre vise à permettre de vivre dans l'instant.
Mais ne faut-il pas aller plus loin et se demander si l'urgence ne devient pas une manière de vivre le présent ? Il y a, dans nos sociétés modernes, une valorisation culturelle de l'urgence : c'est le temps de l'homme qui n'a pas de temps à perdre et qui doit aller vite parce que son temps est précieux. Mais seul l'immédiat a du prix : le passé n'est plus et l'avenir est inconnu. L'urgence, c'est la manière de vivre de l'homme qui, parce qu'il assume des responsabilités, est aux prises avec des échéances toujours proches et impératives. En outre, la valeur accordée dans notre société à la notion d'efficacité conduit à privilégier le court terme : c'est le temps qu'on peut, et donc qu'on veut, « maîtriser ».
Quand l'urgence devient le registre de l'agir au présent, quand l'exceptionnel devient habituel, quand ce qui caractérisait une situation-limite qualifie désormais la vie commune et le temps ordinaire, il importe de s'interroger. En effet, vivre dans l'urgence permanente consiste à donner à chaque instant un statut d'exception : on se dispense de prendre le temps nécessaire à la réflexion, à la délibération et au discernement, avant de décider « sabre au clair », sans se soucier des conséquences à moyen et long terme ; on s'impatiente de tout ce qui ralentit une activité quasi compulsive, comme les instances de consultation en amont et les procédures d'information en aval de la décision ; on oublie que la hâte est mauvaise conseillère, propice aux erreurs d'appréciation et gaspilleuse d'énergie.
De décisions improvisées en solutions bâclées, l'activisme dispense d'analyser les causes de tel problème ou événement, et d'agir à leur racine. La « bonne conscience » de qui répond dans l'urgence à ce que requiert l'instant empêche de prendre conscience de cette tâche patiente, complexe et modeste, qui consiste à tenter de comprendre pour se risquer à agir véritablement. Car agir véritablement, c'est agir selon la raison, et non sous l'emprise d'une émotion ou d'un sentiment, d'une intuition soudaine ou d'une conviction apparente.
Comme l'écrivait Eric Weil, « le problème est d'accéder à la raison en durant, de durer pour accéder à la raison » 3. Autant l'immédiat et l'instant sont aisément sous l'emprise des passions, autant la durée est l'espace temporel ordinaire d'une raison qui s'exerce. Ainsi, vivre quotidiennement l'urgence risque de faire perdre le sens du présent. Le présent de la présence à soi et à autrui, de la présence à Dieu et au monde a besoin d'une certaine élasticité : c'est un temps qui s'allonge et se rétrécit, qui se dilate et se contracte, qui se condense et se diffracte. Il y a le présent de l'amoureux qui oublie les balises habituelles du temps mesuré et le présent du stratège qui sait que l'action impose de prévoir et d'organiser les étapes et les moments de son déroulement ; le présent de la décision qui marque dans le temps un avant et un après ; le présent toujours trop bref du bonheur et celui, toujours trop long, de l'épreuve et de la souffrance... Vivre sur le même registre de l'urgence les divers aspects du présent oblige à vivre avec la même exigence d'immédiateté des moments et des aspects différents de l'existence : on perd le goût du présent quand l'urgence réduit le temps à la seule mesure d'une efficacité qui se voudrait incontestable.
L'urgence risque donc de dévaluer le présent, de le rendre insupportable. Un présent chargé de toutes les exigences qu'impose la tyrannie de l'immédiat fait peser sur chacun un fardeau démesuré. Et quand le présent pèse d'un tel poids, le passé et l'avenir sont affectés : comment assumer un passé difficile ? Comment engager un futur incertain ? Quand le présent se réduit à l'immédiat ou à l'instant, le temps de la mémoire et le temps de la promesse sont dévalorisés. On ne peut vivre durablement dans l'urgence sans remettre en cause la manière de vivre notre propre temporalité. Vivre dans l'urgence pourrait bien être le mal de notre temps.

Résister à l'urgence


Dans la plupart des cas, vivre dans l'urgence n'est pas une fatalité. Certes, on ne peut nier qu'il y ait des circonstances qui y contraignent, mais le temps vécu sous ce mode doit demeurer exceptionnel. Il importe donc de desserrer l'étreinte du présent. Devant une sollicitation à agir sans délai, il est souvent urgent d'attendre. Non par refus d'assumer ses responsabilités, mais pour vérifier l'urgence et évaluer son degré. Rien d'autre ici que la volonté de discerner librement ce qu'il importe de faire : consentir sans examen critique à une manière de procéder qui s'imposerait parce qu'elle est commune relève de la « servitude volontaire ». Quand l'accélération du temps donne l'impression d'un tourbillon incessant, c'est qu'il importe de résister à la tyrannie de l'immédiat pour garder raison et liberté de jugement.
L'urgence a souvent pour cause un manque d'anticipation : on se laisse contraindre parce qu'on a perdu du temps, parce qu'on n'a pas pris les moyens de prévoir ni su analyser une situation et réfléchir à ses enjeux « au bon moment », c'est-à-dire selon ces attitudes morales qui permettent un juste rapport au temps de l'agir humain :
    • D'abord, la vigilance : une attention aux événements, une acuité du regard sur ce qui se produit poussant à agir au moment juste, c'est-à-dire au moment que l'on peut encore choisir. On sait que l'attentisme mène souvent à laisser faire la violence, à laisser se produire l'injustifiable. Il y a urgence, un jour, parce qu'il y a eu, dans un temps antérieur, refus de voir ou incapacité d'agir.
    • Ensuite, la responsabilité : on a toujours la responsabilité de prévoir les effets de décisions qui vont développer leur propre logique. On est aussi responsable des conséquences d'une décision déraisonnable qu'il sera urgent d'arrêter ou de contrecarrer.
    • Enfin, la préoccupation de l'avenir qui guide décision et action : l'urgence impose un jour sa loi, parce que les responsables d'hier n'ont pas su ou voulu prendre en compte l'avenir, c'est-à-dire le préparer.

La décision et l'action dans l'urgence parent aux risques que l'homme peut courir individuellement et collectivement. Elles exigent du médecin et du militaire, de tout décideur, d'aller au bout d'eux-mêmes dans une générosité sans calcul. Mais si, subrepticement, l'urgence devient la manière ordinaire de vivre le présent, le risque s'inverse : c'est l'homme, alors, qui est en danger d'oublier qu'il a à mener une vie sensée.



1. Georges Gusdorf, La vertu de force, PUF, 1957, p 108
2. Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, p 199
3. Philosophie politique, Vrin, 1984, p 195.