Christus : Lorsqu’un homme et une femme se sont trouvés, se sont reconnus et ont noué une alliance conjugale, comment la promesse contenue au début de la relation se déploie-t-elle dans la durée ? Qu’est-ce qui attend ceux qui s’engagent dans le pacte conjugal ?

Emmanuel Falque :
Dans la promesse interviennent d’une part le serment, et d’autre part, l’engagement de la chair. On ne peut s’en tenir au seul serment de la parole. L’engagement de la chair, comme lieu de la promesse, est aussi essentiel. La fidélité est fidélité de la chair et à la chair, et non pas uniquement respect d’un pacte scellé au jour du mariage. Le « oui » dit un jour pourrait bien étrangler, voire étouffer, s’il n’est pas concrétisé dans la chair de toujours. C’est d’ailleurs tout le mérite du sacrement du mariage que d’attendre sa mise en oeuvre charnelle pour lui conférer sa véritable validité. L’union charnelle de l’homme et de la femme dans la vie conjugale reproduit en quelque sorte le « oui » de Dieu avec son peuple, ainsi que le « oui » du Verbe à l’incarnation. Dans tous les cas, il s’agit d’entrer dans une « alliance charnelle », concrétisée dans une histoire et tissée au jour le jour par le langage des corps. La vie charnelle est la condition de la pérennité de la promesse, pour l’homme comme pour Dieu. La chair est le véritable garant de la parole, et non pas l’inverse.

Jacques Perrier :
Emmanuel Falque vient d’évoquer le sacrement de mariage. Presque tous les sacrements ont un aspect physique : de l’eau, de l’huile, du pain et du vin, etc. On pourrait croire que, dans le mariage, ce sont les alliances qui sont le signe visible du sacrement. Ceux qui connaissent tant soit peu l’histoire de la liturgie savent que c’est faux : l’anneau était seulement donné par l’époux à l’épouse. La dimension physique du sacrement n’est pas un signe conventionnel comme les anneaux, mais l’union conjugale elle-même. Cela étant, on comprend peut-être mieux pourquoi l’Église a toujours demandé de ne pas dissocier la parole sacramentelle d’engagement et le début des relations conjugales. Je ne vois pas comment, aujourd’hui, elle pourrait renoncer à cette unité qui a une si profonde signification anthropologique et sacramentelle, même si la pratique sociale est tout autre.
Et puisqu’il est question de la parole, j’ajoute une remarque : dans le sacrement de mariage, c’est une parole humaine, pleinement humaine mais seulement humaine, qui effectue le sacrement. Ce n’est ni une parole du Christ, comme dans le baptême, ni une prière, comme dans l’ordination des prêtres. Par une parole d’hommes, dans l’échange des consentements, le Christ s’implique dans la relation de ces deux personnes qui se sont choisies, pour lui donner une dimension surnaturelle. C’est la logique de l’Incarnation poussée à bout.

Michèle Montrelay :
Un couple dure s’il possède sa propre et vraie temporalité. Un temps qui transcende celui des horloges, qui inclut la vie et la mort, un temps où les étapes diverses, le meilleur et le pire, qui forcément se succèdent, sont à la fois unifiés et relativisés. Dans le « coup de foudre » du couple qui dure, il y a toujours l’intuition foudroyante de cette sorte de temps. Ainsi, le premier accord d’une symphonie de Mozart contient « toute » la symphonie, et pourtant il en appelle au déroulement de mesures multiples et de mouvements. J’y vois une métaphore de la durée dans l’amour.
Par ailleurs, j’entends le mot « chair » plutôt comme alliance du corps et de la parole. Nous, psychanalystes, écoutons, rencontrons bien des personnes, apparemment bien dans leur corps, leur vie sexuelle, à l’aise avec le discours, avec la représentation, mais les deux registres, esprit et corps, loin de se vivifier l’un l’autre, sont clivés. Je dis alors que ces personnes sont — plus ou moins — en souffrance d’incarnation. Souffrance qui ne se sait pas.
 

La parole et la chair


E. Falque :
Il faut le reconnaître, au moins au regard de la philosophie la plus contemporaine et de notre expérience quotidienne : il ne suffit peut-être plus de penser la chair comme un simple composé du corps et de la parole. En radicalisant la pensée de la chair, je dirais plutôt, pour ma part, que la chair est « le corps comme parole ». Le corps est toujours ce qui parle en premier, plutôt que le langage verbal, et il dit souvent le plus juste. On le sait, la langue est prompte à mentir, mais le corps ne ment pas (cf. la rougeur de la honte ou le « raté » de la sexualité). Tel est donc le renversement. Il n’y a pas au départ la parole et le corps, puis l’unité des deux. C’est la corporéité qui parle d’abord elle-même et d’elle-même. Qu’on y prenne garde cependant. Ce plaidoyer pour la chair ne signifie pas qu’il faille en finir avec le règne de la parole, bien au contraire. L’acte de parler a en effet pour rôle essentiel de dire ce que la chair ne saurait expliquer. La parole s’insère dans les failles de la chair. Les amants le savent. Il faut aussi parler pour s’aimer, au risque de sombrer dans la pure animalité. La corporéité requiert aussi sa verbalisation pour véritablement s’humaniser.

J. Perrier :
Il ne faut évidemment pas opposer la chair et la parole. Car la parole est portée par une voix et cette voix, est une fonction corporelle. Elle est ordinairement sexuée. Au téléphone, il arrive que nous trompions sur le sexe de notre interlocuteur : l’erreur n’est pas facile à rattraper. De mon corps, la voix est peut-être l’élément le plus personnel, le plus identifiable (sauf les empreintes que les policiers s’efforceront de relever dans les cas graves). À des dizaines d’années de distance, nous ne reconnaissons pas forcément le visage d’une ancienne connaissance, mais nous reconnaissons sa voix. La voix et la parole sont tellement inséparables que la reprise d’une chanson par un autre que son premier interprète est presque toujours décevante.
Les études contemporaines tendent à souligner les continuités entre le règne animal et nous. Derrière cela, il peut y avoir un présupposé idéologique, réducteur de l’originalité humaine. Mais la vision biblique de la Création, ainsi que la pratique des saints, sont loin de mépriser le monde animal. Que les animaux communiquent entre eux par des sons, plus ou moins articulés chez certains, cela les rapproche de nous. Mais la parole, dans sa diversité et sa richesse (dans le vocabulaire et la syntaxe), est bien une spécificité humaine.
À l’égard de la parole, nous sommes partagés entre deux attitudes opposées. Beaucoup s’en méfient, l’accusant d’être menteuse ou, si elle ne l’est pas, d’être de toute manière incapable d’exprimer correctement ce que nous pensons ou ressentons. La musique, si présente aujourd’hui, ne serait-elle pas un meilleur langage, pensent certains ? Mais, à l’inverse, dès que vous écoutez quelqu’un, il n’en finit pas. De même que certains sont en manque si la télévision n’est pas allumée, de même d’autres (ou les mêmes) s’accrochent désespérément à leur téléphone portable : il faut que quelqu’un leur parle, même si c’est pour ne rien dire. Entre la parole tâtonnante et la parole insignifiante, y a-t-il des places disponibles ? C’est une question qu’on pourrait se poser, justement en entendant ce qui se dit à la télévision.
La parole n’est pas magique. Il ne suffit pas de se parler pour tout régler. Mais, inversement, s’enfoncer dans le mutisme, c’est se résigner au malentendu (!), au soupçon, à la condamnation de l’autre. Le plus souvent, les couples qui se séparent se sont parlé trop tard. Un des grands services que l’abbé Caffarel et les Équipes Notre-Dame ont rendu aux personnes mariées, ce n’est pas seulement de leur avoir recommandé le dialogue mais de leur avoir donné quelques conseils pour cela, dont elles feront ce qu’elles voudront, bien sûr. Car le dialogue est un art. Il demande beaucoup d’apprentissage et de disponibilité envers l’autre. Il connaît des échecs. Il est intéressant de lire les évangiles sous cet angle-là : comment Jésus menait-il ses dialogues ? Même dans une transcription qui ne se prétend pas verbatim, il est possible d’en saisir quelque chose : quelle capacité d’adaptation aux circonstances et à l’interlocuteur !

M. Montrelay :
Qu’il n’y ait pas de parole sans corps, que réciproquement le corps ne puisse se vivre « vivant » hors la parole, voilà qui ne fait aucun doute. Et ceci dès le commencement. Françoise Dolto, Denis Vasse, Jacques Lacan, chacun à sa manière, l’ont à raison enseigné. Ainsi, pour prendre un exemple simple, on peut dire que l’allaitement à la fois satisfait la faim corporelle du nourrisson et l’ouvre à la parole. Le visage, la voix, les sons, les mots, les rythmes, les gestes d’enveloppement, de tendresse maternels et paternels accueillent, nomment le nouveau-né comme vivant, aimé, reconnu dans sa singularité. En tant que tel, chacun participe de la parole, une parole qui, irréductible au discours, passe par le corps. Comme le disait Jean-Paul II, cette parole « s’adresse au coeur ». Par la médiation d’autrui, elle fait signe vers un tout Autre. Quand le bébé — tout en buvant le lait qui étanche sa soif, le nourrit — l’intériorise comme parole qui apaise et qui tire sa vie vers un indicible ailleurs, alors je parle d’incarnation. L’enfant s’incarne dans ce lieu corporel (la cavité buccale, ses orifices, le tube digestif qui la prolonge en intérieur) où sa subjectivité s’ébauche. D’autres lieux du corps seront privilégiés par la suite, toujours dans leur relation au désir et à autrui.
Donc, je parle d’incarnation quand et seulement quand s’y recroisent la vie et la Vie, comme dirait Michel Henry. Si le corps s’imprègne de cette Vie, c’est à tout jamais. Cependant, une telle alliance peut avoir été mise en échec. Pour m’en tenir au même exemple, il arrive que l’allaitement, bien qu’apparemment réussi, se soit produit hors parole. La tétée, l’olfaction, le transit digestif — ces fonctions premières où le narcissisme se construit — se sont déroulés sur fond de détresse ou de mensonge affectif ; par exemple, une mère angoissée qui dit « aimer » son enfant, alors qu’en l’allaitant, elle-même se nourrit de la vie de son enfant. Dans ce cas, l’allaitement s’éprouve soit comme envahissement, soit comme simple fonction de survie. Une fois la tétée terminée, l’enfant s’endort, la zone érogène (ici orale), faute d’imprégnation symbolique, retombe à plat.
Elle n’est plus que ce qu’elle est, l’intuition de l’Autre ne la traverse pas, ne la « tend » pas inconsciemment en tant que lieu de désir. Il y a des chances pour que plus tard, afin de se sentir vivre dans son intériorité, l’enfant devenu adulte ait recours à des excitants : alcool, trop plein de nourriture qui distend le tube digestif, tabacs, joints… Dans ce cas-là, je dirai : la zone orale n’est pas incarnée.
La cure psychanalytique suppose qu’on revienne au temps où l’alliance corps/parole n’a pu s’effectuer. Par l’effet de ce que Freud a nommé l’« amour de transfert », cette incarnation peut s’inventer. D’ailleurs, elle n’a pas lieu une fois pour toutes : elle se rejoue, elle renaît tout au long de la vie. Le mariage, l’ascèse mystique, la création en proposent de multiples occasions.

Eucharistie et union conjugale


E. Falque :
Je m’accorderai ici avec vous pour parler d’abord d’incarnation. Le terme n’est pas uniquement théologique, mais il a une connotation philosophique, voire psychologique. Vivre « tout court », c’est s’incarner progressivement dans sa chair, même si le philosophe préférera décrire ce qu’il en est de l’homme incarné en général, plutôt que d’énumérer des stades progressifs d’incarnation. Mais cette incarnation qui consiste à toujours davantage habiter son corps vaut non seulement pour moi, mais aussi pour l’autre, et même dans ma relation avec l’autre. On pourrait même se demander si la sexualité n’est pas elle-même un mode de mon incarnation en l’autre et avec l’autre. En devenant « une seule chair » avec mon conjoint, mon époux ou mon épouse, je deviens moi-même ma propre chair. Tout se passe comme si l’autre m’aidait à m’incarner dans ma propre chair, et c’est en cela que consiste la véritable entraide mutuelle des conjoints. Plus encore, et lorsqu’on est chrétien, l’incorporation de soi ou de « nous » en Dieu constitue en quelque sorte le point ultime de notre être incarné et croyant. L’eucharistie est aussi pour le couple un lieu d’incarnation par excellence, celui par lequel il est pris lui-même dans le corps de Dieu.
On aurait donc comme trois temps descriptifs de l’incarnation, plutôt que trois stades génétiques ou historiques : 1. L’incarnation de soi dans son propre corps (le primat de la corporéité : « Je suis mon corps ») ; 2. L’incarnation dans et par le corps de l’autre (la sexualité : « Je te donne mon corps ») ; 3. L’incarnation dans le corps de Dieu (l’eucharistie : « Ceci est mon corps »). Le don que Dieu fait de son propre corps devient en quelque sorte le lieu final par lequel la sexualité est transformée.

J. Perrier :
Les analogies entre l’eucharistie et l’union conjugale sont à manier avec précaution. Je ne sais si la question a été souvent étudiée dans la réflexion chrétienne, même récente. Le rapprochement aurait même paru blasphématoire il y a peu. Dans la discipline orientale, les prêtres doivent s’abstenir de relations conjugales s’ils célèbrent l’eucharistie le lendemain. Pourtant, le rapprochement n’est pas absurde. L’eucharistie et l’union conjugale ne sont vraies que si elles sont vécues dans le dynamisme du don. Le Nouveau comme l’Ancien Testament use abondamment du symbolisme conjugal pour évoquer le rapport de Dieu et de son Peuple, du Christ et de l’Église. Or l’Écriture est toujours réaliste. Le spirituel n’est pas l’immatériel. Le Cantique des Cantiques a inspiré les mystiques les plus pointus mais aussi Jean-Paul II quand il parle du mariage : les sens de l’Écriture ne s’excluent pas.
Cela dit, il faut prendre garde à ne pas retomber dans les religions de la sexualité contre lesquelles Israël a combattu : il n’y a pas de couple divin, et la prostitution sacrée n’a pas sa place au Temple de Jérusalem. Il n’y a pas non plus, en christianisme, de demi-dieux nés de l’accouplement d’un dieu et d’une femme. D’autre part, l’eucharistie est pascale. Nous communions au Christ ressuscité, en faisant mémoire du sacrifice de la Croix : « Mon corps livré… mon sang versé. » Certes, la Croix n’a de valeur que par l’amour mais nous ne pouvons pas oublier que ce fut un sacrifice sanglant qu’ont reproduit dans leur propre chair tant de martyrs et auquel nous unissons, par notre prière, la mort de tant de victimes innocentes, depuis Abel le Juste jusqu’à aujourd’hui... L’eucharistie est aussi l’annonce du monde à venir. Mais les images eschatologiques, dans le Nouveau Testament, sont plutôt celles du festin ou de la cité, comme, par exemple, dans le livre de l’Apocalypse. Le symbolisme conjugal est particulièrement intense mais aussi exclusif, alors que le Royaume est ouvert.
 

La différence sexuelle


Christus :
Comment entendez-vous la parole de Jean-Paul II selon laquelle « le féminin se retrouve face au masculin, tandis que le masculin se confirme par le féminin » ?

E. Falque :
Cette formule est bien sûr ici une exégèse du célèbre passage de la Genèse : « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair » (2,23). Dans ce cri d’Adam se pose précisément la question de la constitution du masculin et du féminin en l’homme, on ne le souligne pas assez. Lorsque le Christ traite de la différence sexuelle pour répondre à la question du divorce posée par les pharisiens, il en fait le commencement même de toute humanité véritablement constituée : « au commencement du monde, Dieu les fit homme et femme » (Mc 10,6). Alors qu’il dit dans la Genèse : « Au commencement, le souffle de Dieu plane sur les eaux » (1,1), et dans le prologue de Jean : « Au commencement était le Verbe » (1,1). Ce constat d’un radical « re-commencement » de la création à partir de l’homme et de la femme dans la bouche du Christ est d’autant plus remarquable que jamais la Bible ne tente de supprimer la différence, ni de la résorber dans une quelconque fusion. La différence est au contraire donnée dès l’origine. « Devenir une seule chair » (Gn 2,24) n’est pas retrouver une quelconque unité perdue, comme le donnent à croire les mythes de l’âge d’or. Quand Ève est tirée de la côte d’Adam dans le récit de la Genèse, à la différence du mythe de l’androgyne dans Le Banquet de Platon, il ne s’agit absolument pas d’une séparation comme punition, mais d’une séparation comme création. YHWH, à la différence de Zeus, ne voit pas dans l’homme un rival qu’il faudrait couper en deux pour l’affaiblir (comme on recherche faussement sa « moitié » perdue). C’est parce qu’Adam désespère à juste titre de ne pas se reconnaître dans les animaux qu’il nomme pourtant, que Dieu crée et lui donne sa femme. Ève n’est pas la simple « différence génétique » d’Adam comme pour les animaux entre eux (mâle/femelle), mais sa « différence sexuelle » (homme/femme) : celle-ci sera appelée « femme », car c’est de la « côte » de l’homme qu’elle a été tirée (Gn 2,23).

J. Perrier :
Le symbolisme du masculin et du féminin joue, nous le savons tous, dans la relation entre le Christ et l’Église. Il joue aussi à l’intérieur de l’Église, au moins dans l’Église catholique et l’Orthodoxie. Par le sacrement qu’ils ont reçu, les prêtres représentent le Christ, époux de l’Église. C’est pourquoi la pratique du célibat, invariable jusqu’à aujourd’hui, ne me paraît pas susceptible de changement : ce n’est pas une question de disciple ecclésiastique comme l’appel au sacerdoce d’hommes mariés. L’opinion confond les deux points, alors qu’ils n’ont presque rien à voir l’une avec l’autre. Dans une vision protestante où le sacrement de l’ordre n’existe pas, il est normal que les femmes deviennent pasteurs tout autant que les hommes. Mais le prêtre n’est pas au-dessus ou en dehors de l’Église, épouse du Christ. Il doit donc vivre aussi, comme tout fidèle, une disponibilité féminine à l’égard de l’époux qui est le Christ. Il n’y a pas contradiction, puisque nous ne sommes ni exclusivement masculins, ni exclusivement féminins.

M. Montrelay : À propos de la différence des sexes, il vaut peut-être la peine de rappeler qu’aujourd’hui, dans la mouvance d’une certaine philosophie (Foucault, Derrida, mouvements féministes durs), il est bien vu de la jeter aux orties. On naît homme ou femme biologiquement, mais ce réel de la différence serait en lui-même sans effet sur la sexualité. Notre sexe serait « construit ». Seuls compteraient les genres dont on peut décider de jouer, voire de changer et ceci en tant qu’homme ou femme. S’en tenir à l’un des genres lié au sexe réel serait une mutilation… Ainsi le veut la « théorie queer » qui, répercutée largement par les médias, prend le corps comme une cire qu’on peut à son gré modeler.
Dans cette optique, il n’y a pas de parole qui tienne. L’expression « l’os de mes os et la chair de ma chair » ne peut plus être entendue que dans un sens négatif : la femme ne serait qu’un os des os de l’homme ; elle ne serait que la chair de sa chair ! On rate alors le sens biblique que pour ma part j’entends ainsi : si la femme est la chair de la chair de l’homme, il ne peut s’incarner — dans le sens radical que je viens de lui donner — que si la femme existe, si elle a « pris chair » dans le sens courant du mot ; c’est-à-dire si elle est là, présente avec son corps sexué. C’est en ce sens qu’on peut parler de « confirmation du masculin par le féminin ». Maintenant, côté féminin, que signifie « se retrouver face au masculin » ? À la fin du récit de création, il est dit à la femme que l’homme va la « dominer ». Énoncé de l’ordre patriarcal, de la « domination masculine » telle qu’un Bourdieu l’a dénoncée ? On peut le comprendre ainsi.
On peut aussi y entendre un constat confirmé jour après jour dans notre écoute d’analyste. Pour les femmes — à moins d’être homosexuelles ou, pour des raisons tout autres, engagées dans une communauté spirituelle —, vivre sans homme est une épreuve infiniment douloureuse. Comme si elles se sentaient privées d’une part d’elles-mêmes. Dans l’analyse, cette souffrance est à réhabiliter dans toute sa dignité. Vous me direz : et les hommes ? Sans femme, sans doute souffrent-ils aussi, mais ils sentent moins leur souffrance, ils la refoulent, voire la censurent.

Communauté et communion


Christus :
De quelle communion vivent les couples dans la durée, et avec quelles épreuves ?

M. Montrelay :
Dans son encyclique Dieu est amour, Benoît XVI parle de la nécessité d’une purification de l’éros. Dans un couple, en quoi consiste-t-elle ? D’abord à renoncer à croire que l’autre est fait comme soi, ensuite qu’il va se comporter, vous consoler, comme son père ou sa mère auraient dû le faire. L’autre, mon partenaire est là. Si je l’aime, j’aime son être, avec ses richesses et ses faiblesses. Tout au long de son enfance, de son adolescence, de sa vie d’adulte, personne ne vit et ne revit (ou ne rate) de la même façon l’incarnation. Et même dans l’acte sexuel « réussi », il y a toujours deux être distincts. Certes, il y a échange, il y a participation. L’homme participe du féminin (voire du masculin) de sa femme, et ceci réciproquement. Ils peuvent s’y perdre, s’y oublier, en jouir charnellement. Mais ceci ne veut pas dire qu’à eux deux ils fassent un. La communion, l’Un d’« une seule chair », suppose que l’incarnation des amants, le creusement, le ressenti toujours plus aigu de leur différence, des tensions qu’elle produit, s’ouvrent sur l’Autre, l’origine : Dieu. Passage d’un infini, celui du désir, à un autre infini plus puissant. De là que ce qui est de l’ordre de l’Un, ineffable, régénère, ré-incarne un homme et une femme.
Le mot « tension » s’entend trop souvent dans un sens péjoratif. « Dans mon couple, il y a des tensions » s’entend comme : « On ne s’entend pas. » Mais les tensions, il en faut absolument : c’est la vie ! À condition qu’on les module, qu’on les mette en rythme, ensemble, peu à peu, corps et âme. L’amour se vit comme une musique. Ou mieux : les gestes de l’amour sont une façon de donner à l’autre sa propre musique — musique qui finalement est une si chacun décolle de sa propre individualité, hors de soi. Ce moment est proprement ineffable, on ne peut rien en dire, sinon qu’il marque les âmes et les corps. Et ce n’est pas rien que ce passage à un infini plus puissant puisse déboucher sur une nouvelle incarnation qui est celle d’un enfant. Pas de communion, donc, sans tension.

E. Falque : Il est vrai que le terme de « communion » est très largement galvaudé aujourd’hui. Dans le christianisme, la communion est un lieu proprement sacramentaire. Nous l’avons dit, « Ceci est mon corps » est une formule conjugale avant d’être une formule christique. Mais ce don de l’un à l’autre prend son sens ultime dans le don du corps du Christ à l’Église. C’est la condition pour donner un sens à l’eucharistie à partir de notre propre expérience. Non seulement cette perspective donne un sens chrétien à la sexualité, mais elle interdit de séparer d’un côté le charnel et de l’autre le spirituel. Nous sommes tout entier corps habité de Dieu, et c’est cette même expérience que le Christ vient assumer et convertir au jour de la Cène. En ce sens, la communion n’est pas la fusion mais l’inhabitation charnelle de soi en l’autre, qu’il s’agisse de la conjugalité ou de la sacramentalité. L’étymologie, d’ailleurs, le confirme. La « communion » n’est pas le lieu de la communauté (communio), comme on le croit à tort, mais celui de la « prise en charge commune » de l’un par l’autre (cum munis).
C’est donc une communauté de chair, voire de finitude, que les amants assument l’un pour l’autre. Ève est aussi pour Adam le lieu de la limite et elle lui fait voir sa propre limite, en raison de sa différence avec lui. La femme est la limite de l’homme et vient l’aider à aimer sa propre limite, parce qu’elle se dévoile comme son autre : appelée « femme » (ishsha) et non pas « homme » (ish). La limite en christianisme n’est pas mauvaise, bien au contraire. Elle est ce qui donne la forme. En ce sens, la « communion » ou la quête d’« une seule chair » ne signifie pas s’unir dans la fusion, mais porter ensemble le poids de la finitude, c’est-à-dire de la « chair » toujours synonyme de fragilité, voire de mortalité dans la Bible. Quand nous nous aimons, nous portons ensemble le poids de la mort de l’autre. Cela n’en fait pas le dernier mot, mais celui par lequel toute fragilité, et toute sexualité, doit passer pour être convertie en Dieu par sa résurrection.

J. Perrier :
Quand on parle du mariage, il faudrait toujours penser, simultanément, à deux autres situations de vie : le célibat, par choix ou involontaire, et le veuvage. Dans les sermons de mariage, j’entends parfois des prêtres parler du mariage avec tant de flamme que je me dis deux choses : 1. « À écouter les gens mariés que je connais, on voit bien que ces prédicateurs ne sont pas mariés » ; 2. « Comment se rendent-ils compte à eux-mêmes du choix qu’ils ont fait du célibat, par appel de Dieu ? » Quant à la situation de veuve (plus fréquente que celle de veuf), elle oblige à approfondir le sens du mariage. Quel est le lien qui demeure, dans la séparation qu’a causée la mort, avec le conjoint décédé ? On ne peut pas dire que ce lien reste identique quoiqu’invisiblement, puisque la possibilité d’un nouveau mariage a toujours été reconnue. La réflexion sur le veuvage doit amener à bien situer une vision chrétienne du mariage : elle est suffisamment vaste et belle pour qu’il ne soit pas nécessaire de l’idolâtrer.

M. Montrelay :
Françoise Dolto disait : « La femme est l’éthique de l’homme. » À propos de la durée, il faudrait aussi faire une large place au pardon, tel que le pensait Paul Beauchamp. Je donne un pardon non que je décide mais qui m’arrive, et qui est don de Dieu, que je le nomme ainsi ou non. Pas d’amour, pas de mariage sans pardon.

E. Falque :
La question de la durée dans la fidélité est en effet essentielle. Nous sommes tous soumis à l’usure du temps, et le couple de façon exemplaire parce qu’il est soumis à l’usure de la quotidienneté dans un « côte à côte » parfois insoutenable. Mais cette « usure du temps » est aussi une « usure de la chair » — et cela, chaque couple en fait aussi l’expérience. On pourrait dire en quelque sorte que la corporéité marque le lieu de l’entassement du temps. Le temps « s’entasse » sur moi comme sur mon conjoint. Et si je veux feindre de ne pas le voir en face, je le vois toujours sur la face et le corps de celui ou celle qui me fait face. L’autre qui m’est le plus proche me rappelle à ma propre existence comme décrépitude, et il vient là aussi pour m’apprendre à l’aimer, en l’aimant lui-même de son propre amour pour moi. Ce qui fait, en dernier ressort, la condition de possibilité de la durée d’un couple est donc moins l’« usure de la chair » que son « usage ». L’usage de la chair est en quelque sorte le remède à l’usure du temps. Vais-je pouvoir éprouver l’usure du corps de l’autre, et de mon propre corps, comme un lieu d’inhabitation de sa chair et de ma propre chair ? Telle est la question que pose la fidélité, en tant que « foi » (fides) dans un avenir possible à toute corporéité.
Il faut le dire, au moins pour revenir à l’épaisseur quotidienne de la vie partagée : Dieu n’est pas simplement le garant de la fidélité, pour rendre la vie facile ou plus facile. Il est d’abord celui qui ne va jamais rompre sa fidélité, quoi que vive le couple et chacun de ses membres. La fidélité première est la fidélité de Dieu vis-à-vis de l’homme, et non pas l’inverse. C’est pourquoi le serment conjugal, le « oui » du mariage, est un point capital dans cette fidélité, bien qu’il n’en soit pas le point final. C’est plutôt un commencement auquel on peut se référer. La vraie fidélité, pour l’homme comme pour Dieu, est la fidélité à un « oui du corps ». À l’instar de mon conjoint, Dieu est aussi celui qui peut m’aider à aimer mon propre corps, comme aussi le corps de l’autre. Il est celui qui invite à une fidélité incarnée ou mieux « encharnée » (Péguy), en raison de sa propre fidélité à la chair comme à son histoire.
 

L’inquiétude d’appartenir à l’autre


Christus :
« Il y a une recherche et une inquiétude qui sont constitutives et qui accompagnent la conscience d’appartenir l’un à l’autre », écrit Jean-Paul II. Comment comprendre cette inquiétude ? Se transforme-t-elle en quiétude au fil du temps ? Ou est-elle plutôt inhérente au début de la relation, puisque l’on sort d’une solitude radicale pour se lier ?

M. Montrelay :
La véritable inquiétude naît de la question : « Est-ce que justement je le/la reconnais dans la différence ? Qu’est-ce que j’ai dit qui le/la fait souffrir ? » Cette inquiétude est fondamentale. Indissociable de l’amour. C’est l’inquiétude du mystère qu’est l’autre, du mystère que l’on est à soi-même. On l’oublie trop : le plus souvent, le pire que nous infligeons à l’autre est le mal que, sans le savoir, nous lui faisons sur le moment.

J. Perrier :
Avant que le non-mariage se banalise, l’argument de ceux qui ne voulaient pas se marier était celui-ci : « Une fois mariés, on s’installe dans une fausse sécurité. L’amour ne dure que si j’ai conscience qu’il est précaire, fragile. » Qu’il faille prendre soin de son couple et, au-delà, de sa famille, c’est évident aujourd’hui plus que jamais. L’« in-quiétude » est sans doute salutaire. Mais ni la peur, ni la défiance, ni le scrupule, ni l’activisme. « Dieu comble son bien-aimé qui dort » : ce n’est pas le dernier mot de l’Écriture, mais il s’y trouve quand même.

E. Falque :
L’inquiétude d’appartenir à l’autre est une bonne inquiétude. Elle est sans repos (in-quies), comme la vie. Ce serait un leurre de croire qu’il suffit de s’être prêté serment un jour pour que cela dure toujours. L’appartenance à l’autre est nécessairement « inquiète », parce qu’elle demeure contingente. Elle peut être ou ne pas être, en fonction de la mort comme de la séparation. Et c’est justement à cause de cette inquiétude que l’amour fidèle est celui qui essaie toujours d’aller au-delà de la mort. Gabriel Marcel le souligne à merveille : « Dire à l’autre : “Je t’aime”, c’est lui dire : “Toi, tu ne mourras pas.” » Cette formule ne nie pas la limite, bien au contraire. Nous sommes ensemble dans la limite, nous l’avons dit, et nous nous reconnaissons limités l’un et l’autre et l’un par l’autre. Mais par la foi en la résurrection, nous croyons que ce qui est vécu aujourd’hui jusque dans nos corps pourra aussi être assumé et transformé dans le corps de Dieu. Tel est, me semble-t-il, le sens chrétien de la fidélité, plus profond, et plus spirituel en même temps, que le simple respect du serment par devoir.
C’est un bien étrange paradoxe que de constater qu’il faut parfois attendre la mort de l’autre pour lui dire véritablement combien nous l’avons aimé. Le masque mortuaire doit être levé avant que d’être, pour un temps au moins, séparés. Puissions-nous vivre aujourd’hui avec l’autre « comme s’il était mort ». Une telle formule n’est pas l’énoncé d’une attente morbide. Elle enracine au contraire le couple dans son « inquiétude originelle », et la vérité de son être dans la jouissance d’une vie encore partagée. La « prise en charge commune » ou la « communion des saints » doit se vivre dès ici-bas pour avoir un sens au-delà.

M. Montrelay :
La perspective de la mort est là non seulement pour relancer et faire rebondir le désir, mais effectivement, des paroles viennent de nous et s’adressent à l’autre sur cet horizon de mort. Mais je ne suis pas certaine qu’il soit possible de dire à l’autre ce qu’on croit ne pouvoir dire de lui qu’après sa mort.

(Propos recueillis par Paul Legavre et Yves Roullière)