Rien de plus éclairant que de remonter le cours d'un thème spirituel jusqu'à ses sources bibliques et patristiques, en deçà de ses expressions dans les diverses spiritualités chrétiennes. Sa généalogie nous fait alors mieux percevoir son identité spécifique, et les enrichissements de la tradition. Ainsi en est-il du thème du combat spirituel, illustré par les deux méditations centrales des Exercices d'Ignace : le Règne et les deux Etendards (n° 91-98 et 136-137). Comme on le sait, ces méditations furent le point focal de l'expérience d'Ignace à Manrèse. Nous en avons maints témoignages, dont celui de Nadal : « Là, à Manrèse, Dieu lui communiqua les Exercices, et, par cette voie, il le gouverna de telle sorte qu'il se donna tout entier à la gloire de Dieu et au salut des hommes. Ignace comprit cela surtout grâce à deux exercices, celui du Règne et celui des Etendards » 1. Dans le Règne, Ignace met en scène l'appel d'un roi qui, voulant libérer le territoire de ses ennemis, appelle tous ceux qui voudront le suivre, dans la peine comme dans la victoire ; puis il applique cette parabole à l'appel du Christ. Dans les Etendards, il oppose Jérusalem et Babylone et invite à méditer sur les moyens opposés qu'utilisent les protagonistes : richesses, honneur, orgueil sont les trois échelons par lesquels Lucifer entraîne au mal — pauvreté, support des mépris, humilité étant ceux que le Christ enseigne pour conduire à la vraie vie. L'exercice se termine par un colloque pour obtenir la grâce d'être reçu sous l'étendard du Christ.
On a souvent interprété ces textes comme la transposition chrétienne de l'idéal chevaleresque d'Ignace Mais, par-dessous et plus profondément, la vraie source d'inspiration du blessé de Pampelune est à chercher dans les lectures du convalescent de Loyola : la Vita Christi de Ludolphe le Chartreux, le Flos Sanctorum de Jacques de Voragine. Ignace a fait de ces textes une lecture priée, y uouvant grande lumière et consolation intérieure. Ce qui se passait alors dans son « coeur généreux et enflammé de Dieu » était éclairé par les témoignages des saints qui ont combattu pour le Règne du Christ : Onuphre, l'ascète de la Thébaïde, qui, par des pénitences extraordinaires, menait le combat « contre l'ennemi de la nature humaine » (une expression qu'Ignace adopta) ; Augustin qui montrait comment Jérusalem et Babylone sont construites par deux amours ; François et Dominique, ces deux fidèles serviteurs et vaillants lutteurs que la Vierge présentait à son Fils, pour qu'en parcourant le monde ils le soumettent à sa domination..
En somme, Ignace n'a lu que ces deux livres avant Manrèse, mais, à travers eux, « il s'insère dans le grand courant de la tradition historique, dont les dernières vagues viennent baigner son âme » 2 : nous pouvons le remonter facilement jusqu'à Origène et Augustin, les premiers à avoir élargi aux dimensions de l'Eglise le combat spirituel.
 

Le combat spirituel selon Origène


Le Père de Lubac a fait remarquer que c'est à Origène que ce thème, traditionnel dans la morale et l'ascèse chrétiennes, doit son nom, et que c'est à lui également qu'il doit sa symbolique biblique : « Par son interprétation spirituelle, Origène transpose l'histoire des guerres d'Israël, de ses captivités, de ses délivrances, de ses victoires, pour les appliquer à la vie chrétienne. Toute l'Ecriture est pour lui le livre des combats du Seigneur » 3. C'est à lui, en particulier, que l'on doit la fortune de ces deux symboles : la conquête de la Palestine par Josué et l'opposition de Jérusalem et de Babylone comme caractéristiques de la tradition postérieure.
Josué est le premier personnage de la Bible à porter le nom du Sauveur : « La première fois que nous rencontrons le nom de Jésus, c'est sous les traits d'un chef d'armée », écrit Origène. Il promet la victoire à ceux qui voudront le suivre. L'aventure sera grandiose : il s'agit d'exterminer les ennemis et d'établir partout le Règne de Dieu. Cependant, la lutte sera tout intérieure : c'est dans son coeur que chaque soldat aura à résister aux Puissances adverses. Par la vobc de Josué et de son successeur Gédéon, notre Seigneur semble s'adresser à ses disciples : « Si quelqu'un est timide et de coeur craintif, qu'il ne s'enrôle pas pour ma guerre ! Car celui qui voudra me suivre devra porter sa croix à mon exemple. » C'est en nous, en effet, qu'habite la foule de ces vices qui font la guerre à l'âme : « En nous résident les Chananéens, en nous les Périzzites, en nous les Jébuséens (...) En toi est le combat qu'il faut mener, c'est en ton coeur que l'ennemi est tapi. » Ceux qui sont admis à la milice du Christ et veulent combattre sous l'étendard de sa croix doivent donc, avec sa force lui conquérir leurs propres âmes, car « ce qui fut fait en ombre dans chaque cité par le fils de Nun, Josué, est maintenant accompli en vérité par le Seigneur Jésus dans l'âme de chaque croyant ».
Pourtant, ce combat n'est nullement limité à la conscience individuelle. Pour signifier sa portée universelle, Origène a recours au second symbole, l'opposition de deux cités, Babylone et Jérusalem, qu'il trouve cette fois chez Jérémie Entre elles, la lutte est sans merci : « Quelle société peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres, entre le Christ et Bélial ? » Entre le roi dont le joug est suave et le fardeau léger, et celui dont le règne est pesant comme « un disque de plomb », il faut choisir. Mais la frontière est invisible, car les deux cités sont mélangées à l'intérieur de l'âme comme dans l'Eglise : « Tous ceux qui sont d'Israël ne sont pas israélites. » Chacun peut être tour à tour citoyen des deux cités : « Les saints étaient dans Jérusalem et les pécheurs dans Babylone et si ensuite ils se convertissaient, ils revenaient, saints, à Jérusalem. » Ce n'est donc pas pour lui seul que combat le chrétien, car chaque victoire que le plus humble remporte dans le secret de son coeur a une portée universelle, il porte un coup au « grand prince des Assyriens », il affaiblit l'« ennemi commun », il étend au sein de l'Eglise militante le règne établi une fois pour toutes par la croix du Christ : « Le pilon de toute la terre, dont parlait Jérémie (50,23), est de nouveau brisé par chacun de nous quand nous sommes introduits dans l'Eglise et que nous avançons vers la foi, il est broyé et mis en pièces quand nous venons à y progresser. »
Ainsi, selon Origène, le combat spirituel du chrétien est la continuation de celui du Christ qui affronte Satan au désert, du Christ qui triomphe de lui sur la croix et qui descend aux enfers comme notre libérateur. La lutte doit se poursuivre, ou plutôt c'est lui qui la poursuit en nous, dans son corps spirituel qu'est l'Eglise, jusqu'à son retour glorieux. Réalisant en acte et en vérité ce que le baptême montrait en figure, conclut le Père de Lubac, « l'ascèse chrétienne est mystique en sa source. Elle est participation active du baptisé au combat du chef dont il est devenu un membre (...) Le mystère de la vie spirituelle, que traduit en fin de compte le mystère de l'Ecriture, se révèle donc identique au mystère de ce qu'on appellera longtemps après le Corps mystique ».
 

Les deux cités selon Augustin


C'est pourtant à Augustin que l'on doit l'expression la plus achevée de ce symbolisme, et les formules qui traverseront les siècles : « Deux amours ont construit deux cités : l'amour de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu, l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi. » Dans son vaste traité de La Cité de Dieu, fruit de ses longues méditations, Augustin élargit le combat spirituel aux dimensions du monde : ce n'est plus le chrétien isolé qu'il considère, alors même qu'il lutte contre l'ennemi commun, mais c'est le concert, le groupement sous „un chef, l'armée du bien contre l'armée du mal. Il y a deux cités, l'une céleste et l'autre diabolique ; et ces deux cités sont mélangées sur la terre jusqu'au jour où le Seigneur fera le discernement, quand il placera les uns à sa droite et les autres à sa gauche, Jérusalem à sa droite, Babylone à sa gauche : « Ces deux cités, qui forment deux sociétés agissant sous deux rois, Jésus Christ, roi de la cité sainte, et le démon, roi de la cité de la confusion (Babylone signifie "confusion"), seront en guerre l'une contre l'autre jusqu'à la fin des temps, jusqu'à ce que Jésus Christ, roi de sa cité et vainqueur de ses ennemis, dise aux siens : "Venez, les bénis de mon Père." »
Dès maintenant, cependant, nous pouvons les distinguer : « Tous ceux qui ne songent qu'aux biens de ce monde et les préfèrent à Dieu, qui cherchent leurs intérêts et non ceux de Jésus Christ, appartiennent à la cité de Babylone ; tous ceux qui espèrent vers le ciel, qui traversent le monde dans l'horreur du péché et la crainte de Dieu, appartiennent à la cité de Jérusalem, qui a pour roi Jésus Christ. » Cette cupidité qui rend captif a sa source dans l'orgueil, tandis que l'élévation du coeur vers Dieu n'appartient qu'aux humbles. En effet, l'humble se soumet volontiers à ce qui est au-dessus de lui ; tandis que l'orgueilleux, en refusant de se soumettre à Dieu, se sépare de lui et tombe.
Ainsi, l'humilité, qui conduit de la crainte à l'amour, n'est pas la modestie ou la timidité. Elle est la subordination de la volonté humaine à la volonté divine allant jusqu'au renoncement, vérité que reprendra Ignace dans ses « trois manières d'humilité » : « M'abaisser pour qu'en tout j'obéisse à la loi de Dieu notre Seigneur » (Ex. 165). De même, l'orgueil n'est pas l'estime de soi ni la vanité, mais la révolte contre la volonté de Dieu, à l'image du péché des anges « qui ne voulurent pas se servir de leur liberté pour rendre révérence et obéissance à leur Créateur et Seigneur » (Ex. 50).
A maintes reprises, Augustin, reprenant ce thème de l'opposition entre les deux amours, montre la source du conflit entre vices et vertus, et la généalogie des unes et des autres. Interprète et témoin d'une tradition, il lui donne un souffle et une expression dont on retrouve la trace chez les écrivains du Moyen Age et jusqu'à l'époque moderne. Un témoin significatif en est Werner de Kûssenberg, abbé bénédictin de Sankt Blasien, en Forêt Noire, au XII* siècle. Dans son recueil Les Fleurs des saints Pères, il reprend la symbolique augustinienne pour montrer la voie opposée qu'empruntent les uns et les autres. Jésus Christ nous propose trois exemples, dit-il, qui sont comme trois degrés pour arriver jusqu'à lui : la pauvreté, par son mépris des richesses, l'humilité, par son mépris des honneurs, et la patience, en supportant sans se venger les mauvais traitements : « Ainsi, le premier degré est la pauvreté qui nous délivre de l'occasion du péché ; et parce que la pauvreté est méprisée, le second degré est l'humilité, qui va nous faire aimer le mépris à cause de Dieu ; et parce que celui qui est vil est offensé sans égards, le troisième degré est la patience qui nous donne la force d'endurer pour Dieu toutes sortes d'adversités » 4.
Inversement, le démon inspire aux siens l'amour des richesses, pour les gonfler d'orgueil et les conduire ainsi à l'impatience, c'est-à-dire à la révolte et à la violence, par lesquelles il les brise. Reprenant ainsi les matériaux et l'inspiration d'Augustin, Werner les systématise sous une forme claire et pratique, montrant la progression du bien et du mal selon une gradation opposée de trois degrés.
Aux deux peuples, aux deux cités et aux deux rois, Werner ajoute deux milices, propres au temps de l'Eglise militante. Dans la condition commune à tous les baptisés, qui est celle de combattre avec le Christ, il a voulu désigner sous forme symbolique ceux qui, rassemblés sous l'autorité des successeurs des apôtres, sont engagés dans leur mission apostolique. A l'époque où il écrit, alors que saint Bernard prêche la deuxième croisade comme une grande cause de la foi, cette parabole, d'allégorie qu'elle était, devient comme une page d'histoire d'une réalité saisissante.
 

Les deux étendards


Lorsqu'Ignace, à Manrèse, médite le Règne et les Etendards, il n'a lu ni Origène, ni Augustin, ni Werner. Mais il en a recueilli la substantifique moelle dans les ouvrages qu'il avait sous la main à Loyola, ouvrages qui résument sans doute le meilleur de la tradition spirituelle antérieure. Ce sont ces deux méditations qui vont lui servir de clé pour contempler le Christ des évangiles, comme il le dira lui-même à sa manière laconique : « L'appel du roi temporel aide à contempler la vie du Roi éternel » (Ex. 91).
On pourrait disposer les textes de nos quatre auteurs en tableau synoptique : les emprunts sont évidents, et pourtant chacun fait oeuvre originale, comme c'est toujours le cas dans l'authentique tradition. La parabole du Règne joue dans la culture d'Ignace, tout imprégnée de l'idéal de la chevalerie et des échos de la Reconquista, le rôle que joue l'épopée des Croisades dans l'imaginaire de Werner. Et cependant, on peut lire en filigrane derrière la parabole, l'histoire des rois d'Israël telle que l'a lue Origène. Le règne du roi temporel choisi par la main de Dieu est, en quelque sorte, une parabole biblique, l'ancien testament d'Ignace 5. Lisant le récit de Gédéon, Origène y voyait le Christ : « Le Seigneur est venu, fort dans le combat, détruire tous ses ennemis. » Ignace, considérant le projet de ce roi humain de  « conquérir toute la terre des infidèles », y voit aussi le Christ, Roi éternel, appelant tout l'univers et chacun en particulier, disant : « Ma volonté est de conquérir le monde entier et tous les ennemis et d'entrer ainsi dans la gloire de mon Père » (Ex. 95). Gédéon, selon les mots d'Origène, ne parle pas à ses compagnons d'armes d'autres façons que le roi d'Ignace : « Si quelqu'un est timide et de coeur craintif, qu'il ne s'enrôle pas pour ma guerre ! »
Ignace reprend donc de la tradition la séquence de l'appel du Christ et du combat spirituel, l'opposition des deux cités, ainsi que l'idée des trois degrés d'humilité. Mais il façonne l'ensemble dans la perspective de l'Eglise apostolique : si le Christ choisit des disciples, ce n'est pas d'abord pour eux-mêmes, mais pour les envoyer aider tous les hommes. C'est en les aidant qu'ils s'aideront eux-mêmes. A rencontre du Malin qui lance filets et chaînes par la convoitise des richesses, « pour que les hommes en viennent plus facilement au vain honneur du monde et, par là, à un immense orgueil », les disciples doivent au contraire les entraîner à la suprême pauvreté spirituelle, puis au désir des humiliations et des mépris, car de ces deux choses résulte l'humilité ; « et par ces trois échelons, ils doivent amener à toutes les autres vertus ». Ignace voulait aider les âmes à sortir de l'engrenage, à recouvrer dans la grâce la vraie liberté, celle qui permet d'aimer davantage, de choisir le meilleur, de trouver Dieu en toutes choses.
 
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Deux amours se font la guerre, celui d'en bas qui pousse à s'exalter par une orgueilleuse suffisance, et celui d'en haut qui inspire de s'abaisser jusqu'à préférer passer pour fou à cause du Christ. L'originalité d'Ignace consiste à prendre appui sur le dynamisme caché et perverti du premier pour, en le convertissant, le mettre au service du second. De plus, alors que Werner place au terme du chemin le support des mépris et des humiliations, Ignace en fait le moyen d'acquérir l'humilité en imitant le Christ de plus près. On peut reconnaître à ce trait le caractère pratique des Exercices, et aussi leur insistance sur l'humilité qui est au coeur de l'amour. A la fin de sa vie, Ignace écrivait dans son Journal spirituel : « Il me semblait que l'humilité, la révérence et le respect ne devaient pas être craintifs, mais amoureux. Et cela s'affermissait tellement dans mon âme que je ne pouvais que répéter : "Donne-moi l'humilité amoureuse" » 6.
Cette humilité est en quête du vouloir divin, car elle sait que l'amour ne se montre pas dans les paroles, mais dans l'union des volontés. Et c'est pourquoi, si la consolation et la désolation sont, chez les « commençants », l'objet du discernement des esprits, au point que le combat spirituel consiste à résister à la désolation, ce même discernement devient plus subtil chez les « progressants », lorsque l'ange mauvais se transforme en ange de lumière, pour « entrer dans les vues de l'âme fidèle et l'entraîner ensuite dans ses tromperies et intentions perverses » (Ex. 332). Aussi le discernement des motions intérieures va-t-il alors de pair avec la connaissance objective des deux voies exprimées par les Etendards, « les tromperies du mauvais chef et la vraie vie qu'enseigne le souverain et vrai capitaine ».
On ne s'engage pas dans ce combat de son propre mouvement — et c'est encore un des traits des Exercices. On offre sa personne pour le combat que mène le Christ en son Eglise, en agissant contre l'amour charnel et mondain, et en demandant d'être choisi et reçu sous son étendard, afin de vivre ainsi le mystérieux paradoxe de l'amour. Car, comme l'a encore fait remarquer Augustin, « il arrive que celui qui s'aime lui-même, et non pas Dieu, ne s'aime pas lui-même ; au lieu que celui qui aime Dieu, et non pas soi-même s'aime soi-même ». Tel est l'enjeu de ce combat : on n'y remporte de victoire qu'en sortant de soi-même, conquête qui est de plus en plus l'accueil d'un autre au coeur de son élan.




1. Dialogues sur l'Institut, MHSI, 613, n ' 9.
2. Hugo Rahner, La genèse des Exercices, Desdée de Brouwer, coll « Christus », 1989, p 47.
3. Histoire et esprit, Desdée de Brouwer, 1973, p 187 On trouvera dans ce livre les références des citations d'Origène.
4. Ferdinand Tournier, « Les deux cités dans la littérature chrétienne », Etudes, n° 123, juin 1910, p 650.
5 Comme on l'a souvent fait remarquer, c'est en fonction de l'« ancien testament » de chacun, de son idéal humain et de ses valeurs, que la parabole du Règne doit être proposée
6. Ecrits, Desdée de Brouwer, coll. « Christus », 1991, p 362