C’est un tertre où l’on a l’habitude de crucifier les condamnés. Aujourd’hui, ils sont trois et tant d’autres le long des voies romaines, exposés au mépris et à l’horreur d’une agonie sans compassion. Celui au milieu des « deux autres » semble avoir une stature exceptionnelle, car c’est lui, surtout, qui est gardé, hué par les notables et quelques misérables à leur solde. Mais c’est aussi pour lui que s’attroupent les braves gens, ces « foules qui s’étaient rassemblées pour ce spectacle », ainsi que « ses amis et des femmes, nombreuses, qui regardaient, à distance ».
 

Déni de justice


Quelques-unes de ces femmes se sont approchées. Elles ont rejoint la mère du condamné et son disciple bien-aimé. Parce qu’une ténèbre étrange est tombée en plein midi, elles devaient venir sonder l’inexplicable. Or voici qu’une longue plainte s’élève. Ce n’est pas la lamentation rituelle des femmes de Jérusalem que le Christ a estimée vaine et inappropriée. C’est un gémissement jailli des profondeurs de la foi blessée, un psaume au Dieu vivant qui paraît laisser faire :
 
« Seigneur, mon Dieu et mon salut, dans cette nuit où je crie en ta présence, que ma prière parvienne jusqu’à toi, ouvre l’oreille à ma plainte ! Nos chefs ont condamné l’innocent. Cela, nous l’avons expérimenté tant de fois que les plus vieux ne s’en étonnent plus. Mais ce juste-ci, mis au rang des coupables sans que tu interviennes ! Dieu qui te tais et cautionnes par ton silence cette parodie de juge­ment ! Il a guéri les sourds et c’est toi qui n’entends pas, il a ouvert les yeux aux aveugles et c’est toi qui ne regardes pas ! Il a fait parler les muets et c’est toi qui ne réponds pas ! Qui peut comprendre cet événement insoutenable au coeur de la nuit, tandis que le supplicié adresse au Ciel un pourquoi sans réponse ? Vas-tu vraiment faire périr le juste avec le coupable ? Tu ne l’as pas fait pour Lot qui n’avait pas autant de justice, tu ne l’avais pas fait pour Noé, le rescapé au nom de l’humanité. Les méchants ricanent. Mais celui-ci n’est-il donc pas le Messie qui doit accomplir les Écritures selon lesquelles seront exterminés ceux qui faussent les débats du tribunal et font tomber l’innocent par leur mensonge ? Les gardes ont jeté les dés et ils sont allés jusqu’à faire de sa tunique sans couture un objet de loterie. Le breuvage vinaigré contenu dans ce vase n’a pas apaisé la brûlure de ses lèvres. On épilogue sur l’écriteau aux termes ambigus fiché au-dessus de sa tête. Nos larmes qui s’écoulent avec son sang, tu ne veux pas les recueillir ! »
 
Le cri n’a pas rencontré d’écho. Il est allé se noyer dans l’obscu­rité familière des souffrances ultimes. Car la terre qui a bu le sang de l’innocent se rebelle une nouvelle fois, comme à l’origine, aux jours du crime de Caïn. Elle ne peut plus laisser percer la moindre lumière. Sa compagne est la ténèbre qui s’épaissit.
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