Aucun adolescent qui veut écrire, peindre ou composer de la musique ne saurait souscrire à la déclaration désabusée que La Bruyère place en tête de ses Caractères : « Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent. »1 Son être entier, l'envie de créer qui l'anime se soulèvent contre cet amer constat ; non, tout n'est pas dit puisque le futur écrivain ou le futur artiste sent bien qu'il est unique et que le monde autour de lui est nouveau. Il vient justement apporter à ses contemporains ce que lui seul peut dire, avec un ton de voix, une palette, un rythme qui lui sont propres, si modeste soit sa contribution. Le rôle de l'aîné – parent, ami ou professeur – est d'abord de le rassurer quant à la légitimité de son désir. Il est aussi de lui indiquer les voies qui permettront à ce désir de s'ouvrir et de se nourrir.

Car ce qui vient s'inscrire au début sur la page blanche, la toile ou la partition est souvent un cri sourd, et même muet, que le poème suivant tente de faire entendre :

Depuis le sixième étage
l'adolescent effleure avec un doigt
tout près, le bronze séculaire
des grands nuages suspendus
comme des cloches au-dessus de la ville […]
Toujours en présence
les deux grands corps
celui de l'horizon
le sien
– tous les deux inarticulés –
Il veut crier
l'horizon veut crier
Chacun
lèvres serrées
barre le passage à l'autre.2

Le désir de s'exprimer chez l'adolescent, en occupant toute la place, fait barrage aux voix venues du dehors qui, à leur tour, empêchent la sienne de sortir. Les professeurs auxquels des élèves ou d'anciens élèves confient leurs premiers essais poétiques y reconnaissent souvent, malgré la diversité des tempéraments, des expériences et des talents, ce caractère commun : un certain solipsisme où le vocabulaire et les images renvoient principalement, sinon exclusivement, au sujet lui-même. La parole y semble imperméable au monde. Même dans les poèmes d'amour, « l'autre » reste abstrait, évanescent, insituable. Il faut pourtant se garder, nous l'avons vu, de décourager ces tentatives en répondant au jeune homme ou à la jeune fille que son poème est hermétique, qu'il ou elle doit lire, travailler, etc. Les conseils viendront en leur temps mais l'essentiel est déjà là : une poussée vitale venue des profondeurs de soi, un désir obscur qui cherche en tâtonnant une forme neuve. Voici un autre poème qui, comparé au précédent, montre qu'une étape a été franchie :

Soir de mars
Imperceptiblement l'horizon soupire
comme un dormeur allongé sur le dos
qui va s'éveiller d'un moment à l'autre […]
Chaque année, à la même heure
le même silence
mouillé affleure
Terre, cette fois
tu vas le dire
le mot profond
qui gonfle les collines
Tu l'as au bout des lèvres
imminente, timide
Mais, aujourd'hui encore, au dernier moment
tu gardes ta réserve en face de nous
et ton murmure à l'horizon
ne s'entend que de profil.

Au face-à-face muet entre l'adolescent et l'horizon a succédé l'ébauche d'un dialogue ; le poète se fait attentif au silence de la terre et celle-ci, encore timide, est encouragée à parler. Ce retrait où le poète, l'artiste, « fait place » aux êtres du monde relève fondamentalement, sans doute, d'une forme de conversion spirituelle ; mais un faisceau de nécessités liées au travail artistique peut aider l'apprenti à effectuer cette conversion.

Une conversion spirituelle

Il devra d'abord apprendre à tenir compte du désir du lecteur, du spectateur, de l'auditeur. « La grande règle est de plaire », disait Molière avec tous les Classiques. Que le jeune artiste, peut-être révolté contre l'ordre social, ne voie pas trop vite dans un tel précepte une simple soumission à cet ordre, une servilité à l'égard du public réputé conservateur dont il faudrait flatter les goûts. Pascal, en faisant l'éloge du style naturel, nous explique pourquoi l'écrivain classique cherche à plaire ainsi : il se met à la place de ceux auxquels il s'adresse. C'est la condition pour être entendu d'eux, qui se reconnaîtront dans ce qu'il leur montre : « Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu'on entend, laquelle on ne savait pas qu'elle y fût, en sorte qu'on est porté à aimer celui qui nous le fait sentir, car il ne nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre. »3 Même pour exprimer une révolte, il faut s'assurer, avec les moyens dont on dispose, qu'on sera écouté. « La poésie est un cri, mais un cri habillé ! », disait Max Jacob (et l'on retrouve dans cet « habillage » la nécessité de plaire). Claudel a montré l'extraordinaire raffinement des sonorités et des rythmes avec lesquels Rimbaud « habille » l'aveu de sa détresse dans cette phrase : « J'étais mûr pour le trépas et, par une route de dangers, ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l'ombre et des tourbillons. »4 Afin d'acquérir ces moyens, un peintre se doit de fréquenter les musées, un musicien les salles de concert et le futur écrivain… les livres des autres, sans craindre d'y gâter, ainsi que le pensent naïvement certains jeunes poètes, son originalité. Il ne s'agit plus de se constituer un bagage culturel, comme à l'école, mais de se familiariser avec divers « tours de main », de voir comment font les autres afin de « faire » à son tour. Rimbaud avait lu ses contemporains, quoiqu'il trouvât « dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne »5. Proust s'est longtemps exercé au pastiche avant de trouver son propre style. C'est le temps des maîtres et du travail patient pour découvrir sa voix, sa « patte » personnelle, celle qui permettra de faire entendre ou voir comme unique ce qu'on aura soi-même ressenti comme unique. Le poème suivant d'une jeune poétesse représente bien cette étape :

Les images se bousculent
moites et molles, à peine sorties
du moule commun de la langue
Posées devant moi
elles restent inertes, gonflées
de ce que tous disent déjà
J'ignore le temps qu'il faudra
avant qu'elles ne sachent respirer seules
avant que leur visage
peu à peu n'apparaisse
sous le souffle patient du vers.6

À ce stade de l'apprentissage, un nouveau danger guette l'artiste en herbe : on risque, en sortant du solipsisme, de tomber dans la fascination des grands modèles. « Je veux être Chateaubriand ou rien », écrivait Victor Hugo dans ses carnets de jeunesse. Lui a réussi à être Hugo, mais combien de jeunes talents s'essoufflent à la poursuite de génies dont la marque, partout présente dans leurs essais, étouffe leur propre accent, peut-être plus modeste, mais bien à eux ? Celui-ci perce au détour d'une phrase, d'un coin de tableau qu'ils croient anodins. Il revient au lecteur, au spectateur attentif, de le leur désigner. Se choisir de grands modèles est normal et même recommandé, mais on doit se souvenir des avertissements de René Girard à propos du « désir mimétique » : l'envie d'« être comme » quelqu'un menace de supplanter celle de faire quelque chose. Il faut à un moment revenir à soi, consentir à soi. Ce tournant n'est pas le plus facile à prendre. Il suppose de renoncer à de brillantes images, voire à des carrières rêvées, et d'accepter avec réalisme ce que l'on est, ce que l'on peut. « Ne forçons point notre talent, / Nous ne ferions rien avec grâce », prévient La Fontaine7. En poésie, par exemple, la respiration du vers libre est liée au souffle, et donc au corps particulier du poète. L'ample verset claudélien est un peu comme la lance d'Achille que seul le héros grec savait manier. Claudel n'a pas eu de successeur ; ses cadets ont dû s'inventer un autre instrument prosodique, un mètre plus resserré, s'ils voulaient chanter juste. L'enjeu de ce discernement, c'est un art véritablement incarné. Celui-ci ne mobilise pas seulement un imaginaire, qui peut être démesuré, mais la personne entière, ce mystérieux composé de chair et d'âme dont l'œuvre est le prolongement à la fois matériel et spirituel. Ce qu'on appelle « l'authenticité » tient sans doute à ce lien, involontaire pour une part mais consenti, entre l'auteur et son œuvre.

Une recherche à tâtons

Une vocation artistique, en se développant, cherche à tâtons et trouve peu à peu un équilibre entre le dehors et le dedans, le monde et le sujet, qui s'affrontaient au début. Dans le poème qu'on va lire, et qui a pour cadre la maison silencieuse au début de la journée, quand le premier levé se trouve seul avec les choses, on assiste même à un doux renversement du rapport que nous avons habituellement avec elles :

Aucun bruit venu de la rue ne dérange
la rencontre au matin avec la fleur ;
la pivoine que vous regardez vous place à côté d'elle
elle vous dévisage
et vous refait une âme sans prévention ni défense
vous qui êtes seul avec elle.8

C'est une véritable « rencontre » où la pivoine, nommée avant le témoin qui la regarde (et auquel le lecteur est associé par l'emploi du « vous ») a l'initiative : la fleur place l'homme à côté d'elle, comme une reine qui ferait une faveur à l'un de ses invités, et son pouvoir va même jusqu'à lui refaire « une âme sans prévention ni défense ». L'appel silencieux de cette fleur, relayé par la parole du poète, montre que la « vocation » n'est pas seulement le moment initial d'un chemin artistique ; elle se manifeste (par intermittence) tout au long d'une vie. Pourquoi un artiste authentique fait-il « toujours la même chose », comme on l'en accuse parfois ? Pourquoi Judith Chavanne revient-elle dans la plupart de ses poèmes devant cette nature intime, une fleur au milieu de la maison, un moineau vu par la fenêtre sur une branche mouillée, une balançoire délaissée par les enfants ? Pourquoi Paul de Roux reste-t-il « le front contre la vitre » à regarder les toits et le ciel de Paris à l'aube, saison après saison ? Pourquoi Giorgio Morandi ne se lasse-t-il pas de donner à voir la troupe grise, presque monacale, de ces pots et de ces bouteilles dans un demi-jour sans ombre ? On peut exclure chez eux une répétition qui serait la simple imitation de leurs œuvres antérieures. Ils font « toujours la même chose » parce qu'ils se replacent chaque fois en face de l'insistante et muette question qui les a requis au début, et à laquelle ils essaient de répondre avec leurs œuvres « provisoirement définitives » ou « définitivement provisoires » (Jean-Paul de Dadelsen).

Il arrive que, pour réentendre l'appel peu à peu recouvert par ses habitudes de perception et de travail, l'artiste doive faire une pause. Ce temps de « retraite » et de silence apparente plus que jamais l'itinéraire artistique à un chemin spirituel. Quand le chant reviendra, il aura peut-être changé de tonalité, il sera plus pur, plus proche de la source cachée, comme dans les Chants de l'aube que Robert Schumann écrivit à la fin de sa vie, ou dans ces vers de Philippe Jaccottet :

Tout à la fin de l'hiver
il y a encore ceci de fidèle
autant que les premières fleurs :
une fraîcheur comme de neige très haut dans le ciel,
une espèce de bannière
(la seule sous laquelle on accepterait de s'enrôler),
une espèce de fraîche étoffe qui se déplierait
au plus haut, comment dire ?
indubitable ! bien qu'invisible dans le bleu du ciel,
aussi sûre que chose au monde que l'on touche.9
Un appel humble et patient

Un artiste chrétien entendra aussi, à travers les êtres et les choses qui le sollicitent, l'appel de son Dieu, humble, patient, comme aux jours de sa venue sur terre :

Après l'Épiphanie
[…] Tu te tiens caché là, ignoré du monde,
au fond de l'église vide et sombre
où flotte encore une vague odeur d'encens.
Sans voix et sans visage
tu écoutes pendant des heures le bruit assourdi de la rue,
les bus et les voitures qui passent,
dans l'attente éperdue d'une visite, d'un regard.10

Quand l'appel a été reconnu, la réponse pourra prendre la forme d'une célébration poétique, musicale, picturale, s'inspirant ou non d'un motif religieux traditionnel. Marie Noël, dans sa Berceuse de la Mère-Dieu, fait parler la Vierge Marie mais il est permis d'entendre, sous les mots qu'elle lui prête, le chant d'offrande et d'action de grâces de la poétesse elle-même, évoquant sa propre vocation artistique :

De fils, ô mon Dieu, je n'en avais pas.
Vierge que je suis, en cet humble état,
Quelle joie en fleur de moi serait née ?
Mais Vous, Tout-Puissant, me l'avez donnée.
Que rendrai-je à Vous, moi sur qui tomba
Votre grâce ? Ô Dieu, je souris tout bas
Car j'avais aussi, petite et bornée,
J'avais une grâce et Vous l'ai donnée.11

Cependant, la parole de Dieu peut conduire l'artiste hors des voies traditionnelles de l'art sacré, élargir son regard et lui faire découvrir, dans la réalité la plus contemporaine, ces hommes marginalisés auxquels le Christ s'identifie lors de son discours sur le Jugement dernier (Matthieu 25,31-46). Il revient à l'artiste d'ouvrir à son tour le regard de ses contemporains pour qu'ils reconnaissent aujourd'hui, dans telle rencontre de hasard, le visage insoupçonné du Christ et des saints. Le poème de Paul Guillon qu'on va lire attire notre attention sur « cet homme recroquevillé dans une couverture » en jouant sur le rapprochement entre « grille » (d'arbre, de bouche de métro) et « gril », ainsi que sur l'expression imagée « mourir à petit feu ». L'homme anonyme est alors transfiguré en un martyr bien connu grâce à l'iconographie ; notre mémoire, notre imagination s'éveillent, nos yeux sont dessillés.

Saint Laurent hors les murs
Nuit d'hiver. Les rues sont figées,
ficelées dans leurs guirlandes lumineuses, glacées
jusqu'à la moelle des grilles. […]
Les derniers passants attardés, sortant d'un cinéma
ou d'un bar, font un léger détour, hâtent le pas :
au milieu du trottoir
il y a cet homme recroquevillé dans une couverture
qui meurt à petit feu sur un gril de hasard,
trésor incalculable, oublié.12

Ce que l'artiste croyant, poète, peintre ou musicien, entend encore dans l'appel qui lui est adressé, montant du fond des êtres et des choses, c'est le gémissement de la Création « en travail d'enfantement » (Romains 8,22). L'artiste n'en a pas forcément une claire conscience ; mais il sent parfois que son effort d'expression rejoint une aspiration plus vaste à la délivrance, un courant intérieur à tout, au paysage comme à l'histoire de sa vie. Ainsi, chez Paul de Roux, poète de l'aube, le spectacle qu'il contemple s'anime imperceptiblement, s'exhausse jusqu'à laisser deviner la Terre promise :

Naissance
Ne décourageons pas le paysage qui nous demande une aide
que nous ne savons pas pouvoir lui donner :
je le vois qui écarte ses brumes et fait place
pour autant qu'il le peut à une claire lumière,
à des pacages bleus, à des chevaux tout blancs,
à une vitre qui brille pour la première fois
depuis de nombreux jours et appelle un visage […]
Pas un homme encore ne peut descendre dans cette rue
qui est de plain-pied avec l'ardoise et la tuile
et la Terre promise au regard de l'aube.13

Dans de telles œuvres, la frontière entre « art sacré » et « art profane » s'efface. L'art de Georges Rouault, « confession ardente », relève partout d'une même inspiration chrétienne, qu'il peigne des filles, des clowns, des juges, les humbles du Faubourg des longues peines ou la Sainte Face. Dans la série de ses « paysages bibliques », on ne distingue pas nettement les personnages et le visage du Christ est presque indiscernable au milieu des autres silhouettes. Il suffit que la lumière discrète qui émane de son vêtement blanc rende aux êtres et aux choses autour de lui leur aura mystérieuse. Son silence renvoie alors chacun – et aussi bien le peintre et le spectateur –, comme dans l'épisode de la femme adultère (Jean 8,1-11), à la question qui les habite, à leur secrète vocation :

Georges Rouault
Que raconte le Christ à ces deux enfants
dans ce décor de cheminées d'usine ?
Nous n'entendons pas […]
et le peintre les laisse à leur conversation :
il a seulement colorié autour d'eux
le ciel bleu et vert, le faubourg athée
le doigt des cheminées, presque rose et rond
tel un doigt de chair, qui écrit en l'air
comme son Modèle écrivait sur le sol
(même l'Évangile ne nous dit pas quoi)
quand il y avait du sable dans les villes
taciturne, à côté de la femme adultère.
 
1 Jean de La Bruyère, « Des ouvrages de l'esprit », Les caractères, I.
2 Les poèmes sans références sont de l'auteur de l'article.
3 Blaise Pascal, Pensées, section I, Brunschvicg 14.
4 Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Une saison en enfer.
5 Ibidem.
6 Anne Dujin, L'ombre des heures, L'herbe qui tremble, 2019.
7 Jean de La Fontaine, « L'âne et le petit chien », Fables, IV, 5.
8 Judith Chavanne, Entre le silence et l'arbre, Gallimard, 1997.
9 Philippe Jaccottet, Après beaucoup d'années, Gallimard, 1994.
10 Paul Guillon, La vie cachée, Ad Solem, 2007.
11 Marie Noël, Le rosaire des joies avec Les chansons et les heures, Gallimard, « Poésie », 1983.
12 P. Guillon, op. cit.
13 Paul de Roux, Poèmes de l'aube, Gallimard, 1990.