Lessius, « Petite bibliothèque jésuite », 2021, 204 p., 12 €.

Des moralistes du XVIIe siècle qu'il a souvent étudiés, Dominique Salin a hérité l'art de condenser beaucoup d'intelligence en peu de mots. Son dernier livre confirme cette inclination. En 204 pages bien tassées, ce spécialiste de théologie spirituelle nous offre à la fois un traité du discernement des esprits à la mode ignatienne, un précis de vie intérieure et une contribution décisive à « l'anthropologie historique du croire » pour parler comme l'un de ses maîtres, Michel de Certeau.

Ignace de Loyola en a fait l'expérience sur son lit de malade : l'être humain n'est pas maître chez lui. Sans cesse, il est traversé par des émotions, des sentiments, des états d'âme surgis d'on ne sait où. Joie, tristesse, angoisse, colère, exaltation, découragement… autant de choses qui nous arrivent, qui se produisent en nous. D'où viennent ces motions qui relèvent de l'involontaire, de l'insu ?

À l'époque d'Ignace, on en attribuait l'origine à des puissances extérieures qui avaient pour les contemporains une existence réelle, concrète. Le fond de l'air était animiste. Dans un monde où le prodige était banal, où l'on croisait des êtres surnaturels comme nous avisons nos voisins, on croyait que des esprits voltigeaient entre ciel et terre, prêts à intervenir en permanence. Bons et mauvais anges prenaient d'assaut les cœurs des hommes et s'y livraient à des batailles homériques pour activer en eux les passions : « ils avaient le même type de réalité que pour nous, les virus et les bactéries », poursuit le jésuite dans des pages très neuves. Ignace et ses premiers compagnons ont baigné dans cet univers mental si dépaysant pour nous autres, les modernes.

Ignace ne s'est pas appesanti sur la nature de ces esprits, préférant observer les effets qu'ils produisent dans l'âme. À Manrèse, sa « primitive Église », il comprend que se laisser passivement aller aux conduites inspirées par eux peut mener au pire. Un discernement est requis, dont il devient un virtuose. S'inspirant de Jean Cassien, d'Antoine du désert ou de Ludolphe le Chartreux, il fixe sous le nom de « règles », dans ses Exercices spirituels, les grandes lois de ce discernement des esprits. Dans le chapitre le plus long, Dominique Salin en fait une exégèse brillante et d'une clarté cristalline. Comme Roland Barthes qui voyait en Iñigo un « inventeur de langues », il montre que le jeu des motions intérieures est à interpréter comme un langage, celui de Dieu. Le déchiffrement de cette grammaire permet d'élucider son désir profond qui est aussi celui de Dieu en soi. Puis de se décider. Car les Exercices, insiste l'auteur, sont ordonnés à l'élection : il s'agit de choisir sa vie une fois pour toutes et à chaque instant. « Mystique de l'action et de la liberté intérieure », conclut Dominique Salin.

La suite de son livre observe à la trace le destin des esprits après Ignace, notamment leur éclipse à partir du XVIIe siècle, quand l'attention à leur discernement laisse place à l'étude des passions, à la traque des vices et à la culture des vertus. Jusqu'à l'aube du XXe siècle, les successeurs d'Ignace baigneront dans ce climat : les Exercices ne seront plus tant une façon de se rendre docile à l'Esprit qu'une école de perfection, infusant dans l'opinion l'image d'une spiritualité ascétique, volontariste, militaire.

Le retour en grâce des esprits intervient au XXe siècle avec la redécouverte des sources de la spiritualité ignatienne et l'avènement de la psychanalyse qui abîme l'idéal classique de maîtrise et de transparence de l'homme à lui-même. En nous demeure toujours une part de sauvagerie, d'altérité, d'inconnaissable, dont il n'est plus possible de rendre compte en usant des vieilles fantasmagories médiévales. Dominique Salin propose le terme d'« affect » pour désigner ce qu'Ignace nommait les « esprits », une façon de les démythologiser sans sacrifier la dimension d'extériorité qu'ils connotent. De toute façon, argue-t-il à la fin de son allègre traversée de cinq siècles de spiritualité, l'Esprit ne se laisse enfermer dans aucun mot. Il est cette voix de l'Autre en nous qu'on ne peut jamais saisir, mais dont l'écoute nous rend libre.