La vie conjugale travaille-t-elle la foi de l'un et de l'autre ? Les conjoints venus seuls ou ensemble en consultation parlent rarement de leur vie de foi. La plupart du temps, le thérapeute ignore s'ils croient en Dieu — au début du travail, tout au moins. La préoccupation des « patients », c'est de mieux se situer l'un devant l'autre. Devant Dieu ? Il en est rarement question. Pourtant, en laissant travailler en moi tout ce que m'ont apporté ces personnes en recherche, me vient parfois tel verset de la Bible telle ligne de Thérèse d'Avila, dans un rapprochement qui me surprend et m'émerveille. Vivre avec un autre qu'on découvre différent de l'image qu'on s'en faisait, de ce qu'on espérait de lui, contribuerait-il à la découverte du Tout-Autre qu'on ne peut jamais cerner ? Certains intègrent dans une vie de foi leurs découvertes de l'un et de l'autre, le sens nouveau que prennent les crises. D'autres vivent ces évolutions sans les relier à une vie spirituelle. Beaucoup croient à l'amour sans connaître ou imaginer une source — totale liberté laissée par Dieu à chacun.

Emerger de la fusion et devenir soi-même


La bienheureuse et féconde « lune de miel » dont parle si bien Jean Lemaire 1 donne aux amoureux le sentiment de deviner l'autre, d'être compris sans même avoir besoin de parler. Une sorte de retour à la période où le tout-petit n'est pas différencié de sa mère qui devine ses besoins, ses angoisses, et sait les apaiser. La mère et le nourrisson n'ont qu'« une pensée pour deux », et il faudra du temps à l'enfant pour sortir de cette illusion et se différencier de sa mère. La présence du père aide le bébé à franchir cette étape sans lui éviter cependant de passer par une phase « dépressive » que décrivent certains psychanalystes 2. Quelque chose de cet ordre se retrouve dans la rencontre amoureuse et se prolonge durant un temps variable selon les couples. Certains s'arrangent pour faire durer l'illusion sans soupçonner qu'ils risquent de payer très cher, en fin de compte, la difficulté qu'ils ont d'oser « penser leur propre pensée ».
Ainsi Annie avait-elle été désarçonnée en recevant, après dix ans de mariage une demande de divorce. Jamais aucun conflit entre eux : elle s'était toujours rangée à l'avis de son mari et n'avait plus, disait-elle, de pensée à elle. La crainte des conflits née des querelles et du divorce de ses parents avait trouvé un écho chez son mari, heureux d'échapper à la domination d'une femme comme l'était sa mère. A l'occasion d'une mission en province, son mari avait rencontré une femme qui avait « de la personnalité » : il quittait sans regret celle qui n'était plus que son reflet. La séparation douloureusement subie a incité Annie à entreprendre un travail pour oser devenir elle-même. Certains jeunes mariés se vivent « pareils », et même « asexués », en se maintenant dans l'illusion qu'il n'y a pas de différence entre eux. Quand la jeune femme est enceinte, l'illusion cesse : elle ressent dans son corps des sensations parfois pénibles (nausées, fatigue, sommeil) qui épargnent l'homme. Les conséquences sont importantes : peut-on être compris par quelqu'un qui n'éprouve pas la même chose ? « J'envie ton ventre plat », disait l'une d'elles à son mari qui, lui, se désolait de ne « rien » sentir dans son corps. La jeune femme se tourne alors fréquemment vers sa mère, la retrouve même après une éclipse. La grossesse oblige chaque conjoint à renoncer au sexe qu'il n'a pas, à intérioriser la différence des sexes — étape qui confronte à la castration. Lorsque les conjoints acceptent le fait que chacun n'est porteur que du sexe masculin ou du sexe féminin, mais pas des deux, ils sont heureux de se découvrir « différents ».
Dans la Genèse, Dieu dit : « Nous ferons l'Adam, l'humain, en notre forme et selon notre ressemblance », puis : « Elohim crée l'Adam, en sa ressemblance d'Elohim il le crée, mâle et femelle il les crée. » Marie Balmary 3 analyse avec précision ces textes fondamentaux et nous fait comprendre que l'homme et la femme prennent seulement conscience d'être qui ils sont l'un devant l'autre. C'est en voyant la femme (Isha) que l'« humain » se dit « homme » (Ish) pour la première fois : ils sont tous deux « pareils » dans leur ressemblance à Dieu mais « différents », car homme et femme.
 

L'enfant qui transforme


Les occasions de « crise », c'est-à-dire de bouleversement, de changement d'équilibre, sont multiples dans la vie conjugale. L'une d'elles, particulièrement aiguë, même si elle est désirée, c'est la venue d'un enfant. Les deux conjoints ne sont pas forcément prêts en même temps à souhaiter un bébé et, contrairement à ce que l'on croit, c'est parfois l'homme qui éprouve en premier ce désir. Mille facteurs interviennent : quel enfant a-t-on été pour ses parents ? Souhaité ou, à défaut, bien accueilli ?
Les enfants, par leur simple existence ne remettent pas seulement en cause l'ancien équilibre du couple des parents. Pendant des années, surtout à l'adolescence, ils risquent d'être, sans le vouloir, l'occasion de conflits, et même le prétexte d'une rupture dont ils sont à la fois (paradoxe !) la cause apparente et les victimes, eux qui ont essentiellement besoin de sentir vivant l'amour entre leurs parents.
En fonction de ce qu'il ou elle a vécu dans l'enfance, un homme ou une femme risque de donner une place prééminente à la famille, de privilégier la relation aux enfants, laissant dans l'ombre — comme si elle allait de soi — la relation au conjoint. Nulle surprise si le lien conjugal se délite peu à peu, meurt avec le départ du dernier enfant. Pas nourrie, pas entretenue, toute relation est vouée à l'amenuisement, voire à la mort. Garder du temps pour vivre à deux, en confiant les enfants aux amis, aux grands-parents : trop de couples n'osent le faire. Pourtant, les enfants sont les premiers à se réjouir de voir « Maman et Papa partir en amoureux ».

Se laisser connaître par l'autre


« A nous deux, nous vaincrons le monde », semblent proclamer silencieusement certains couples. Le persistant espoir de toute-puissance né dans la petite enfance peut trouver refuge dans l'image du couple. La déception éprouvée par l'un des conjoints peut l'aider à remettre les pieds sur terre. Même avec le conjoint, on ne peut pas tout. Cette prise de conscience n'a cependant rien d'automatique. Plutôt que de reconnaître leurs propres limites et celles de l'autre, certains se séparent de leur partenaire si décevant, si insuffisant, pour conserver intacte l'image d'un couple omnipotent qu'il ou elle tentera de recréer avec un(e) autre Nous voilà, bien sûr, loin de l'« aide » que le Dieu de la Genèse présentait à Adam...
On n'épouse pas n'importe qui, c'est bien évident, puisqu'il s'agit de nouer une relation approfondie. Mais les partenaires soupçonnent à peine les éléments inconscients qui les portent à vivre ensemble « pour toujours », comme ils l'espèrent. Parfois, ce sont les poètes qui expriment mieux encore que les cliniciens la vérité profonde. Tournons-nous vers Christiane Singer 4 qui exprime si bien ce que constatent les thérapeutes :
 
« En mariage, l'autre me confronte aux limites de mon être.. Si l'autre me montre sans cesse mes limites, trouve aussitôt les sutures dans l'armure, m'arrache à ma superbe, à mes retranchements, c'est qu'il me connaît au sens biblique du terme. Il a tout naturellement accès à l'être qui me fonde. Il évolue dans ma forteresse intérieure (...), c'est tout droit à la blessure qu'il va... Seule la confrontation avec mes blessures (...) — dans une souffrance qui somme toute n'est pas pire que celle que j'endure à enfouir et à nier ! — est en mesure de me délivrer... L'autre (j'ose dire à son insu même) travaille à ma délivrance. »

Cette nécessité d'être délivré(e) des blessures profondes — celles de l'enfance et celles héritées des générations précédentes — pour avancer moins entravé sur le chemin de la vie est au fondement des liens conjugaux. Ces restes d'histoires douloureuses, mal intégrées, fondent bien des couples sans qu'ils en aient conscience. On dirait que les conjoints — inconsciemment, bien sûr — attendent mutuellement d'être compris et « délivrés » pour devenir davantage eux-mêmes en vérité. « Elle a deviné en moi le pauvre François que je me sentais être, alors que tout le monde me considérait comme un chef et s'appuyait sur moi », dit cet homme dont la femme ajoute : « Et lui, grand chef qui savait tout, me vengeait des humiliations que m'avait fait subir mon frère quand j'étais petite. » Un peu soignés l'un par l'autre, ils pouvaient au moins prendre conscience de leurs souffrances d'enfants, ne pas s'y complaire et dépasser peu à peu les blocages très tôt mis en place. On est tenté de rapprocher ces délivrances mutuelles du cri de Thérèse d'Avila : « Loué soit le Seigneur qui m'a délivrée de moi-même ! » N'est-ce pas, ici et là, une manifestation de l'amour ?
Etre ainsi plus proche de son être profond grâce à son conjoint, tout en admettant que l'autre ne devine et ne dévoile pas tout, invite à l'action de grâce. « Il est en moi, qui me connaît mieux que moi-même. » Là, c'est de Dieu qu'il s'agit, dans une invitation à la limpidité la plus totale. Entre conjoints, en revanche, la connaissance mutuelle a des limites. Certains peuvent, dans le manque éprouvé avec l'autre, se sentir reconnaissants de ce qu'il reçoivent, percevoir leurs propres limites et celles de leur partenaire, sans lui en vouloir. D'autres, au contraire, ne cessent jamais de vivre dans la revendication : « Si elle (il) ne me comprend pas mieux, c'est qu'elle (il) ne le cherche pas, ne le veut pas, ne s'en donne pas la peine. »
Certains (hommes ou femmes) « profitent » de leur capacité à deviner l'autre avec ses failles pour le dominer, exercer leur emprise : « J'ai épousé cette femme handicapée pour ne jamais être dominé », reconnaît Jean après quelques années de thérapie Seuls ceux qui accèdent à cette acceptation des limites et des failles peuvent se tourner vers Celui qui peut tout mais laisse libre
Chacun dans le couple projette sur son partenaire des caractéristiques issues des images parentales et fraternelles qui, au départ du moins, correspondent aux attentes personnelles plus qu'à la réalité de l'autre. Freud dit même que dans le couple « l'objet n'est pas trouvé mais retrouvé ». L'illusion peut durer un temps variable : « Je croyais que c'était un agneau, disait une femme, mais, dès le lendemain de notre mariage, j'ai vu que c'était un loup. » Extrême de la désillusion. Même si elle s'étale dans le temps, cette désillusion survient dans tous les couples. Bienheureuse est-elle qui permet à chaque conjoint de percevoir chaque jour davantage l'autre dans sa réalité, dans sa vérité ! Vérité contagieuse qui invite à se voir soi-même un peu plus tel qu'on est, avec ses failles mieux repérées.

Une épreuve : la maladie


L'un des facteurs qui contribuent à transformer l'image du couple, à la désencombrer de résidus inutiles, c'est la maladie. Encore une fois, rien ne va de soi dans ce processus de « purification ». Devant l'épreuve de la maladie, la relation conjugale peut se trouver plus intense, plus marquée d'attentions et de reconnaissance réciproques, ou, au contraire, se casser.
Alain, par exemple, est désemparé : sa femme solide sur laquelle il pouvait s'appuyer n'arrive plus à corriger l'épreuve d'un article, à préparer un repas. Une consultation spécialisée confirme la crainte d'Alain : maladie d'Alzheimer. D'un coup, il comprend les bizarreries de sa femme n'est plus que compassion. Il se dévoue sans relâche, cherchant les meilleurs centres d'activités spécialisés, les meilleures aides. L'équilibre du couple s'est renversé. Alain trouve en lui et auprès d'une association la force dont il a besoin pour supporter et accompagner Janine qui, peu à peu, ne le reconnaît plus que par éclipses.
Dans d'autres couples, la maladie est l'occasion de modifier les rôles qui se figeaient : « Depuis que Benoît a eu son accident cardiaque, je suis obligée de compter sur moi-même, et plus autant sur lui. Je me rends compte que je laissais en friche beaucoup de mes capacités, sauf dans mon métier. Ce nouvel équilibre entre nous est plus riche et semble convenir bien mieux aux enfants. »
Cependant, le « bon usage des maladies » n'est pas en oeuvre dans tous les couples. La « blessure narcissique » que peut ressentir un conjoint devant la maladie ou l'accident de l'autre peut provoquer un rejet chez celui qui reste valide : le malade, le blessé, devient un « mauvais objet » persécuteur. Ainsi, quand Sabine, après dix-huit ans de mariage, se fait opérer d'une hanche, Antoine lui fait des remarques déplaisantes sur son handicap et part faire un safari en Afrique. La demande de divorce qui suit laisse Sabine dans un grand désarroi. Une psychothérapie l'aide à comprendre le sens qu'a eu pour Antoine cette séparation imposée : « Antoine n'a pas imaginé un instant ma souffrance dit-elle. J'ai fini par saisir qu'il agissait non pas contre moi, mais pour sa survie, en quelque sorte. Il m'a fallu me rappeler ses confidences d'autrefois pour le comprendre : il avait dix ans à la mort de sa mère à la suite d'un cancer très douloureux, et mes ennuis de santé lui ont inconsciemment fait revivre cette période insupportable. J'ai pu alors lui pardonner. »
La maladie invite le bien-portant autant que le malade à sortir de lui-même, à recevoir de l'autre ou des autres les forces de patience, l'énergie du combat pour la vie. Ceux qui croient en un Dieu de compassion qui a lui-même compati à ceux qui souffraient (les malades ou leur entourage) puisent dans la prière les forces nécessaires pour supporter l'épreuve Le regard du valide sur le malade peut changer, refléter quelque chose de la gratuité du don de Dieu. « Ce qui compte pour moi, disait un homme à sa femme atteinte d'une longue maladie invalidante et qui se désolait de "peser" sur le siens, c'est que tu vives, que tu puisses rester avec nous, même si tu ne peux rien faire. »
 

Le pardon


Tant de pages ont été écrites sur le pardon dans le couple que la brièveté convient, malgré l'extrême importance qu'il tient dans toute vie de couple. Sans doute est-ce à propos des infidélités que les blessures sont les plus douloureuses et soulèvent les exigences du pardon. Une indulgence facile n'est que complicité de mauvais aloi. Un pardon qui peut engendrer une vie nouvelle exige que l'« offenseur » reconnaisse en quoi il a blessé l'autre. Déjà, à cette première étape, certains peuvent ne jamais se reconnaître « coupables ». Jamais, dans leur famille, ils n'ont été témoins de moments où l'un des parents faisait des excuses à l'autre ou à un enfant. Cette attitude d'humilité s'apprend en effet dès le plus jeune âge, et le narcissisme de certains leur interdit d'accepter leurs torts.
D'autre part, il faut que celui qui a subi l'offense dépasse les sentiments de haine, de rancune, de désespoir qu'il peut éprouver. Il est indispensable — et c'est d'une grande difficulté quand la blessure est trop profonde — que l'« offensé » tente de chercher en quoi il n'a pas facilité la vie et la fidélité de son conjoint.
A ce prix seulement survient l'heureuse issue où les conjoints — et, du coup, toute la famille — retrouvent l'harmonie perdue. Qui mieux qu'Osée a parlé de ces retrouvailles si ardemment désirées par celui qui emmène l'infidèle au désert et tente de parler à son coeur ? Encore faut-il bien lire. Osée précise que l'amant ne s'épargne pas d'aller lui-même au désert avec l'aimée : les deux membres du couple sont tous deux invités à passer par l'inconfort de la recherche de torts plus ou moins partagés, avant de retrouver le flux vital de l'amour et la réconciliation dans une unité nouvelle qui ne gomme pas les différences.
Bien loin de rendre compte de tout ce qui se vit dans un couple où la vie de l'un est aiguillonnée par celle de l'autre, ces quelques réflexions me conduisent à penser que le prochain, invité à être aimé « comme soi-même », est souvent le conjoint, cet étranger si familier. Quelle attitude avoir quand on est thérapeute pour aider ces conjoints à dépasser leurs épreuves ? Ne jamais oublier que c'est dans un parfait respect de la liberté des hommes, dans une infinie discrétion, que Dieu ne cesse de faire passer son amour qui change le monde par les humains. Mais il faut inviter les conjoints à accepter de se laisser transformer mutuellement dans la liberté voulue par Dieu pour ses enfants.



1. Le couple, sa vie, sa mort, Pavot, 1979.
2. Mélanie Klein et Donald W. Winnicott, par exemple
3. La divine origine, Grasset, 1993
4. Eloge du mariage, de l'engagement et autres folies, Albin Michel, 2000.