Est-il acte plus personnel que la prière ? Celui qui fait oraison ne cherche-t-il pas d'abord à s'isoler radicalement du reste du monde ? « Rentrer en soi », « réaliser son unité intérieure », « croire au regard d'amour agissant de Dieu sur soi » : autant d'expressions classiques concernant la prière et propres à montrer son caractère personnel ou, mieux, interpersonnel. Est personne, en effet et avant toute autte considération, quiconque se reconnaît enfant de Dieu. Expérience aussi libre qu'exigeante l'oraison chrétienne se heurte pourtant à une méconnaissance massive. Ainsi, puisque rien ni personne ne semble combler les besoins spirituels de nos contemporains agnostiques, n'est-il plus rare d'entendre vanter ici ou là les mérites de la « méditation individuelle » ou « transcendantale », laquelle, indifférente à la communion ecclésiale, se présente comme un acte de salubrité mentale et physique tourné exclusivement vers soi.
On aurait tort de ne pas prendre au sérieux ce phénomène, ne serait-ce que parce qu'il révèle nombre d'aspirations de ceux de nos contemporains (30%, dit-on) qui, professionnellement comblés, voudraient au surplus bénéficier d'un dispositif de sens et de sensations leur garantissant un bonheur sans faille. Cette prière sécularisée évoque cependant bien des aspects de l'oraison chrétienne, dont on retracera ici très succinctement les grandes étapes historiques pour mieux situer ces nouvelles tendances, avec pour enjeu de montrer que le plus personnel (l'oraison) peut aussi s'avérer le plus ecdésial.
 

Dans le secret


On ne mesure sans doute pas assez le bouleversement qu'a opéré la prière chrétienne dès ses origines. Le Palestinien auquel s'adressait lésus n'avait d'autres paroles pour Dieu que celles-là mêmes du peuple auquel il s'identifiait corps et âme : Israël. Les Psaumes, plus que les préceptes de la Loi, manifestaient à haute voix les dispositions de son coeur. Mais ces expressions, avec le temps, ont pu devenir rabâchages de formules toutes faites. Et c'est entte deux mises en garde adressées à ses disciples que Jésus, comme à mi-voix, passe sans transition à la deuxième personne du singulier : « Pour toi, lorsque tu veux prier, entte dans ta pièce la plus retirée ferme la porte à clef et prie ton Père qui est présent dans le secret ; et ton Père qui voit dans le secret, te le revaudra » (Mt 6,6).
Remarquons d'emblée l'exigence de retrait, renforcée par l'insistance sur le secret, que nécessite la prière. Que Jésus la présente comme un acte relevant de notre liberté (« lorsque tu veux prier... ») ne veut pas dire pour autant qu'il la considère comme optionnelle. Lui-même est suffisamment montré en train de prier à des moments cruciaux de sa vie, du début de son enseignement en Galilée (Me 1,35) jusqu'au mont des Oliviers (Le 22,41), pour que l'on considère cette activité, sinon comme naturelle, du moins comme une des seules façons d'avoir un dialogue direct et authentique avec le Père. Dans l'esprit de Jésus, ce dialogue se déroule en un lieu précis : la « pièce la plus retirée », qu'il faudrait littéralement traduire d'après Osty et Trinquet, par « cellier », « sorte de resserre où le paysan palestinien rangeait récoltes, provisions, outils, objets précieux » 1 ; bref, un lieu où ce paysan avait tout loisir de se séparer un moment de ses proches mais aussi mille occasions d'être distrait. Remplie de bric et de broc, cette pièce était le parfait miroir de sa vie quotidienne, de ses réussites et de ses échecs dans la conduite de sa moisson, de son habileté ou de sa maladresse de son bon ou de son mauvais goût etc.
Loin cependant de le renfermer sur lui-même, sa misère et sa richesse ainsi contemplées ne pouvaient que l'inciter, par contraste, à accueillir cette « pause » de début ou de fin de journée comme l'acte désintéressé par excellence vis-à-vis de Dieu et des autres hommes, auxquels tout ce qui l'entourait le faisait immanquablement penser.
Dans cette prise de conscience radicale, sensible et intellectuelle de la possibilité du dialogue intime avec Dieu, saint Augustin franchit un grand pas. Les Soliloques ne forment-ils pas le premier entretien avec Dieu jamais transcrit ? Toujours est-il que l'ouvrage devint vite le guide de tout chrétien désireux de sonder ses profondeurs. Intégrée, la christification tant prônée par Paul, et passée, chez Augustin, au crible d'infinies négations et sublimations qui doivent moins à la rhétorique gréco-latine qu'aux Psaumes et à Jean. Intégré, le sentiment filial, à la fois simple et stupéfiant, d'être un « enfant de Dieu ». Intégré, le Christ comme lieu à partir duquel cet « enfant » est mis en relation avec son Père. Intégrée, par conséquent, la conviction que la prière va vers le Père, par le Christ Jésus, dans l'Esprit Saint...
La chambre devient vite chez Augustin une métaphore du siège de l'esprit. Débarrassée de tout objet dans un isolement total, elle préserve non plus seulement une certaine qualité de retrait du monde, mais le silence de l'homme intérieur où le Christ habite (cf. Ep 3,16- 17). Le secret est ici privilégié. Toutefois, les Psaumes, qu'Augustin cite abondamment, permettent de corriger ce que la chambre ainsi spiritualisée pourrait avoir de trop abstrait. Dès que l'Evangile est interprété à des fins purement personnelles et spirituelles, les Psaumes sont aussitôt convoqués avec leur poids communautaire et temporel, même quand il s'agit de « parler en son coeur », parler lorsqu'on n'a pas tenu parole et que notre relation aux auttes s'en trouve un temps dénaturée ; parler à coeur ouvert tout en gardant l'esprit tendu ; parler enfin dans ce cadre insoupçonné où Dieu se donne.
 

L'oraison méthodique


En matière de prière comme ailleurs, le Moyen Age, on le sait, fut augustinien. L'ampleur que prend alors l'oraison à travers les ordres monastiques conduit la quête mystique à s'assagir en privilégiant l'usage de la méditation. Saint Benoît y insiste en recommandant de se remémorer un mystère de foi, une parole de l'Ecriture telle scène évangélique ou tel aspect de notre vie. Il s'agit d'y appliquer sa réflexion pour en tirer les conséquences. Une grande place est réservée à la louange à l'action de grâces — la prière étant le moyen d'obtenir l'humilité et, par là, l'amour en Dieu. Tout est basé sur l'« attention » et, quand l'affectif s'en mêle (comme chez saint François), sur l'« intuition ». L'importance donnée à l'imagination permettra de spiritualiser les cinq sens afin d'éprouver les méditations des scènes évangéliques.
Cette oraison que l'on commence à appeler « mentale », jouant beaucoup sur les sens analogiques ou allégoriques de la Trinité, subit un véritable séisme à la Renaissance, avec la proposition des Exercices spirituels. Saint Ignace en phase avec son temps qui reconnaît à l'homme une certaine autonomie, insère l'oraison dans la recherche de la vocation de chacun au coeur du combat de l'Eglise militante Par là, l'orant acquiert, d'une part, une connaissance de soi, et de l'autre une connaissance de Dieu par la connaissance même de son action dans toutes les fibres de son être. Ainsi, le dialogue avec Dieu s'affine tout en se dynamisant. Il ne sent plus le renfermé d'une certaine scolastique qui en était venue à ranger l'oraison dans les catégories de « purification », d'« illumination » et d'« union », presque aussitôt assimilées à des catégories morales. Dans la voie ignatienne, le « coeur à coeur » avec Dieu n'a d'autre finalité que de trouver un juste équilibre en soi entre intelligence et sensibilité pour mieux ordonner son attachement au monde La mystique nuptiale s'élargit alors à l'amour concret, au-delà de toute frontière pour le commun des mortels.
 

Ascétique et mystique


Mais le rationalisme (avec le moralisme sous son masque janséniste) est loin d'avoir dit son dernier mot. Schématiquement, la querelle du quiétisme, à la fin du xs/W siècle, est le point d'aboutissement de la fissure opérée entte les mystiques aspirant au « seul à seul » avec Dieu et les hommes d'Eglise visant l'efficacité dans la prière pour mieux agir sur le monde. L'oraison sera d'autant plus facilement au centre d'une véritable affaire d'Etat qu'elle est liée, dans les milieux « éduqués », à la découverte des profondeurs. La contemplation (sous forme ici de « pur amour ») se trouva, bien malgré elle, en butte à la prière de demande (absorbée par le moralisme) et à la méditation (amalgamée à l'exercice de la raison). Dans le domaine spirituel, tout désintéressement fut suspecté d'être un effet de l'amour-propre.
Dès lors, face à la jansénisation de la vie spirituelle on voua plus que jamais l'oraison de type mystique à la clandestinité, comme en témoigne, au début du XVIII* siècle, un Jean-Pierre de Caussade qui proposa une spiritualité de grand vent, de pure contemplation, où, à l'exemple de la Sainte Famille, l'orant se vit comme dépendant du bon plaisir de Dieu. Or l'état d'abandon semble impliquer, comme pour Jésus, d'être abandonné des auttes, rejeté comme inutile. Cette mystique du « moment présent » ne pouvait être que mal vue à l'heure où tout tendait à êtte « mis en lumière ». Elle apparaît comme une résistance passive au volontarisme, où qu'il se niche : dans la philosophie de l'histoire, le libéralisme, voire dans une évangélisation triomphante. Devançant leur mise à l'écart, les contemplatifs se marginalisèrent alors volontairement de la société, de l'Eglise. Au soupçon porté sur eux par les puissants, ils répondirent par un soupçon plus vif encore vis-à-vis du monde. La Révolution française, on le sait, aura momentanément raison d'eux — jusqu'à leur réhabilitation miraculeuse, un siècle plus tard, dans le secret d'un carmel normand.
« Miraculeuse », oui, car le milieu spirituel ambiant, jusqu'au début du xx* siècle, ne fut guère sensible aux « pauses attentives » chères à Madame Guyon. On ne compte plus, après l'époque romantique, les injonctions à s'engager dans une spiritualité de type militaire pour prendre le monde d'assaut. L'amour de Dieu, auquel conduit l'oraison mobilisée ici pour la « réforme intérieure » de chacun (à fortes connotations doloristes), doit nécessairement se transformer en amour pratique, effectif, comme au début de l'« Apostolat de la prière ». Dans un contexte méfiant par principe vis-à-vis du monde, l'oraison fait donc partie de tout un arsenal d'autodiscipline. Comme s'il s'agissait désormais de mériter Dieu pour avoir part à son amour.
 

Présence au monde et présence à Dieu


Ce temps paraissait déjà bien loin dans les années 20, durant lesquelles l'esprit militaire a, de fait, laissé place à l'esprit militant. Mais, pour l'oraison, avec quelle différence ? La principale, peut-être, tient à ce que la prière militante, propre à l'Action catholique, fut toute tournée vers l'extérieur, vers le sacrifice pour autrui. « Voir, juger, agir » : malgré l'abstraction de façade d'un tel slogan, on devine que, dans toute sa complexité, la réalité est ici assumée à pleines mains. Jean Daniélou, dans sa célèbre synthèse L'oraison, problème politique (1965), s'en fera l'avocat pertinent en appelant toujours et encore à « refaire la société chrétienne ». Mais le volontarisme, pour ne pas dire l'activisme, restait plus que jamais à l'honneur.
Un autte grand témoin de cette époque est sans nul doute Henri Caffarel. Aux abords du Concile Vatican II, il chercha, à travers ses fameux Cahiers d'oraison, à trouver un équilibre entre la « présence au monde » (survalorisée à l'époque) et la « présence à Dieu » (suspectée de faire obstacle à la précédente), autrement dit entre une prière « dans la vie » et une prière « dans le secret »... Bien qu'averti du petit nombre d'hommes et de femmes de prière auxquels il s'adressait, il ne cherchait pas à les réconforter en jetant l'opprobre sur l'indifférence, voire le mépris du plus grand nombre à leur égard. Au contraire il soumettait ses interlocuteurs à rude épreuve en débusquant toute sorte d'illusions, et d'abord celle consistant à penser que, sans effort, on n'arrive à rien, et surtout pas à Dieu. Car l'oraison, selon lui, ne consiste pas d'abord à atteindre Dieu mais à accepter, tel l'enfant prodigue d'être attendu par Lui.
Cette impression justifiée de prêcher dans le désert dès qu'il s'agit d'oraison ne fera que s'accroître dans les années 60, où il est fait appel davantage à l'intelligence qu'à l'expérience de la foi. En effet, la prière a été peu à peu vécue comme une pratique « démobilisatrice », allant contre le monde, ou bien détournant le chrétien de l'action, du service à rendre aux plus pauvres ; bref, comme une activité de rentier, de conservateur. Dans une atmosphère de « tout-politique », la christologie en vogue privilégiait la figure de Jésus sauveur des peuples par rapport à celle du sauveur de chaque personne
A cette « crise » de la prière a succédé, entre 1968 et 1971, une « crise des crises », selon Dominique Bertrand 2. Qu'on en soit venu à suspecter, puis à abandonner purement et simplement l'oraison est symptomatique du fait qu'on avait atteint un point de non-retour dans la frénésie de l'action. Bien des militants qui avaient fait leurs premières armes dans les années 50 commençaient à fatiguer. A trop s'oublier eux-mêmes en faveur des auttes, à mépriser tout retrait, toute ascèse, ils avaient négligé leur vie personnelle familiale et spirituelle, ce qui entraîna une première grande vague de ruptures de toute sorte. La prière fut alors passée aux profits et pertes, au même titre que Dieu, Jésus, l'Eglise et la foi.
Au même moment, trois phénomènes bien distincts sont apparus, dont il est facile aujourd'hui de voir les répercussions :

• Le renouveau charismatique. Ce mouvement de masse a indéniablement marqué en profondeur la relation de beaucoup à l'Eglise, dans le sens d'une plus grande spontanéité dans la confession de leur foi ou d'une plus grande aisance à fêter Dieu, à le louer à temps et à contretemps. Par le fait même, l'accent fut moins mis sur Mt 6,6 que sur Mt 18,20 : « Où deux ou trois se trouvent réunis en son nom, je suis là au milieu d'eux. » Prière de demande incessante des enfants de Dieu, auxquelles répondent de continuelles actions de grâces en commun, elle laisse cependant très peu de place à l'intériorisation des mystères du Christ au moyen de la méditation et de la contemplation, et donc à la maturation spirituelle ; d'où le recours, par exemple, aux adorations du saint sacrement, qui tentent de pallier ce manque.

• L'influence de l'Extrême-Orient.
Passée la griserie des premières années, les « militants fatigués » ont très vite ressenti un besoin de prière, de recueillement. Pas question cependant d'en revenir aux bonnes vieilles méthodes de leur enfance et d'en appeler à la tradition mystique chrétienne, que, pour la plupart, ils n'avaient d'ailleurs connue que de très loin ou qu'ils avaient plus ou moins consciemment contribué à faire oublier. C'est ailleurs qu'ils ont redécouvert la prière, sans se soucier que toute pratique, qu'elle soit islamique, zen ou bouddhiste, est dépendante d'une foi qui la soutient. Du coup, la foi d'origine — chrétienne en l'occurrence — se voit déconsidérée aux yeux de ces ex-militants qui pensent avoir trouvé tout seuls ce qui était depuis longtemps à portée de leur main.

• La redécouverte du corps
est la nouveauté la plus « spectaculaire » de cette époque. N'oublions pas que, dans les années 70, on sortait à peine d'un bon siècle de « jansénisme », durant lequel les expressions corporelles, fort suspectées, étaient appelées à être mortifiées. Le dépassement du « dolorisme » s'est mué en victoire du corps sur l'esprit. Le corps n'était plus cet animal à dompter, mais partie prenante de la quête intérieure. Le « repos en Dieu » suppose désormais le « repos du corps », dont on ne craint plus les expressions qui vont du simple signe de croix à des gestuelles spontanées, dansantes. On sort ainsi du « seul à seul » platonisant, car on prie dorénavant Dieu avec son corps, voire au milieu d'autres corps. Même si le danger serait ici de faire de l'oraison une sorte de « corps à corps » avec Dieu, la dimension somatique est rendue à sa dignité, pour peu qu'elle aussi soit « spiritualisée » afin de permettre l'accueil de Celui qui parle.


L'ère des « orants méditatifs »


Si, dans les années 70, on a pu diviser les orants entte « actifs » et « contemplatifs », de nos jours où beaucoup de non-chrétiens disent prier autant que les chrétiens eux-mêmes, les « méditatifs » régnent en maîtres, et ce pour trois raisons parallèles à celles exposées ci-dessus :

• La peur de devenir comme des enfants.
Tandis que le renouveau charismatique a eu entte auttes pour effet positif de faire redécouvrir la vigueur de l'« esprit d'enfance » au reste de l'Eglise les « méditatifs » (cadres pour la plupart) ont tendance à percevoir l'oraison comme infantilisante un retour mal venu à l'humilité jugée comme une non-valeur, un danger de l'intérieur. Comment parler de « démaîtrise » à ceux qui passent leurs journées à échafauder des projets d'expansion et leurs soirées à se recueillir pour se remettre à l'écoute de leur intériorité ?... Ce sont les mêmes qui s'évertuent à planifier l'avenir de leurs enfants, étouffant dans l'oeuf ce qui les ferait devenir un tant soit peu comme eux et goûter déjà (comme l'a promis Jésus) à la vie éternelle. Dès que possible Us enfoncent dans le crâne de leur progéniture alphabet, calculs, stratégies ; en somme, peur de perdre ou de se perdre. Or c'a toujours été au jeu traditionnel de qui perd gagne que s'est cultivé l'esprit d'enfance, analphabète par essence émerveillé de ce que Dieu honore ses demandes comme à son insu.

Les recherches de compatibilité entre méditation chrétienne et méditation bouddhiste se sont d'elles-mêmes essoufflées au profit d'une recherche de bien-êtte qui ne souffre guère de tiraillement par le haut. L'aspiration au silence n'a qu'un lointain rapport, en dépit des apparences, avec l'aspiration au secret ; car le secret, s'il rompt avec le bavardage quotidien, introduit un dialogue avec Dieu, quand le silence pour lui seul n'appelle que le silence, et donc personne, pas âme qui vive, ni dieu ni diable. La neutralité de la méditation, pratiquée pour elle-même, y a beaucoup aidé. Surtout ne rien demander (à qui d'ailleurs, et à quoi bon ?), ne rien contempler (qui ou quoi d'ailleurs, et à quelle fin ?). Cette méditation se pratique seul ou en groupe : on se vide, et on laisse le soin à ses profondeurs de « faire image » — ce que certains ont tenté de tirer vers la contemplation chrétienne inséparable pourtant d'une radicale « sortie de soi ». Méditation est sagesse alors que contemplation (et même demande à certains égards) est et sera toujours folie aux yeux des sages.

• On peut considérer la redécouverte du corps comme une chose acquise, puisqu'aujourd'hui pratiquement toute la société est devenue sportive. Est-il besoin d'insister sur le culte quotidiennement rendu aux corps fermes et souples, à la beauté tout en muscles ? Comment, dans un tel contexte, le sensible, le sensoriel, n'en retirerait- il pas quelques privilèges au sein de la méditation ? Mais considérer le fait d'« êtte bien dans sa peau » comme le premier critère de consolation laisse supposer que le corps est en soi bon, et jamais une prison dont on ne pourrait sortir — ce qui n'est pas sans conséquence sur notte rapport à la souffrance. A en croire une enquête récente 3, la nouvelle spiritualité, « à l'écoute de son corps », s'attache d'abord à l'amour de soi, puis à la beauté de la nature ; bref, à une approche du mystère de l'existence qui soit palpable, « sentiment océanique » sans besoin d'altérité, de dialogue avec Dieu, comme si la chair et le sang parlaient d'eux-mêmes sans que l'individu ait à passer par ce bien commun qu'est le langage par ce don divin qu'est la Parole.

***

Il y a toujours quelque gêne à voir l'oraison assimilée à une activité humaine comme une autre, quand elle est la seule manière d'accueillir l'action de Dieu en nous. Tout chrétien désireux de garder un équilibre entte prière de demande méditation et contemplation, est aujourd'hui en proie à des difficultés d'autant plus insidieuses qu'elles touchent au coeur de sa foi. Il assiste impuissant à une véritable neutralisation de la prière sous couleur de sagesse, annonciatrice d'un lent embourgeoisement de la vie spirituelle. Mais patriarches et prophètes, jusqu'à Jésus lui-même, n'ont guère hésité à être de véritables éléments perturbateurs pour défier, puis accompagner leur peuple. Or, s'ils ont agi de la sorte c'est que Dieu dans leur prière le leur avait dicté. Ainsi ne peut-on comprendre l'Eglise de l'intérieur, avec ses changements, ses lenteurs, ses joies et ses peines, sans prier, sans enraciner sa méditation dans la Parole, sans se laisser porter par une prière universelle quotidienne. Face aux nouvelles tendances égocentriques, faire oraison, par conséquent, c'est faire acte de résistance en s'engageant dans un dialogue avec l'Autre et, in via, autrui. Un dialogue qui comporte plus souvent qu'on ne le croit — dans le secret, puis au grand jour — une part de risque pour soi.



1. Traduction du Nouveau Testament, Siloé, 1961, p. 12.
2. Cf. Une prière pour aujourd'hui, Desdée de Brouwer, 1975, pp. 15-17. Sur l'analyse de cette époque, nous sommes ici très redevable à cet ouvrage. Entre 1968 et 1978 — preuve s'il en est qu'il y avait péril en la demeure —, diverses personnalités se sont penchées sur le « problème de la prière », comme Albert-Marie Besnard, Antoine Bloom, Marcel Domergue, lacques Ellul, Bemhard Hàring, Jean Laplace, André Louf ou Denis Vasse.
3. Psychologies, n" 181, décembre 1999, pp 66-71