On parle plus volontiers aujourd'hui de l'amour d'autrui, ou même de l'amour de soi, que de l'amour de Dieu. Celui-ci paraît un peu abstrait à notre temps. Il n'en a pas toujours été ainsi. Le xvne siècle y était particulièrement sensible et enseignait que cet amour a une histoire. Une abondante littérature spirituelle expliquait, après François de Sales, que, de « petit amour imparfait » dans ses commencements, l'amour de Dieu peut, s'il accepte une purification, progresser vers un « amour pur et désintéressé », qui est la « maturité de l'amour » 1. Il a"certes un lien intime avec l'amour du prochain, et les carences de celui-ci l'affectent profondément, mais sa marque propre est la manière dont celui qui aime se rapporte à soi. Le débat portait alors sur la division de notre volonté, c'est-à-dire la façon spontanée que nous avons d'aimer Dieu pour nous-mêmes, pour ce que nous recevons de lui, au lieu de l'aimer  « pour lui-même ». Les spirituels appelaient « amour-propre » cet amour « recourbé » sur soi. Ils voyaient là l'obstacle principal à l'amour pur, caractéristique de l'état d'une âme parvenue à l'union à Dieu. Tel était le fond d'une querelle dont les épisodes émaillèrent le siècle pour s'achever dans un malheureux procès du « pur amour ».
Ce n'est pas ici le lieu de retracer cette histoire. On évoquera seulement la continuité d'une tradition, pour s'arrêter à quelques enjeux du conflit apparu au xvn' siècle : de quelle expérience s'agissait-il ? que lui reprochait-on ? pourquoi parut-elle si dérangeante ? Peut-être n'est-il pas inutile de réentendre aujourd'hui, parmi les voix qui tentèrent de la faire comprendre, celle de trois évêques : François de Sales (t 1622), Jean-Pierre Camus (t 1652) et Fénelon (t 1715). Pour eux, l'amour pur n'était pas une question oiseuse, mais le coeur du christianisme. Il en allait de la charité chrétienne elle-même 2.
 

Une tradition spirituelle constante


Une remarque s'impose en abordant un tel sujet. Certains se plaisent à dire que l'amour pur était la tradition d'une « école » particulière du christianisme, une sorte de chaîne ininterrompue d'adeptes et théoriciens d'une expérience rare, et pour cela même quasi secrète, éloignée de la tradition commune ; en somme, un ésotérisme. Les mystiques ou leurs directeurs, qui en parlaient du dedans, disaient au conttaire que ce langage ne faisait que reprendre — selon le mot de Fénelon — « une tradition constante et décisive » en christianisme. Dès les origines, en effet, la méditation sur le premier commandement de la Loi et la force qu'il prend dans la bouche de Jésus, poussa les fidèles à s'entretenir de ce qui se passait dans l'accueil du don de Dieu, d'où naissent louange, lumière et vigueur d'évangile. Elle inspira les contemplations de l'évangéliste Jean et les percées fulgurantes de l'apôtre Paul, suscita la foule des « chercheurs de Dieu », martyrs et moines des temps anciens, docteurs, inventeurs et missionnaires. Elle soutint d'innombrables saints et mystiques, hommes ou femmes de toute culture, qui, en fondant leurs voix, produisirent une langue brûlante souvent très concrète et symbolique, parfois aussi subtile paradoxale, excessive. Ce discours amoureux qui parle de silence et d'incapacité à dire, n'en finit pas de confier les secrets des « sentiers », des « jardins », des « palais » et des « noces » de l'amour divin. Il pousse à l'extrême sa logique en imaginant des situations « impossibles », où la préférence pour Dieu éclaterait enfin. Il détaille à l'infini ses qualités : « saint », « sacré », « divin », « haut », « infus », « véritable », « entier », « désintéressé », « paisible », « passif », « parfait », « beau », « fin » ou « pur ».
Finalement, au xvii' siècle le « pur amour » en vint à constituer une notion centrale de la théologie spirituelle autour de laquelle se cristallisèrent les débats. Cet amour ne dispensait ni des apprentissages ni des nuits, il n'arrachait pas les croyants à leur condition humaine et ne les plaçait pas en deçà de la loi de Dieu ou au-dessus de la foi commune, mais les poussait à dire, dans l'urgence et la conscience d'une « dignation » divine, ce qui arrive lorsque l'attrait de la grâce conduit, au travers de l'épreuve, à un amour unique de Dieu. Amour exclusif, sans concurrence et sans mélange d'autres motifs d'aimer que Dieu lui-même ; amour désintéressé, qui cherche Dieu non comme « l'instrument de notre félicité, de notre perfection », mais parce qu'il veut la gloire, la volonté et le bon plaisir de l'aimé ; amour bannissant et la convoitise de l'avare et la crainte de l'esclave ; amour, enfin, non programmable ni maîtrisable même par des exercices, et voie d'une étroite union avec le Dieu principe et fin. C'était, en somme, une manière de dire que la promesse évangélique de « voir Dieu », faite au « coeur pur » et au « regard simple », pouvait trouver ici-bas un commencement de réalisation en attente d'un accomplissement dans l'au-delà.
Sans nier la fluidité de la conscience ni les variations des inclinations naturelles, ce langage de l'amour pur ou purifié tentait d'exprimer un état habituel de l'âme stabilisée en Dieu, une permanence de l'état de « grâce » actualisé dans l'union d'amitié avec Dieu. Selon les aspects envisagés, cet état s'appelait de façon équivalente « désappropriation de soi » et « indifférence à tout ce qui n'est pas Dieu », « anéantissement » et « perte de soi dans l'amour surabondant de Dieu », « abandon à la Providence », « passiveté de la volonté » étonnée de se sentir incluse dans la volonté divine, « repos du coeur », « simplicité » et « paix », ou même « déiformité ». Toutefois, la qualité de « pur » rappelait l'opération essentielle qui marquait le chemin : la transformation de l'amour par la foi en la grâce divine victorieuse de l'esprit « propriétaire ».
Ce langage avait souvent paru, depuis le Moyen Age, nouveau et dangereux. Il était arrivé plus d'une fois à l'Inquisition de confondre pur amour et illuminisme, et de brûler des personnes suspectées plutôt que de clarifier ce qu'elles vivaient. Au xvii' siècle la querelle se poursuivit au grand jour. Plusieurs ordres religieux furent troublés par ses remous, et des laïcs, particulièrement des femmes, furent souvent inquiétés. Mais la peur de possibles désordres moraux ou de l'hérésie risquait aussi d'aveugler les censeurs sur une question essentielle. On vit alors des évêques, et non des moindres comme Camus en 1641, entrer en lice : « Qui penserait que le pur amour de Dieu eût besoin d'apologie ? Il a néanmoins nécessité de secours ; autrement il nous faudra dire de lui ce que dit le Prophète à un autre sujet : "Voilà comme le juste meurt, et personne n'en a pitié en son coeur" » 3.
Quarante ans plus tard, le conflit rebondit autour d'un écrit de Madame Guyon sur un « moyen court, facile et assuré de parvenir à l'union à Dieu ». Il connut un paroxysme en 1697, avec le procès tenu à Rome contre Fénelon et son Explication des maximes des saints. Cette fois, l'amour pur fut réduit au silence. On avait épuré la langue, obtenu la soumission de l'accusé sur quelques formules, mais avait-on vraiment honoré le « tu aimeras... ton Dieu », celui qui est « au milieu de toi » ? L'expression de « pur amour » serait désormais tenue pour ambiguë et obsolète.
 

L'amour pur : un amour simplifiant


La question posée par l'amour pur éclate, en fait, dans plusieurs directions. La première et la plus apparente concerne le changement qui se produit dans le fidèle lorsque le souci de lui-même se modifie considérablement. Non qu'il méprise son bien, néglige ses devoirs ou la pratique des vertus. Son attention reste vigilante. Il ne se hait pas non plus, à proprement parler : au conttaire. Mais il a une nouvelle manière de se rapporter à lui-même. Sa volonté, toujours plus centrée sur la volonté et le bon plaisir de Dieu qui lui sont connus, s'est débarrassée des recherches et retours, des inquiétudes et scrupules que l'amour-propre suscitait sans cesse. Un dépouillement s'est opéré qui fait trouver la bonne distance de soi à soi, sous le regard de Dieu. On pourrait dire aujourd'hui que le sujet a perdu certaines images, trop adhérentes à son mental.
Les termes qui décrivent ce « pays inconnu », comme disait Marguerite Porète, le présentent comme l'expérience, d'abord intermittente puis, peu à peu, plus habituelle, d'une désappropriation et d'une grande paix. Un dépassement se produit, que manifestent certains dégoûts, ennuis ou impuissances, dans la prière comme dans l'action, et que guide un attrait puissant à s'en remettre à la conduite de l'Esprit de Dieu. L'efficacité de certaines méthodes de méditation cesse. L'empressement et l'excitation, au-dehors ou au-dedans, ne sont plus de mise. Les vertus sont exercées sans préoccupation excessive, toujours rapportées à la vie en Dieu. L'âme vit plus aisément qu'autrefois la confusion qu'elle retire de ses manquements et de ses erreurs, ou l'abjection qui est son lot. Son désir se modifie et son poids la porte sans retard à ce que Dieu veut ou peut vouloir d'elle, y compris dans le progrès spirituel. Une paix intime et profonde s'installe.
Le langage de l'union se fait parlant. Le croyant dit avoir perdu sa volonté ; non qu'il soit sans volonté du tout, mais il dit ne pouvoir vouloir que ce que Dieu veut, sans l'anticiper, en suivant pas à pas ses appels et son mouvement, tels qu'ils se font connaître à lui. C'est l'état de « sainte indifférence » qui n'est pas du tout de ne rien vouloir, mais, comme le rappelle Fénelon, une « détermination réelle et positive » à vouloir ce que Dieu veut. Il s'accompagne d'un non-savoir sur soi qui est plutôt un savoir du rien de soi. Rien d'extraordinaire ou de miraculeux en cet état, mais une marche dans l'obscurité de la foi, « tranquille et paisible » tout autant que « désintéressée », où les paroles évangéliques prennent, à l'occasion, un relief saisissant et où l'amour s'échappe en cantique, en réconfort pour le prochain ou en prophétie.
Somme toute, une expérience de vide et de plénitude, un « pâtir » de l'action divine en la « cime de l'esprit » et la « pointe de l'âme », et, en même temps, une conscience très humble, qui donne, à l'extérieur, une simplicité et ingénuité enfantines, une apparence toute commune et un réel amour d'autrui. Peut-être faut-il reconnaître ici une sorte d'anticipation eschatologique s'inscrivant dans notre histoire, qui rend l'être capable d'aimer et de s'aimer autrement, sans se crisper. « Il s'aime, mais il ne s'aime que pour l'amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait », dira Fénelon. Etrangeté qui ne signifie toutefois pas éloignement, car « Dieu se met pour ainsi dire entre moi et moi-même, il me sépare d'avec moi-même ; il veut être plus près de moi par le pur amour que je ne le suis de moi-même » 4.
 

Une portée critique


La seconde question posée par l'amour pur concerne la distance que cette expérience creuse par rapport à certaines représentations de l'action divine. Deux types de représentation reviennent en effet sans cesse dans les discussions du xvif siècle, celle d'un Dieu pourvoyeur de notre béatitude et celle d'un Dieu miroir où nous cherchons notre propre image plutôt que de chercher la sienne en nous.
L'inquiétude des pasteurs fut d'abord qu'une prédication de l'amour pur, perçue comme une « nouveauté », ne heurte de front le fragile équilibre de la religion populaire assoiffée de paradis. Il leur fallait traiter une grande détresse accrue par l'ignorance et une culpabilité pesante (que d'ailleurs, ils contribuaient peut-êtte à entretenir). Ils offraient pour cela des pratiques de piété ou de dévotion sur lesquelles on comptait souvent plus, pour se procurer le salut, que sur la foi en Dieu (la hantise de « gagner des indulgences » est une de ces dérives). Convenait-il, en rappelant le premier commandement, de paraître mésestimer cette réalité et de risquer d'anéantir la religion « intéressée » et imparfaite ? C'était la crainte de certains.
La question se posait à propos de la pénitence et de la qualité du repentir. Elle touchait aussi la prédication des fins dernières et de l'appel à la conversion. Des confesseurs se disaient qu'après tout la pureté des motifs d'aimer Dieu importait moins que l'exactitude à poser les actes des vertus. L'interrogation, sans doute prudente manifestait en tout cas l'idée que les pasteurs se faisaient de la vie spirituelle et de leur rôle auprès de leurs dirigé(e)s. Le souci de mettre l'appel chrétien à la portée de tous devait-il cependant conduire à rabaisser cet appel ? Le risque n'échappa pas à Camus, lui-même prédicateur de l'amour pur, qui en fit l'objet d'un livre : Le directeur désintéressé. Et la violence des propos échangés entre positions adverses révèle la profondeur de l'angoisse soulevée.
Le conflit prit par la suite une autre direction quand fut jugé l'ouvrage de Fénelon. Les formes de l'amour intéressé sur lesquelles portait le débat étaient ici plus intérieures. Ce qui était en procès, c'était moins l'aveuglement d'esprits appesantis par la « crainte servile et mercenaire » ou le risque de minimiser les actes de vertu et de religion, mais davantage la brillance des images qui surviennent dans la vie spirituelle lorsque l'âme a acquis une certaine vertu et une certaine sagesse, et qui risquent d'arrêter son progrès. L'intérêt prend alors la forme d'un attachement aux vues propres, aux consolations dans l'oraison et aux vertus acquises. Fénelon dresse de cette « justice pharisienne » un tableau impitoyable :
 
« On veut s'appuyer sur cette justice comme sur sa propre force... On prend plaisir à se voir juste, à se sentir fort, à se mirer dans sa vertu... L'attachement à cette vue de nos vertus les salit, nourrit notre amour-propre, et nous empêche de nous détacher de nous-mêmes. De là vient que tant d'âmes, d'ailleurs droites et pleines de bons désirs, ne font que tournoyer autour d'elles-mêmes sans avancer jamais vers Dieu. Sous prétexte de vouloir conserver ce témoignage intérieur, elles s'occupent toujours d'elles-mêmes avec complaisance ; elles craignent autant de se perdre de vue que d'autres craindraient de s'écarter de Dieu ; elles veulent toujours voir un certain anangement de vertus composées à leur mode ; elles veulent toujours goûter le plaisir d'être agréables à Dieu » 5.

Il y a donc goûter et goûter, et il y a toujours à perdre, comme le disait Jésus, pour aimer d'un amour véritable. Se garder de s'appuyer sur ses oeuvres, sentiments ou vertus, et se fier à Dieu, telle est la voie de la foi. Seul l'amour de Dieu cherché et accueilli pour lui-même, par-dessus les satisfactions de l'amour-propre ou de la conscience vertueuse, dépouillera peu à peu l'âme de cette fausse sagesse pour la remplir de lui, il la décentrera d'elle-même pour la redresser vers lui. L'épreuve multiforme de la vie est le lieu de cette opération. L'oraison en constitue le creuset. François de Sales décrit ainsi la purification qui s'opère dans l'oraison de repos, « en laquelle la volonté n'agit que par un très simple acquiescement au bon plaisir divin » :
 
« C'est une quiétude souverainement excellente, d'autant qu'elle est pure de toute sorte d'intérêt les facultés de l'âme n'y prenant aucun contentement, ni même la volonté, sinon en sa suprême pointe, en laquelle elle se contente de n'avoir aucun autre contentement sinon celui d'être sans contentement, pour l'amour du contentement et bon plaisir de son Dieu, dans lequel elle se repose » 6.

En somme, les défenseurs de l'amour s'inscrivent dans la ligne d'une confiance prudente plutôt que dans celle de la peur. Sans condamner l'amour « mélangé », encore occupé de lui-même, ils y voient une étape à respecter, tant que l'âme ne se sent pas appelée plus haut, mais non point un motif de se dérober à cet appel. Il ne s'agit pas ici de loi, mais de liberté de l'Esprit en nous.


Un langage dérangeant


Si étonnant que cela puisse paraître aujourd'hui, le dérangement causé par ce langage fut considérable. L'amour pur heurtait la prétention de l'esprit humain de jauger les profondeurs divines. Paradoxalement, c'était au nom de la raison amoureuse d'ordre que les adversaires du pur amour s'opposaient à l'entrée de la raison dans l'ordre de l'amour. Or Fénelon, pas plus que François de Sales, n'a jamais dit que la théologie mystique était la seule théologie ayant lui-même pratiqué la théologie spéculative. Il a en outre montté qu'il n'y avait rien dans les « maximes des saints » qui bousculât vraiment les facultés rationnelles, pour peu qu'elles se réfèrent au mouvement de l'esprit qui ne consiste pas seulement à maîtriser des concepts concernant le monde ou le donné de la foi. Mais il a soutenu que la raison, à partir de ce qu'elle appréhende est appelée à s'ouvrir à une réalité qui la dépasse, qu'elle pressent, et que seul l'Esprit de Dieu fait connaître.
Finalement, ce n'est pas à un sujet compris comme un cogito transparent à lui-même à un mental prétentieux, que renvoie l'expérience décrite en termes d'amour pur, mais bien plutôt à un être dont la consistance est d'être « image » de Dieu appelée à entrer dans une « ressemblance ». Le sujet se perçoit alors dans un « écoulement » perpétuel, mais, à la différence de ce que peut être l'expérience bouddhiste de l'impermanence il trouve sa stabilité à se fier et « demeurer » en Dieu.
 
« le ne suis pas, ô mon Dieu, ce qui est : hélas ! je suis presque ce qui n'est pas. le me vois comme un milieu incompréhensible entre le néant et l'être : je suis celui qui a été ; je suis celui qui sera ; je suis celui qui n'est plus ce qu'il a été ; je suis qui n'est pas encore ce qu'il sera, et dans cet entre-deux, que suis-je ? un je ne sais quoi qui ne peut s'arrêter en soi, qui n'a aucune consistance, qui s'écoule rapidement comme l'eau ; un je ne sais quoi que je ne puis saisir» 7.

Une certaine vision de l'être humain était donc en cause en ce temps qui vit Descartes s'imposer et où la Contre-Réforme conduisait à cimenter l'appareil conceptuel. Il y avait aussi la peur viscérale qui monte lorsque les attachements humains établis ou sécurisants sont touchés. Les demi-mesures, contrefaçons, artifices, prétextes, ne tiennent plus. Car l'amour ne transige pas sur le don désintéressé que Dieu veut faire de son Esprit. Et s'il lui arrive parfois d'en recevoir les arrhes, ce n'est pas pour se bercer d'émotions religieuses ou pratiquer l'arrêt sur image, mais pour en féliciter Dieu.
Du coup, le langage de l'amour pur était reçu comme une critique de bien des rigidités institutionnelles. Il manifestait une certaine liberté du fidèle perçue par les tenants de l'ordre comme une émancipation intolérable. Il faisait apparaître la sclérose des relations ou de pouvoirs exercés en mode de domination et qui n'ont jamais rien à apprendre des subordonnés. Il pointait certaines déviations plus soucieuses de conformisme que d'éveil et de progrès spirituel. Il rappelait que le Dieu qui cherche notre amour se charge parfois de nous désapproprier de telles prétentions : il « ôte », y compris par ce que certains mystiques vivent comme une « destruction ».
Finalement, parler d'amour pur était une manière de dire ce qui se passe lorsque quelqu'un se soucie d'honorer l'orientation fondamentale donnée par la Révélation au coeur humain, une manière d'en dire à la fois l'illimité et l'espérance. Un cercle déploie l'horizon de nos amours : de Dieu, de soi et d'autrui. Il en indique la source et le fondement en un Dieu vivant en lui-même et tourné vers nous, la racine en nous-mêmes et le visage dans notre relation à autrui. En réalité, ces trois axes ne font pas nombre, et c'est l'accueil de l'amour premier de Dieu qui fait la qualité et le lien intime des deux autres. Camus le dit à sa façon, simple et claire : « La vraie charité (...) porte à Dieu le coeur qu'elle anime et l'arrête là sans revenir à l'intérêt de l'amant, elle porte à Dieu l'amour du prochain et de toutes choses, sans revenir par après à ces choses, sinon autant qu'il importe à l'honneur et à la gloire de Dieu » 8.
 
* * *

Familier au xvne siècle, un peu étrange au nôtre, le thème de l'amour pur a certainement de quoi nous faire réfléchir. Il fait apparaître que l'amour de Dieu ne ruine pas l'amour de soi mais le libère des illusions ou des pseudo-prétentions, voire même de la crainte de se perdre soi-même. En ce sens, il le promeut, le fait émerger et le pacifie. Il permet aussi d'éclairer ce qui touche à l'amour du prochain.
Car comment devenir l'ami d'autrui, si on n'a pas trouvé le chemin pour devenir, selon le mot d'Augustin, un « véritable ami de soi-même »? En revanche si l'amour de Dieu et l'amour de soi sont purifiés, le rapport aux autres trouve sa vérité. Au-delà du problème de l'amour pur, il faut cependant reconnaître que deux questions, qui n'occupent pas au XVII* siècle le devant de la scène, sont apparues à l'époque moderne. D'une part, comment aimer les auttes pour eux-mêmes si on les aime « en Dieu, pour Dieu et selon Dieu », comme le rappellent sans cesse les spirituels du xvii* siècle ? D'autre part, comment l'amour des autres peut-il contribuer, de manière analogue à l'oraison, à approfondir l'amour de Dieu ? Aujourd'hui comme hier, c'est sans doute l'expérience pour peu qu'elle soit en mesure de se réfléchir, qui ouvre la voie de la réponse.



1. Traité de l'amour de Dieu, I, 18
2. On notera que chacun de ces évêques eut un échange suivi avec une femme vivant une expérience spirituelle profonde : François de Sales vécut une longue amitié avec Jeanne de Chantai ; Camus, disciple du précédent, dirigea un moment Louise de Marillac avant de l'orienter vers Vincent de Paul ; et Fénelon eut une communication bénéfique, quoique difficile, avec Madame Guyon L'influence de ces dialogues sur leur propre langage ne peut être méconnue.
3. Défense du pur amour, p. 1
4. OEuvres I, Gallimard, 1983, pp. 659 et 701

5. Idem, p. 646
6. Op. cit., VI, 11.
7. Fénelon, Traité de l'existence de Dieu (OEuvres, éd. Martin, I, p. 109), cité par Denise Leduc- Lafayette dans un petit livre qui me parait ce qui a été écrit de meilleur sur la question : Fénelon et l'amour de Dieu, PUF, 1996.
8. Op cit., p 250.