Certaines figures condensent, autant qu'il est possible, la doctrine et l'esprit d'une religion. Telles sont celles de Bouddha et du Christ. Il se trouve qu'elles sont aussi des attitudes de non-violence, toutes deux exemplaires, mais combien différentes sinon opposées.
 

LE BOUDDHA


Bouddha fut représenté de bien des manières : debout, assis ou même couché, seul ou entouré de personnages. Mais son attitude la plus connue est celle de la « posture du lotus » : il est assis à même le sol, légèrement incliné, les jambes croisées et repliées sur lesquelles viennent reposer ses mains. La plus connue est aussi la plus significative, car elle exprime au mieux l'état d'absorption auquel parvient Bouddha dans sa méditation, tout particulièrement dans, les oeuvres de l'art khmère, pétries d'humanité. « Qui les aura comprises aura compris tout le bouddhisme » (Grousset). Si la position du corps penché, frontal, surnaturellement immobile, rend déjà compte de la spiritualité bouddhique c'est dans l'expression du visage qu'elle apparaît davantage et par deux traits marquants : ceux des yeux et des lèvres.
 

Les yeux


Le bas des paupières supérieures vient à mi-chemin du front aux narines. Ce n'est pas tant l'effet d'un relèvement des sourcils que d'un abaissement des paupières. Nul étonnement, nul émerveillement qui feraient lever les yeux vers le haut ; nulle vision, nulle apparition céleste, nulle révélation surnaturelle ; ni ciel, ni dieu, l'expérience seule : « Quand ceci est, cela est. » Le visage de Bouddha se tourne résolument vers la terre. Bouddha tire sa réflexion et sa sagesse de la condition et de l'expérience humaines, et cette expérience, il faut la vivre et pas se contenter de l'énoncer.
Les paupières, ces éléments organiques, apparaissent, plus qu'ailleurs, comme des voiles posés sur les yeux pour les protéger de toute distraction, de toute attirance qui viendrait du dehors et qui les attacherait au monde. Toutefois, on ne peut dire, bien que les yeux soient voilés, qu'il y ait absence de regard comme chez un mort ou chez un dormeur, car une mince fente, accentuée par une ombre portée sépare les deux paupières. De plus, celles-ci, légèrement gonflées, impliquent, du fait de leur convexité, une référence à un dedans, à un centre, et donnent l'impression que ce regard invisible se concentre fortement et descend en lui-même. « Laissez-vous couler comme une pierre dans une eau sans fond », recommandent les maîtres bouddhistes. Et comment ne pas être saisi par l'expression de ce visage, douce, pacifiée, silencieuse ? Elle laisse transpirer à la fois la béatitude et « l'hyper-conscience pénétrante » de Bouddha. Son regard ne vient pas vers nous, mais il plonge en lui-même, dans les abîmes de l'Essence intérieure de l'ineffable bouddhéité.
 

Le sourire


En s'abaissant, le regard porte l'attention sur les lèvres souriantes de Bouddha. Le sourire est quelque chose de paradoxal et d'énigmatique. Bien qu'il prenne naissance dans une tension musculaire, il s'éprouve comme une détente. « C'est l'expression d'un seuil instable, note Plessner, d'un arrêt à l'entrée d'un monde nouveau. » Il est certain que le sourire ionien, qui s'épanouit sur les visages des statues du musée de l'Acropole, inaugure une ère nouvelle, marque un éveil, le moment où l'homme prend ses distances vis-à-vis du monde qui l'entoure et conscience qu'il est raison et liberté. Bien que « Bouddha » veuille dire « l'Eveillé », son sourire n'est pas un sourire d'éveil ; c'est un sourire de détachement.
Le sourire de Bouddha ne soulève pas les joues qui, au lieu de remonter, descendent et pèsent sur les commissures des lèvres, accusant comme les yeux une descente en soi. Il n'est pas léger, pointu, comme celui de Reims ; c'est un sourire lourd et appuyé, qui s'étale largement et dont la massivité tabulaire donne appui et assise à tout le visage. Cette majesté souriante marque plus qu'une distance, elle témoigne d'une stabilité qui s'oppose au cours du monde dans lequel, selon la doctrine bouddhique, tout est flux, sans permanence et sans substance, succession d'états, enchaînement de causes et d'effets. Comme on peut sourire d'un événement, d'une situation ou même d'une contrariété qui ne vous atteint pas profondément, Bouddha sourit de s'être détaché, élevé au-dessus de l'impermanence des choses. « Entrant dans cette vacuité qui est complètement pure, incomparable et suprême, j'y demeure. »
Paradoxalement, cette stabilité des lèvres cache sous une immobilité apparente un mouvement subtil, nullement descriptif mais purement plastique, fait de tension et de détente, qui ne se livre qu'en nous laissant la sensation d'une forme glissante, de quelque chose qui ne donne pas de prise, et d'autant moins que plus on serre un objet glissant, comme un poisson dans la main, plus il vous échappe. « Ni preneur, ni prenable, ni prise », dit Vasubandhu. On ne peut formuler plus nettement le détachement radical auquel est parvenu Bouddha et qui le délivre de toute adhérence qui l'enchaînerait au monde ou à lui-même. Non seulement Bouddha se détache de ce qui vient du monde extérieur par les sensations ou les perceptions (les formes, les sons, les odeurs, les saveurs et les choses tangibles), mais aussi de ce qui vient du monde intérieur (les états psychiques liés au corps, et, ce qui va beaucoup plus loin, les pensées, les volitions, et même la conscience). Le bouddhisme pousse à l'extrême le détachement de soi, jusqu'à critiquer l'ascèse et tout volontarisme, car vouloir une chose, fût-ce la plus désirable comme le Nirvana, est le plus sûr moyen de ne pas l'atteindre. La plasticité des lèvres élude toute crispation, tout resserrement et, par là, tout sentiment d'angoisse qui troublerait la paix intérieure ; tout ressentiment aussi. Une des grandes leçons que donne Bouddha : il ne dépréde nullement ce dont il se détache. Et Dieu sait si son détachement va loin ! Aucune indignation, aucune accusation. Il n'a pas même l'idée que le monde pourrait être différent ou meilleur. Aucun pessimisme psychologique ou métaphysique Bouddha n'est pas « l'homme du ressentiment ».
On a pu voir dans certains de ses sourires l'expression de la grande pitié bouddhique : mansuétude compassion allant parfois jusqu'à la tristesse devant les souffrances humaines. Mais le sourire que nous montrons id n'a rien d'émotif et ne marque aucune nuance psychologique : il est trop serein, trop impassible. A le contempler un peu longuement, on se sent envahi par une grande quiétude qui pourtant ne cesse de nous inquiéter, tant il reste mystérieux, énigmatique, dilatoire. Bouddha ne répond pas à nos questions, du moins à celles qui touchent à la nature ultime des choses : le monde est-il éternel ? Le principe vital est-il la même chose que le corps ? Dieu existe-t-il ? Bouddha ne répond pas ; simplement, il sourit. Non qu'il veuille donner une réponse par son sourire — car il peut y avoir des sourires qui en disent long —, mais son sourire est lui-même la réponse. Ce que Bouddha cherche, « c'est de rendre la question silencieuse, écrit Raymond Panikkar, silencier la demande silencier nos désirs qui veulent transgresser la réalité et s'évader de la situation humaine... Bouddha met en question la question et, par là, le questionneur. »
 

LE CHRIST EN CROIX


La figure où se reconnaît communément le christianisme n'est pas celle d'un sage ou d'un moine, mais celle d'un supplicié, abandonné par son peuple et ses disciples, condamné à mort par les autorités politiques et religieuses de son pays. Et ce supplicié n'est pas mis à mort dans un lieu écarté ou dans une geôle obscure mais il est doué au pilori, affiché à la porte de la ville dans un endroit élevé et public, afin que tout le monde puisse le voir. Si on voulait le montrer, l'exposer et l'offrir aux regards, on ne pouvait mieux faire. Dans son aspect le plus immédiat et le plus général, la figure de la crucifixion est une mise en évidence, un pur donné à voir. Et ce témoin oculaire qu'était Jean l'évangéliste l'a bien comprise ainsi, quand il écrit que tout cela est arrivé afin que s'accomplisse la parole du prophète : « Ils regarderont celui qu'ils ont transpercé. »
Par la suite dans la littérature patristique et dans l'iconographie l'image de la croix prendra très vite la forme de ce qui est fait pour être vu, pour attirer et polariser les regards, c'est-à-dire la forme d'un étendard (vexillum Crucis). En donnant une telle visibilité et une telle ostentation au supplice, les persécuteurs de Jésus avaient sans doute l'intention de donner une leçon, de « faire un exemple », comme on dit, afin de dissuader tous ceux qui voudraient suivre ou imiter le Christ, mais ils ne pensaient pas à quel point leur dessein serait pris en compte. Avec quel retournement, pour ne pas dire avec quelle subversion, cela, ils l'imaginaient encore moins. Car, pour des générations et des générations de chrétiens, jusqu'à nos jours, la figure de la crucifixion est non seulement un souvenir, mais l'image exemplaire de leur foi en Jésus Christ.
 

Extension et désir


Cette exemplarité de la figure de la crucifixion ne tient pas seulement à son exposition, mais aussi à sa structure. Le gibet sur lequel le Christ est dressé prend la forme d'une croix, qui est certainement l'un des symboles les plus universels, « le symbole absolu » (Romano Guardini). Schème spatial de totalisation, la croix rassemble les points extrêmes : le haut et le bas, la droite et la gauche ; le ciel et la terre, l'est et l'ouest ; c'est-à-dire les quatre directions nécessaires au déploiement d'un monde Les Pères ont vu dans le signe du Fils de l'homme, annoncé par Matthieu, la croix du Christ, le signe de l'extension, le « sémeion ekpetaseos » (Doctrine des douze Apôtres). Et c'est par cette extension que la croix devient « théologienne » : « Le propre de la divinité, c'est de se répandre à travers tout et d'être coextensive à la nature des êtres en toutes ses parties. Or nous apprenons par la croix, dont la forme se distribue en quatre que celui qui y fut étendu, au moment où le dessein divin s'accomplissait dans sa mort, est celui qui relie et ajuste toutes choses à lui-même » (Grégoire de Nysse).
Sur la croix, le corps du Christ est étendu et par là même déplié, déployé, « extensé » pourrait-on dire, debout, dressé, les bras largement ouverts. Quand la figure de Bouddha est située sous le signe de la concentration, celle du Christ l'est sous le signe de l'extension, et cela seul suffit à marquer la différence entre bouddhisme et christianisme. Lors de son célèbre sermon de Bénarès, Bouddha pose les bases de sa réflexion et de sa doctrine : « Tout est douleur. L'origine de la douleur est la soif. » La cessation de la douleur ne peut venir que de l'extinction de la soif, autrement dit du désir, de tout désir, que ce soit celui de se satisfaire, de posséder, ou même celui de se libérer et d'exister. Le Christ, à l'opposé, embrasse toute la dimension du désir, angoisse comprise : « Je suis venu apporter le feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! Je dois recevoir un baptême, et quelle n'est pas mon angoisse jusqu'à ce qu'il soit consommé ! » Et l'une de ses dernières paroles fut de dire : « J'ai soif. »
L'extension est figure du désir. Saint Augustin a bien perçu le lien de l'extension et du désir, quand il écrit : « Dieu, en se faisant attendre, étend le désir ; en se faisant désirer, étend l'âme ; étendant l'âme, il la rend capable de le recevoir. » Car notre moi est infiniment extensible : « Il n'y a pas un point où l'on puisse fixer ses limites de manière à dire : "Jusque-là, c'est moi" » (Plotin). Et Rufin d'Aquilée ira jusqu'à dire : « L'âme est capable de Dieu (Dei capax). » Par son corps déployé, largement étendu, le Christ montre là où va la vie, non pas vers une extinction du désir, mais vers un élargissement, une surdimension du désir.
 

Le Verbe s'est fait chair


Assumant l'infinité du désir, le Christ en accepte la conséquence : la lourde douleur humaine. Son attitude ne témoigne d'aucune occupation particulière, sinon celle de la souffrance qu'il prend à bras-le corps. Il ne porte le vêtement et l'insigne d'aucune fonction ou profession. Comme Adam, il est nu, ramené à ce qu'il y a de plus général dans l'homme. Il est l'homme à l'état pur : « Voici l'homme. » Au point que des peintres, quand ils voudront exprimer l'essence de l'homme (par exemple, Léonard de Vinci avec son Homme de Vitruve), reprendront plus ou moins consciemment l'attitude et la nudité du Christ.
Mais l'extension du Christ sur la croix n'est pas la paisible ou olympienne ostension de l'homme. Loin d'être un simple étirement, comme on en fait pour se détendre, c'est une élongation, une distension, un écartèlement, car ses mains et ses pieds sont fixés. Non seulement fixés, mais transpercés. Plus encore, comme si ce n'était pas assez, son côté sera ouvert par la lance du soldat, par une action violente — véritable trauma qui déchire la peau, transgresse l'enveloppe et la forme du corps pour laisser couler ce qui n'a pas de forme : des humeurs, du sang, de l'eau. Par-delà son corps, ce qui est donné à voir, c'est sa chair.
Et dans cette chair, peu à peu, la Parole s'enfouit : « La Parole qui commence par s'adresser aux auditeurs de l'extérieur et d'en haut (Sermon sur la montagne) avec le caractère des prophéties vétéro-testamentaires, devient progressivement une Parole proférée par la chair du Christ, exprimée par elle une Parole étouffée par l'épaisseur de la chair et retentissant d'autant plus fort : étouffée jusqu'à ce que l'homme tout entier, devenu langage de Dieu, non seulement profère la Parole de Dieu avec son corps et son âme mais soit cette Parole » (Urs von Balthasar). Que l'homme tout entier puisse être la Parole cela peut surprendre. Mais la chair est pivot autant que l'esprit. « Caro est cardo », écrit Tertullien dans une de ses formules lapidaires dont il a le secret. Par son origine où le Verbe créateur souffla sur le limon de la terre, la chair de l'homme, corps sentant aussi bien que senti, est par excellence une charnière en laquelle peuvent se conjoindre et s'unir les extrêmes : le ciel et la terre, Dieu et l'homme, la parole et le silence.
Puisque la Parole est étouffée par l'épaisseur de la chair, il y a bien un silence à la Croix, comme il y en avait un dans le sourire de Bouddha, mais ce n'est pas le même, car quelque chose, et même quelque chose de retentissant, s'y manifeste. A la croix, le champ de la Révélation se déplace de la Parole vers le visible mais c'est pour dresser devant nous la grande figure ouverte, patente et insondable, d'un corps parlant jusque dans la mort. « Voici le Verbe grand ouvert devant nous. Voici le Verbe devant nous déployé et nous pouvons lire dedans à livre ouvert » (Claudel).