Ignace eut toute sa vie pour Notre Dame un amour privilégié. Ceux qui vécurent avec lui nous en ont laissé de nombreux témoignages. Avant même les grandes illuminations de Manrèse, il éprouvait, au dire de Lafnez, « une dévotion spéciale pour Notre Dame » — instinct spirituel qui va s'édairant et se purifiant. Depuis les jours où le chevalier, « d'esprit encore militaire » 1, rêvait de « venger l'honneur de Notre Dame », depuis les mystérieuses apparitions où il la voyait « des yeux intérieurs » 2, jusqu'aux sommets de plénitude mystique où la Mère de Dieu « l'aidait auprès de son Fils et auprès du Père » 3, sa vie entière est marquée du signe de Notre Dame. Plutôt qu'il ne parle d'elle (à peine l'évoque-t-il deux ou trois fois dans ses lettres), il se place sous sa protection à tous les moments décisifs de son destin. Offrande de sa chasteté « à Notre Dame », veillée d'armes devant la Vierge de Montserrat, voeux de Montmartre en la fête de l'Assomption 1534, première messe dans la basilique de Sainte-Marie-Majeure, profession à l'autel de la Vierge de Saint-Paul-hors-les-Murs, etc. : c'est toute la vie d'Ignace que nous pourrions suivre pour montrer comment son ascension spirituelle se déroula « en présence de la Vierge Marie ».
L'amour qui s'exprime ainsi dans la vie du chevalier, du pèlerin et du mystique, relève d'une expérience intérieure dont nous pouvons saisir les grandes lignes à travers les Exercices. Ce livret contient, en actes plus qu'en doctrine, toute la spiritualité ignatienne. La présence de Notre Dame y revêt une signification originale qu'il nous faut mettre en lumière.
 

LA SUITE DES MYSTÈRES


Les textes qui, dans les Exercices, font mention de la Vierge Marie sont de deux sortes. Les uns évoquent les mystères de sa vie, en relation avec ceux de la vie du Christ méditée à partir de la seconde semaine. Les autres proposent au retraitant certaines rencontres privilégiées avec Notre Dame, suivant les états d'âme que le rythme de la méthode ignatienne lui fait éprouver. En étudiant ces deux séries de textes, nous serons amenés à préciser quelles voies spirituelles ils nous ouvrent.
 

Le consentement de Marie


Après la solennelle contemplation de « la vie du Roi étemel », les Exercices nous introduisent dans le cyde évangélique en nous faisant d'abord adorer « notre Seigneur nouvellement incarné » dans le sein de la Vierge Marie (101). La scène de l'Annondation, qui précède et inaugure la vie du Christ, nous est présentée dans les perspectives chères à Ignace. Non pas du tout une scène à la Fra Angelico, réduite à la seule chambre où prie Notre Dame et où surgit l'Ange porteur du message. Mais le vaste tableau de l'histoire du salut du monde sur lequel se détachent les deux personnages et la petite maison elle-même de Nazareth. Dans cet instant du temps humain parvenu à sa « plénitude », la chambre de Notre Dame est le lieu de rencontre entre Dieu qui se donne et l'humanité qui reçoit. Chaque étape de la contemplation nous oblige à garder les yeux fixés à la fois sur la Trinité qui sauve sur le monde plongé dans le péché, et sur la Vierge en qui va s'opérer et s'opère l'union du Dieu sauveur et de l'homme sauvé.
Le péché rend spirituellement « aveugle » ; il durcit les coeurs dans la haine de Dieu ; il est mort et puissance de mort (106-108). En contraste avec lui, la Vierge, saluée par l'Ange, est toute lumière ; elle ne parle que pour accepter le don de Dieu ; son activité essentielle est de « s'humilier et de rendre grâces ».
Le mystère de Marie ne s'affirme donc qu'en relation avec l'universalité du péché et l'universalité du salut, comme étant déjà le mystère de l'Eglise, c'est-à-dire de l'humanité croyante et sauvée Pour rester ignatienne cette méditation ne doit jamais dissoder les deux tableaux de l'Incarnation et de l'Annondation, mais s'élargir sans cesse aux dimensions de l'univers créé et racheté. Il ne s'agit nullement de s'attarder à des analyses psychologiques ou morales, mais de vivre en Marie et avec elle le mystère messianique du Dieu attendu, désiré et donné.
Le « colloque » final de cette contemplation, qu'il s'adresse aux Personnes divines, au Verbe incarné ou à Notre Dame, nous entraîne en définitive à « suivre et imiter notre Seigneur », et donc à faire nôtre cette histoire du salut du monde
La contemplation qui suit va encore dans le même sens. Contemplation simple, détendue, où nous cherchons à adorer le mystère de la Nativité, comme de « petits pauvres » et de « petits serviteurs indignes », mais qui ne s'attache au détail de la scène contemplée que pour voir dans cette naissance du « Seigneur » le chemin ouvert vers la Croix et vers la réalisation de la Rédemption. On ne s'arrête ni à la douceur de la Crèche ni au « silence » de Jésus ou de Marie, mais on est déjà emporté vers le Calvaire et vers l'« heure » de Jésus.
Qu'on se rappelle comment Nadal, contemplant une image de la Nativité, « reçut une telle lumière qu'il fut amené à goûter et à contempler le Christ crudfié » 4. Favre, notant dans son Mémorial 5 les mouvements intérieurs qu'il éprouve dans la nuit de Noël, est entraîné dans un élan analogue à « naître pour toute oeuvre qui réalise mon salut, l'honneur de Dieu, l'utilité du prochain (...), pour imiter celui qui a été conçu pour chacun, qui pour chacun est né et est mort ». L'ombre de la Croix enveloppe déjà la crèche de Bethléem et lui donne tout son sens. La Vierge Marie semble porter dans ses bras celui qui, dit Ignace « après tant de souffrances, après la faim, la soif, la chaleur et le froid, les injustices et les affronts, va mourir en croix » (116). Maternité selon la chair, qui est déjà pour Marie la maternité spirituelle étendue à tous les « fils » que lui engendre le sacrifice de Jésus.
A l'Annonciation, la Vierge accepte le salut du monde ; à la Nativité, elle regarde la Croix. Dans les jours qui suivent, les Exercices nous présentent encore le mystère mariai sous la même lumière
Ignace groupe, pour être contemplés l'un à la suite de l'autre puis répétés ensemble (118), les épisodes de la Présentation et de la fuite en Egypte Id encore cette volonté de réunir deux mystères dans un même effort spirituel témoigne de la valeur exacte qu'ils ont à ses yeux. La Vierge offre son fils, entend la prophétie de Siméon et par ce mystère de fuite « comme en exil » (132), elle vit déjà de la Croix.
L'union significative de ces deux mystères a attiré l'attention de plus d'un commentateur. Jamais peut-être elle ne fut aussi nettement exprimée que dans qudques admirables formules de Bérulle Faisant les Exerdces sous la direction du père Maggio, il note les réflexions que lui suggère la scène de la fuite en Egypte : « Id encore j'ai ressenti que mon âme était attirée et disposée à porter la Croix qui est le partage de tous ceux qui font état de se donner à Dieu et de le suivre comme il l'a été de Jésus, de Marie et de Joseph... En ce même endroit j'ai pesé qu'aussitôt que Marie eut présenté Jésus à Dieu le Père on lui parla de la Croix et on la renvoya à la Croix » 6. Marie renvoyée à la Croix : telle est prédsément la grâce dont veut nous faire vivre Ignace.
Le jour suivant, deux mystères, liés de façon aussi intime et aussi caractéristique : Jésus soumis à ses parents, Jésus perdu au Temple. La Vierge Marie reçoit dans son coeur le mot prophétique de Jésus : il faut que je sois aux choses de mon Père — première annonce pour elle du « il faut que le Messie endure ces souffrances pour entrer dans sa gloire ». Désormais, dans la vie tout intime du foyer de Nazareth, elle reconnaît dans l'obéissance que lui marque son enfant, la présence d'un Amour qui dépasse son propre amour maternel. Elle répète incessamment le Fiat et se dispose ainsi à le prononcer une dernière fois au pied de la Croix.
 

La solitude de Marie


Continuant leur lente montée, les Exerdces nous présentent ensuite la Vierge Marie aux deux autres moments décisifs du mystère rédempteur : le départ de Jésus pour le Jourdain, l'heure de sa mort.
La première de ces deux contemplations est particulièrement riche de sens. Ignace nous demande d'assister, dans une même vision spirituelle, aux adieux de lésus à sa mère et à son baptême par Jean-Baptiste Le lien est encore plus strict que pour les épisodes précédents : il s'agit cette fois d'une unique contemplation (159). Admirable unité. La Vierge recevant l'adieu de son Fils l'offre une nouvelle fois au Père qui, aussitôt, va agréer cette offrande en prodamant Jésus comme « son Fils bien-aimé » (Mt 3,17). Par son baptême Jésus reçoit avec l'Esprit Saint le sceau de sa mission rédemptrice : Marie Mère parfaite s'efface dans un geste d'amour et d'offrande. Renouvelant l'offrande de Noël où passait déjà la Croix, l'offrande dans le Temple où elle était renvoyée à la Croix, l'offrande incessante de Nazareth où elle adorait dans son coeur la volonté du Père elle reste en ce moment non pas celle qui voit partir son enfant mais celle qui le livre à sa mission et qui disparaît. Quand nous la retrouvons, elle est au pied de la Croix pour entendre le second et dernier adieu de Jésus mourant : « Voici ton fils », et pour le voir, elle, « sa mère douloureuse », enlevé de la croix (208). Ignace qui n'a plus évoqué aucun des mystères de la Vierge pendant toute la vie publique de son Fils 7, insiste maintenant sur sa présence auprès de Jésus mourant, mort, enseveli. Plus encore une contemplation entière nous la montre sur le chemin qui la mène du tombeau de Jésus « jusqu'à sa maison ». De la maison de Nazareth (103 et, implidtement, 158) à la maison de Jémsalem s'est accompli tout le mystère de Jésus donné, offert et livré, en même temps que celui de Marie mystiquement associée à l'oeuvre et au coeur de son Fils. Désormais, la solitude de la Vierge de Nazareth est devenue la solitude de la mère du Calvaire. Dans le dernier jour qu'ils consacrent à la Passion, les Exercices nous montrent longuement « la solitude de Notre Dame, dans une si grande douleur et angoisse ».
Tandis que repose au tombeau le corps de son Fils, Marie éprouve une totale solitude à laquelle répond, sans la combler, la solitude des Apôtres. Le geste maternel ébauché sur le seuil de la maison de Nazareth pour exprimer à la fois l'adieu et l'offrande trouve ici son accomplissement parfait. Marie offre son Fils immolé. Ce n'est pas la Pietà douloureuse mais déjà l'Eglise qui, pour la première fois, revit le mystère de la Cène. « Il vous est bon que je m'en aille » : il fallait à Marie sa « solitude » pour qu'elle pût, première de la nouvelle Alliance, offrir son sacrifice « en mémoire » de son Fils disparu à ses yeux de chair.
On serait tenté de voir plus de profondeur encore dans ce mot des Exercices invitant à méditer la solitude de Marie Ignace ne s'y opposerait pas, si l'on en juge par certaine grâce qu'il relate dans son Journal, à la date du 15 février : « A la messe, ttès grandes motions intérieures, et nombreuses, et très intenses larmes et sanglots, perdant souvent la parole (...) avec sentiment et vision de Notre Dame très propice auprès du Père. Tellement que, dans les oraisons au Père, au Fils, et pendant la consécration, je ne pouvais pas ne pas la sentir ou la voir, comme étant part ou porte d'une si grande grâce que je sentais en esprit. A la consécration, elle me montrait que sa chair est dans celle de son Fils, avec tant d'intelligence que cela ne se peut écrire. »
Expérience mystique délicate à interpréter. Tandis qu'Ignace prononce les paroles de la consécration, Marie lui manifeste non seulement qu'elle est la « porte » qui fait accéder au mystère eucharistique, mais qu'elle a « part », qu'elle participe elle-même à ce mystère. Dans la solitude où la laisse le départ de Jésus, ne peut-on voir Marie s'assoder à un titre éminent au sacrifice que les Apôtres auront charge de « renouveler » ?

La joie de Marie


La troisième semaine des Exercices se termine ainsi sur cette solitude qui laisse place à une perpétuelle offrande. La quatrième s'ouvre sur l'appantion du Chnst ressuscité à « sa mère bénie » (219). Aucun artifice littéraire Aucun jeu dialecuque Mais l'achèvement d'une même réalité
L'Ecriture ne nous dit rien de cette rencontre, et l'on a reproché à Ignace d'avoir cédé ici à une piété trop imagée. Mais, s'il avoue que « cela n'est pas dit dans l'Ecriture », il en appelle cependant à l'« intelligence » spirituelle des textes. Puisque l'Evangile nous rapporte que le Christ « est apparu à beaucoup », il faut penser que sa première apparition fut pour sa mère. En juger autrement, ce serait mériter le mot terrible « Et vous aussi, étes-vous sans intelligence 7 » (299)
Première des créatures rachetées, Marie fut aussi la première à connaître le secret divin de chacun des mystères de son Fils, et la première à le connaître dans sa gloire. Au reste, ce n'est pas seulement d'une priorité dans le temps qu'il faut ici parler Marie est première, parce que tout ce qui advient à l'Eglise et à ses membres se trouve déjà réalisé en elle
C'est en effet la situation pnvilégiée de Mane vis-à-vis de l'Eglise entière qu'Ignace met en relief dans cette méditation ou il inclut toutes les contemplations du Chnst ressuscité 8 Vainqueur de la mort, Jésus vient « consoler » sa mère (224) Cette consolation, au-delà de toute émotion psychologique ou sensible est un fruit de l'Espnt Saint est l'Espnt Saint lui-même, donne des ce matin de Pâques où le Fils de l'homme est glorifie Quand Ignace parle ailleurs de la « consolation spmtuelle », c'est toujours pour nous inviter a nous soumettre à cette action de Jésus vivant par son Espnt dans l'Eglise et dans ses membres
Marie est ainsi la première à recevoir la vie de l'Espnt Mieux vaudrait dire qu'en elle c'est l'Eglise qui reçoit le « consolateur » promis au soir de la Cène Au heu de formuler un pnncipe spmtuel abstrait (ce qui ne serait pas dans sa manière), Ignace rend apparent dans la personne de Notre Dame le lien étroit qui, de la mort à la gloire du sacnfice à l'effusion de l'Espnt, unit la troisième et la quatnème semaine sur le mystère de sa solitude se termine la contemplation de la Passion , celui de sa joie manifeste, en ses premiers effets, la puissance « miraculeuse » du Seigneur revêtu de tout l'edat de sa « divinité » (223)
Une fois de plus, la Vierge reçoit tout de son Fils, et son rôle est de nous unir au mystère total de Pâques, mort et résurrection A celui qui aura ete fidèle aux perspectives centrales auxquelles ils nous ramènent sans cesse, les Exercices découvriront en même temps le Christ, Notre Dame et la voie unique de la sainteté.
 

UN ACCOMPAGNEMENT MARIAL


Nous n'avons étudié jusqu'id que les épisodes de la vie de Notre Dame en marquant dans le choix qu'en fait Ignace et le relief particulier qu'il leur donne le sens préds dont ils se chargent dans la spiritualité définie par les Exerdces. La personne de la Vierge Marie apparaît encore dans une seconde série de textes, pour accompagner la marche et le progrès du retraitant.
 

Celle qui intercède


Celui qui est entré dans les Exerdces rencontre Notte Dame dès le premier jour de la première semaine (63). Après avoir demandé (et obtenu par la grâce de Dieu) « la honte et la confusion de soi-même » (48), puis une « intense douleur et des larmes pour ses péchés » (55), le retraitant s'est découvert pécheur, mais pécheur sauvé dans le Christ En contemplant la Croix, qui est le lieu de sa rédemption, il peut éprouver les premiers élans de l'« homme nouveau », recréé par Dieu. La première prière adressée au Christ en croix, vainqueur du péché du monde sera suivie à la fin de la seconde méditation, d'une prière d'action de grâces : « Grâces soient à Dieu par Jésus Christ notte Seigneur » (Rm 7,25).
C'est alors qu'apparaît Notre Dame L'homme nouveau veut vivre selon la loi de Dieu, mais le vieil homme se sent retenu par la loi de la chair : la Vierge triomphe de la Rédemption, se montre comme la créature parfaite que n'a pas souillée le péché et qui est établie dans la spontanéité de la grâce. Cette « répétition » demandée par Ignace (62-63) permet au retraitant d'éprouver plus fortement la division qui le déchire entre la loi de Dieu par l'Esprit et la loi du péché par la chair : il contemple alors la Vierge Marie, pure libre dodle à la grâce édatante de toute la beauté intérieure à laquelle il aspire et spontanément il se confie à sa prière pour obtenir de vivre selon Dieu comme une créature nouvdle
Les trois demandes qu'il lui adresse sont prédsément de connaître ses fautes, de sentir le désordre de son activité, de connaître le monde pour s'en préserver. A l'instant où, pécheur, il découvre à la fois les chaînes qui le retiennent et la liberté qui le meut U se tourne vers cdle que la loi de l'Esprit garde pleinement affranchie et il l'implore pour qu'en lui se dissolvent jusque dans leurs racines les servitudes du péché. Réalisme spiritud, certes : Ignace veut que la conversion ne se perde pas en sentiments ni en lyrisme. Mais ce recours à Notre Dame en un tel moment est surtout l'aveu d'un amour très édairé. La Vierge immaculée résume toute la perfection de l'univers racheté et restauré dans sa beauté première ; elle est l'hymne vivante de joie et de reconnaissancechantée à la gloire de lésus sauveur. Contemplation du Christ en croix (53), colloque de « miséricorde » et d'action de grâces (61) nous conduisent à ce troisième colloque adressé à la Vierge ttès sainte pour affermir et projeter déjà sur le monde « ce que je dois faire pour le Christ ».
La Vierge Marie est ainsi au centre de cette première semaine consacrée à la purification de l'âme Prodamant la réussite totale de la Rédemption en notre race pécheresse elle apporte à la contrition sa paix, à la conversion sa vérité, et elle les transforme l'une et l'autre en une puissance de générosité active qui s'offrira bientôt au travail du Royaume.

Cette offrande du retraitant se fait au cours de la deuxième semaine à l'occasion des méditations capitales du « Règne » et des « deux Etendards » — méditations qui recouvrent dans leur simplidté et leur grandeur, les vérités les plus centrales de notte foi, capables de susdter le don de toute une vie Pour comprendre le rôle qu'y joue Notte Dame nous devons replacer dans le contexte spirituel qu'dles supposent les notations exttêmement brèves par lesquelles Ignace caractérise sa présence.
A la fin de la méditation du Règne l'offrande que le retraitant est amené à faire de soi-même à l'« étemel Seigneur de toutes choses » (98) s'adresse au Christ déjà établi dans sa royauté par sa résurrection d'entre les morts. Le Christ, en effet n'appelle plus aujourd'hui ceux qu'il veut associer à son oeuvre de la même manière qu'il appelait jadis Piene Jean ou André. Depuis le temps de ces premières vocations, lésus a mené son combat et a triomphé des puissances du mal sur la croix : « Dieu l'a souverainement exalté et lui a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom » (Ph 2,9), le constituant « Seigneur » pour l'éternité. A ses côtés règne aussi la « Vierge glorieuse », première créature revêtue de la gloire qui sera un jour celle de l'humanité et de toute la création. Mais la royauté du Christ ne sera définitive que lorsque « toutes choses lui auront été soumises » et que « le Fils remettra le Royaume à Dieu le Père » (1 Co 15,24-28). Pour hâter cette universelle résunection, il faut poursuivre le combat contre les puissances du mal à l'oeuvre en nous-mêmes et dans le monde.
C'est toute cette profondeur du plan divin qu'Ignace évoque : le Christ glorieux nous appelle à « travailler avec lui » pour que « tout l'univers » puisse entrer avec lui dans la gloire du Père. Il y a là comme deux temps spirituels : dans la méditation du Règne, le don sans condition au royaume de Jésus par l'oubli total et absolu de nous-mêmes ; dans la méditation des deux Etendards, au seuil des mystères de la vie publique, l'affrontement ludde du combat que nous devons encore livrer pour reproduire en nous la vie pauvre et humiliée de Jésus montant à sa Passion pour être glorifié.
Sur les deux faces de cette histoire du monde rayonne la Vierge Marie. Elle est aux côtés du « Seigneur étemel » comme « sa Mère glorieuse » ; mais elle nous obtient d'être reçus et maintenus « sous son étendard » pour monter par la voie de la Croix. Dans sa propre gloire elle est le témoin de l'humanité parvenue à son terme ; en face de l'ennemi qu'il nous faut encore vaincre, elle est le soutien du combat. Vierge de la fin des temps, elle préside à notte histoire Elle est l'Epouse parfaite introduite auprès de son Epoux ; mais, en même temps, elle est Judith ou Déborah veillant sur les souffrances de son peuple Elle réalise en elle les deux aspects de l'Eglise : glorieuse déjà dans le Christ ressusdté, douloureuse dans la lutte qu'elle continue.
La prière des deux Etendards peut désormais se renouveler à chaque méditation (156, 168, 199, etc.) : toute notte vie militante est ainsi confiée à la garde de Notre Dame dont le soin est de nous maintenir fidèles aux seules armes choisies par le Christ pour sa Rédemption.
 

Présente à l'élection


Ce choix des armes du Christ reste toujours une dédsion difficile Pour l'assurer au moment de l'élection, c'est-à-dire pour que le retraitant « ordonne sa vie » (21) conformément à la volonté de Dieu et aux exigences propres à son Royaume, Ignace va l'engager dans un suprême effort. « Avant de commencer l'élection » (164), il lui demande de se mettre dans l'attitude du « troisième degré d'humilité » : choisir de préférence par unique amour du Sauveur, les moyens qu'il a choisis lui-même : pauvreté, humiliation, anéantissement de soi.
La Vierge Marie est le modèle parfait de cette attitude. Les Exercices nous le laissent entendre de façon indirecte mais daire : « La matière de l'élection commencera à la contemplation du départ du Christ de Nazareth » (163). Mais — comme nous venons de le rappeler — avant de commencer l'élection, le retraitant devra réfléchir « au cours d'une journée entière » (164) sur les exigences du troisième degré d'humilité. C'est dire que cet effort pour atteindre à la « très parfaite humilité » s'exercera immédiatement après avoir médité 9 l'exemple du Fils quittant sa mère pour s'offrir au baptême de Jean et celui de la mère livrant son Fils — l'un et l'autre embrassant la volonté du Père avec une préférence spontanée pour la voie de la croix qu'il a choisie : « Je fais toujours ce qui lui plaît » (Jn 8,29 ; rf. Me 3,35). La Vierge Marie est ainsi présente à tout le travail de l'élection. Rien d'étonnant à ce que les Exerdces recommandent alors comme « ttès utile » (168) le même recours à Notte Dame qu'ils proposaient à la fin de la méditation des deux Etendards. A toutes les étapes importantes de son itinéraire spirituel, le retraitant rencontre ainsi celle en qui resplendit la lumière du Christ. Mais, bien loin de n'apparaître qu'à certains moments pnvilégiés, la présence de Marie s'étend, discrète mais efficace à toutes les journées de la retraite A mesure que la prière se forme dans l'âme, que la méditation devient un véritable appel vers Dieu, elle tend spontanément à passer par Notre Dame
Ignace revient souvent sur cette méthode du « tnple colloque » où l'âme pne d'abord Notre Dame avant de prier le Fils, puis enfin le Père Dans ce premier mouvement qui s'anête à Notre Dame 10, il y a beaucoup plus encore que la simple confiance avec laquelle nous la prions « pour qu'elle nous obtienne de son Fils et Seigneur » la grâce que nous implorons. Mère de la divine grâce elle est aussi la mère de notre prière Elle est, pour ainsi dire, le milieu spirituel et vivant où s'affine notte conscience, où se développe notte désir Elle accueille la première demande maladroite encore qui commence à s'exprimer en nous et, l'unissant à sa propre prière, elle lui donne la forme parfaite qui la rend agréable à Dieu 11.
Rien ne marque davantage combien Marie, créature semblable à nous, nous entraîne dans la perfection de ce qu'elle est aux yeux de Dieu : créature parfaite et mère de toute perfection au coeur des hommes, parce qu'elle est la mère de Jésus et qu'elle ne cesse à aucun moment de l'enfanter en nous
 

CELLE QUI MET AVEC SON FILS


Au terme de cette rapide étude il nous est permis, semble-t-il, de dégager certains traits caractéristiques de l'attitude ignatienne
Une première remarque est évidente Nulle part, Marie n'est présentée comme jouant un rôle limité à un aspect de la vie spirituelle. Elle n'est le modèle d'aucune vertu. Elle ne veille sur aucune forme particulière de vocation (comme serait la contemplation, la pénitence, la réparation, la compassion, etc ). Sa pureté elle-même qui reçoit un tel relief de ce qu'elle surgit en contraste avec notre artivité pécheresse au sein d'un monde pécheur, ne constitue pas une excellence parmi d'autres, et qu'il nous faudrait imiter Ced est d'autant plus remarquable que, dans les débuts de sa conversion, Marie avait obtenu à Ignace le don de ne plus jamais « consentir aux choses de la chair » 12 aucune trace n'en paraît dans les Exercices.
Bien plus, aucune contemplation ne nous introduit directement et explidtement dans l'« intérieur » de Marie Rien qui nous retienne sur cet incessant passage « de silence en silence de silence d'adoration en silence de transformation », si merveilleusement décrit par Bérulle et par les auteurs spirituds de son école Rien sur la vie du Saint-Esprit en elle. Pour Ignace Marie n'apparaît que dans le rôle qu'elle joue à côté de son Fils, envers son Fils, avec son Fils, dans l'histoire de la Rédemption.
Ce n'est pas qu'il se détourne (ou qu'il nous détourne) de ces échanges secrets et ineffables entre l'amour de Dieu et la réponse de la créature qui lui est le plus totalement livrée Nous avons noté, au contraire l'importance qu'il attache aux scènes où a lieu la rencontre la plus intime comme l'adieu de Nazareth ou l'apparition au matin de Pâques — deux épisodes dont l'Ecriture ne dit rien, mais dont l'intuition d'Ignace dégage aussitôt la portée spirituelle. Il reste cependant que même alors, les considérations « mystiques » le cèdent toujours au rôle « historique » joué par Marie dans l'économie du salut.

S'il fallait parler d'une vertu à laquelle Marie nous initie ce serait de la pauvreté. La « souveraine pauvreté » (116) de la Crèche est la première réponse offerte à celui qui s'est déjà déddé à « toute pauvreté de fait ou de coeur » (98). A la Vierge qui accueille la prière des deux Etendards, c'est le don de la pauvreté qui est demandé comme premier « échelon » (146) pour accéder au parfait service de sa divine Majesté. Attitude qui ne se dément plus, et que le ttoisième degré d'humilité scdle dans l'amour de ressemblance avec le Christ pauvre Mais cette pauvreté devient de plus en plus le dénuement spirituel, la « solitude », le don du coeur qui s'offre à la souffrance rédemptrice La troisième et la quatrième semaines ne parlent plus de pauvreté, parce que cette vertu est assumée dle-même dans l'anéantissement du Calvaire
Pauvreté devenue oubli total de soi. Nous sommes au coeur des Exerdces, étant au coeur du mystère de la Rédemption. La pauvreté nous ouvre les voies du royaume de Dieu : elle nous conduit à la parfaite obéissance qui reproduit l'obéissance du Christ à son Père.
Cest bien là que nous conduit aussi, comme modèle et comme inspiratrice la Vierge Marie. Elle ne retient pas sur elle notte prière ni notre amour : aucune « dévotion » à Marie qui se détacherait au milieu d'autres dévotions. Mais le même élan nous porte à la fois vers la Mère et vers le Fils, parce qu'ils appartiennent l'un et l'autre au même mystère qui est celui de la Rédemption par la victoire de la Croix. La personne de Marie apparaît toujours, dans les Exercices, à la lumière de l'oeuvre de son Fils. C'est de lui qu'elle tient sa beauté, de lui sa gloire : entre l'Immaculée et la Vierge glorieuse rayonne le sacrifice pour lequel elle a reçu et donné son Fils. Et tant que l'humanité devra continuer id-bas son passage par la mort, la Vierge première-née de toutes les créatures, recevra cette émouvante prière des deux Etendards qui est la prière de l'histoire humaine et de l'Eglise militante à la fois glorieuse et pécheresse, victorieuse dans le Christ mais poursuivant douloureusement son ascension vers Jémsalem.

Ce sont là, croyons-nous, les perspectives exactes d'Ignace. Parlant de la Vierge Marie nous devions rettouver ce qui fait le ressort et la caractéristique de son attitude spirituelle : travailler de toutes ses forces à la gloire de Dieu, c'est-à-dire à l'avènement de son règne par la mort et la résurrection de toute créature. Les Exerdces eux-mêmes, par delà le but plus immédiat de la décision qui met l'âme en parfaite soumission à la grâce, ne visent à rien d'autre qu'à plonger le retraitant dans la réalité historique du dessein de Dieu voulant sauver le monde par le sang de Jésus Christ. La Vierge Marie apparaît indissolublement liée à cette « oeuvre » pour laquelle le Christ a voulu naître d'elle ; toute sa mission est de nous placer « sous l'étendard de la Croix ».
C'était déjà cette prière que lui adressait Ignace lorsqu'en 1538 il s'acheminait vers Rome où il devait accomplir ses premiers voeux. Qu'on se rappelle l'analyse par Hugo Rahner de la vision de La Storta 13. Le Christ portant sa croix reçoit Ignace comme son serviteur. Et désormais, avec la certitude qui fonde l'action de toute une vie le « compagnon de Jésus » se sait uni au Christ en croix et voué pour toujours à la rédemption du monde. Vision et certitude qui sont des grâces, mais qu'une longue prière avait précédées, sinon préparées. Cette prière comme il est naturel, s'était portée à la Vierge Marie : « Il avait déddé qu'après son ordination il resterait un an sans dire la messe, se préparant et demandant à Notre Dame qu'elle voulût bien le mettre avec son Fils. Et un jour, quelques milles avant d'arriver à Rome, étant dans une église et y faisant oraison, il sentit un tel changement dans son âme et il vit si dairement que Dieu le Père le mettait avec son Fils, que jamais il n'aurait la hardiesse d'en douter » 14.
C'est cette formule si simple et si riche à la fois qui continuera à exprimer pour Ignace cette grâce de La Storta. « Me souvenant du jour où le Père me mit avec le Fils », écrira-t-il dans son Journal (23 février). Notre Dame exauçait ainsi la prière qui lui avait été adressée II nous semble que tout son rôle dans les Exerdces peut, lui aussi, se résumer dans la formule d'Ignace : « mettre avec son Fils », comme aussi à cette formule peut se rattacher tout l'effort spirituel de la retraite

* * *

L'amour ainsi porté à Notre Dame n'a rien de facile ni de sentimental. En décembre 1524, à l'époque où les Exercices sont déjà substantiellement composés, Ignace écrit de Barcelone à Inès Pascual, l'une de ses bienfaitrices : « Plaise à Notte Dame (...) de nous obtenir la grâce, avec notre effort et notre peine, de convertir nos esprits faibles et tristes en esprits forts et joyeux pour la louange de son Fils et Seigneur » 15 Amour qui, bien loin de nous alanguir ou de nous détourner de l'action, nous dispose au contraire au service de Dieu pour lequel il renouvelle nos sources d'énergie Amour plein de tendresse et de douceur, certes, mais qui ne s'attarde pas en vaines effusions. La phrase que nous venons de dter est unique dans toute la correspondance du saint. Mais, alors qu'il se tait et qu'il agit, il garde sur son coeur, emportée du château paternel, une image de la Vierge des Douleurs 16— dévotion tout espagnole, peut-êtte, mais qui montte ses préférences pour le mystère le plus secret où Marie se trouve unie à la Passion de son Fils.
Parce que son amour se nourrissait aux réalités les plus spirituelles, qui sont aussi les plus théologiques, Ignace vit plus d'une fois Marie lui ouvrir les profondeurs de la Trinité. A Manrèse raconte-t-il, « un jour qu'il se trouvait sur les marches d'entrée du monastère [de Saint-Dominique] et qu'il rédtait les Heures de Notre Dame son esprit commença à êtte transporté comme s'il voyait la très Sainte Trinité » 17. Plusieurs passages du Journal, nous l'avons dit, montrent Marie intercédant non seulement auprès de lésus, mais auprès du Père ou des trois Personnes divines et laissant Ignace comblé de leur présence, plein de dévotion et de larmes. Pour que l'amour porté à Notte Dame puisse conduire à de telles grâces, il lui faut êtte fondé sur le Christ qui est l'unique médiateur par le sang de sa Croix.
C'est d'un pareil amour que les Exerdces sont l'école. Peu nous importe que la critique moderne ait fait justice de la légende qui voulait que la Vierge Marie eût « dicté » les Exercices dans la grotte de Manrèse. Les intuitions mariales d'Ignace continueront à aider bien des personnes à se donner au Seigneur Jésus : elles valent mieux que la légende



1. Le mot est de Polanco (MHS), Font. Narr, II, 521)
2. Récit, n" 15 |cf Ecrits, Desdée de Brouwer, coll « Christus », 1991, pp 1026 et 1034]
3. Journal spirituel, 8 février [Ecrits, p. 329]
4. MHSJ, Nadal, TV, 707 (cf. Christus, n' 1, )anvier 1954, p. 97)
5. Desdée de Brouwer, coll. « Christus », 1959, p. 266.
6. Opuscules de piété, Aubier, 1944, p. 543.
7. La scène des noces de Cana n'est pas mentionnée dans le corps des Exercices, mais seulement en appendice parmi les « mystères de la vie du Christ » (276).
8 Dans le corps des Exercices, toutes les méditations ou réflexions particulières à la quatnè me semaine se situent dans le cadre de cette contemplation qui a pour utre « Apparition du Chnst notre Seigneur à sa Mère » La « contemplauon pour obtenir 1 amour » qui la suit immédiatement est déjà d'un autre ordre
9. Conformément au texte des Exercices, la tradition des Directoires est unanime à présenter cette considération des trois degrés d'humilité immédiatement après la contemplation du départ du Christ de Nazareth et de son baptême. Le Directoire de Miron propose même d'en situer l'exposé avant la répétition de cette dernière contemplation (MHS) Ex, 870).
10. Evoquant cette méthode de prière familière à Ignace, Nadal nous dit qu'« il faisait grand usage de l'invocation des saints et en premier heu de la très sainte Vierge Mère de Dieu , et cela surtout lorsque, dans l'oraison adressée à Dieu, il ne trouvait pas le profit spirituel attendu, comme s'il comprenait alors que la volonté de Dieu l'obligeait à descendre jusqu'à l'intercession des saints » (até par M Nicolau, lerônimo Nadal, Madnd, 1949, p 255) Il ne faudrait pourtant pas, dans ce rythme qui va de Mane au Fils et du Fils au Père, voir la moindre nécessité C'est encore le journal spirituel qui nous oblige à nuancer beaucoup cette doctrine du « triple colloque »
11. Dans le Journal (15 février), nous voyons le Père faire comprendre « qu'il lui plairait d'être pné par Notte Dame » [Ecrits, p 334]
12. Récit, n" 10 [Ecrits, p 1022]
13. Cf. Christus, n° 182HS, mai 1999, pp. 233-248.
14. Récit, n° 96 [Ecrits, p. 1069]
15. Ecrits, pp 630-631
16. MHSJ. Scnpta, II, p 970
17. Récit, n" 28 [Ecnts, pp 1033-1034]