Douceur ou violence dans l'Evangile ? Nous sommes tentés d'opter, et par là d'affaiblir l'une ou Vautre Si Jésus invite à apprendre de lui la douceur du Royaume, il affirme aussi que seuls les violents s'en emparent L'article qu'on va lire analyse avec rigueur les explications biaisées de la violence évangélique pour révéler la racine de celle-ci. La radicalité de l'appel du Christ implique une rupture qui manifeste la sainteté de Dieu et le mystère de son choix préférentiel un amour « jaloux » qui veut que tout lui soit voué sans reste « Ce langage est dur, qui peut l'entendre ? », disent beaucoup de disciples (Jn 6,60) Mais ce sont les paroles de la vie éternelle, des paroles qui opèrent un discernement II faut aller jusque-là si l'on veut entendre l'évangile dans son tranchant

L’évolutionnisme s'efforce de voir dans la violence biblique le transit d'une société qui passerait de la violence affirmée au refus de principe d'en user La violence ne serait en somme qu'une phase, sans doute indispensable, dans le processus continu de l'évolution. La difficulté d'une telle position, c'est qu'elle rend très énigmatique ou résiduelle, voire rhétorique non seulement la nette persistance de la violence de Dieu et l'expression de la colère de Jésus, mais la violence même qu'implique l'exigence évangélique
La compréhension dialectique, par contre, insiste sur la rupture entre la figure d'un Dieu violent, voire vindicatif, et celle d'un Dieu de douceur, d'humilité et d'amour (ainsi dans l'idéologie mardonite). Mais l'optique réformée garde un sens aigu de la discontinuité, car elle y voit l'opposition entre le régime de la loi impliquant celui de l'effort violent pour son accomplissement, et le règne de la grâce. Cependant on ne peut réduire la Bible hébraïque à une Loi ou à une promesse conditionnée par l'effort et le mérite. La guerre de conquête de la terre promise elle-même se passe comme la saisie de ce qui est donné à prendre. Saisie possible seulement après le don de la loi qui vérifie la liberté, la capacité de réponse après un dénuement radical, l'épreuve désertique. Et si la violence impliquée dans le rétablissement de la justice face à la violence des injustes paraît plus visible et crue, c'est aussi parce que la croyance en la vie éternelle et son jugement n'est pas assurée.
L'approche unitariste consiste à garder le sens de l'unité de la figure divine, en montrant la différence d'accentuation sur la face terrifiante de l'énergie divine en regard de sa face fascinante. Il n'y aurait d'évolution que dans une différence d'accent, dès lors qu'il se porterait de manière décisive sur la figure attractive plutôt que sur la face répulsive ou judiciaire. En réalité, cette tension correspond à l'image différenciée de Dieu qui apparaît dans le contentieux biblique entre la pensée de la promesse inconditionnelle — où Dieu est une énergie irrésistible — et la pensée de l'alliance sujette elle-même à une bifurcation où Dieu paraît tantôt soumettre tout, bien et mal, à la force exécutoire de son alliance posée souverainement, tantôt laisser sa promesse sujette de la réponse humaine.
Au regard souverainiste, la violence divine, y compris des guerres du Seigneur, paraît comme une manière de maintenir l'ordre du monde et des rapports sociaux. Sous un angle laïcisé, cette compréhension rejoint la justification de la violence dans la mesure où elle est structurante aussi bien au niveau des tensions commerciales, sociales ou institutionnelles, que des conflits psychiques. Mais cette idée d'ordre, qui paraît justifier la violence comme celle d'une divinité souveraine est sans cesse fragilisée par les signes de sa puissance qui surpassent essentiellement l'ordre cosmique. Ainsi, la guerre du Seigneur peut n'être parfois qu'un signe de puissance, une violence miraculeuse outrepassant radicalement la stratégie et les rapports de forces.
Enfin, l'optique culturaliste ou rhétorique considère les traductions de la force souveraine et salvifique, notamment dans les formes de l'épopée qui exaltent l'héroïsme d'un Dieu guerrier ou justicier. Mais le coeur de la violence du Dieu biblique bat précisément contre la réduction du vrai à la culture et à l'artifice des cultes. Si le Nom de Dieu est une jalousie qui s'exprime en s'adressant à l'homme choisi pour l'entendre, c'est parce qu'il s'insurge d'abord contre l'image cultuelle, serait-ce l'image du vrai Dieu. La jalousie ne se porte pas d'abord contre d'autres divinités, car Dieu n'a pas de rival. La jalousie n'est pas initialement une colère passionnelle, une expression de l'attachement amoureux et encore moins un sentiment faisant nombre avec d'autres affects, mais d'abord l'énergie de la sainteté qui brise la fausse image de soi et de la puissance, celle qui masque la mort par un désir de durée ou la succession des générations.


LA JALOUSIE DIVINE


L'idole masque la fragilité du temps, la mort du fils. Il faut plutôt voir dans l'appel à mettre à mort le fils unique le passage décisif de l'image illusoire de soi à une temporalité véritable : il s'agit d'« assentir » intimement à la mortalité du fils, de soi et plus que soi dans le fils, pour briser décisivement l'idole de l'invulnérabilité, sa coagulation d'or et d'argent intemporels, cette thrombose de la vie, et relancer celle-ci dans toute son énergie irréversible. La substitution animale au fils paraîtra encore une manière de masquer la mort réellement individuelle, d'anesthésier le corps singulier. Cette ultime illusion sera démasquée lorsque le Préféré sera fixé lui-même sur la croix une fois pour toutes. La jalousie démasque aussi l'illusion de la pérennité des puissants qui veulent nier leur absence ou leur mortalité par l'image permanente en vue de maintenir leur surveillance. C'est un désastre pour l'étoile des puissants, leur divinisation ou leur esthétisation stellaire.
L'artifice évolutionniste fait croire que l'on passe d'une violence lancée contre l'autre à une violence portée contre soi, serait-ce par le truchement du Serviteur souffrant ou du Fils. Or l'appel à se conformer à la violence cruciale implique désormais chaque être dans pareille exposition, jusqu'au témoignage ultime. La violence contre soi intériorise et, par là, universalise l'appel à la vérité attestée jusqu'au bout ! En outre, il est insuffisant de récuser l'unité de la violence par la distinction entre la violence divine et humaine, voire mondaine. L'homme comme l'animal, et même la violence naturelle, peuvent servir les guerres du Seigneur ou la violence de Dieu, sa vérité et sa justice. Même la distinction entre violence destructive et constructive n'est pas pertinente jusqu'au bout. La jalousie divine comporte la force du désastre. Et non seulement de la mort en vue de la vie, car le Seigneur peut perdre au-delà de la disparition. Toutefois, si la jalousie est une violence contre ce qui la blesse elle est avant tout l'affirmation intraitable de l'énergie même du Dieu vivant et vrai dans son unicité incomparable susceptible depuis toujours de se manifester et de se lier radicalement, lui l'absolu, de se limiter, lui l'infini, de devoir rivaliser alors qu'il n'a aucun rival.
Pourtant, si nous affirmons que la violence reste un trait essentiel du Dieu néo-testamentaire, ce n'est pas en insistant id sur son indignation face aux blessures de l'alliance, ni sur la terreur persistante des mains du Dieu vivant, sur son pouvoir souverain de sauver et de perdre jusqu'à la vie la plus profonde 1. Nous ne visons pas plus id la colère de Jésus, même si elle n'est pas générique ou stéréotypée, car elle s'enflamme lorsque l'esprit d'adversité s'efforce d'entraver sa mission ou l'oeuvre divine qui s'y manifeste, et tente de défigurer la paternité même de Dieu, la relation jalouse qui nous lie à Lui (zèlos). Ainsi, la colère de Jésus s'en prend à l'ennemi de l'homme. Son regard de colère attristée s'affirme face à l'hypocrisie venimeuse et l'envie criminelle (phthonos). Elle s'affronte directement à la stérilité intraitable de l'élu comme à la mort de l'ami Lazare. On ne peut donc se suffire d'une exégèse s'efforçant de différencier d'un côté la croyance de Jésus en la colère du jugement de Dieu et ce que l'on considère aujourd'hui comme l'essentiel de sa doctrine. Il ne s'agit pas ici d'une simple croyance en la colère du jugement mais d'une colère personnelle, éprouvée douloureusement et portant sur le fond, même si elle ne prétend jamais condamner irrévocablement et se substituer à Dieu ni aux hommes appelés à juger avec lui.
La colère de Jésus s'en prend d'abord aux plus proches, aux élus, à leurs dirigeants, à ses disciples et au premier d'entre eux, à Pierre, lorsqu'il refuse de voir la mort en face, et joue le rôle de l'esprit séducteur insufflant l'illusion de l'invulnérabilité. Colère qui s'affronte à l'aveuglement et à la dureté de coeur face à la vraie vie manifestée. La colère déchire ainsi comme un éclair la nuit trop dure dès lors qu'elle recouvre l'événement de la mort et de la vraie vie. Une telle colère éclaire les enjeux de la maladie et de la guérison, le sérieux infini de l'asservissement et de la délivrance irrévocable. Sa violence est l'énergie même de la sainteté divine et elle participe intimement à la force de sa miséricorde. Il s'agit ici d'une violence de la douceur — la colère de l'Agneau — qui accroît d'autant la nécessité de l'intelligence de la vie à laquelle on est invité et de ce à quoi elle expose dès maintenant.


VIOLENCE DE LA GRANDE NOUVELLE


La violence de Dieu n'apparaît pas seulement dans la puissance irrésistible du règne, le risque du jugement final, ou dans la colère de Jésus susceptible d'avoir honte de nous, mais dans celle de l'Esprit qui enthousiasme des prophètes extatiques, les oracles menaçants des prophètes scripturaires et la première communauté chrétienne. Les Actes manifestent une Force irrésistible identifiée à un violent coup de vent ou à un cataclysme, un tremblement de terre. Force qui brise les chaînes et les portes de prison autant que les angoisses qui entravent la transmission de la parole de vie. Force qui fracasse l'illusion d'une présence, d'un accomplissement qui éliminerait la vigilance persistante.


L'appel à renier l'amour cruel de soi


Au lieu de s'en tenir à l'instinct naturel de conservation ou à l'affirmation de ses droits, même les plus légitimes, l'appel est. lancé à se renier. Au lieu de s'aimer crûment, il s'agit de se haïr. Il faut renverser l'idole, même si elle est intérieure et a forme de loi. Force qui brise l'idole intérieure de la Loi au profit de l'image vivante de Dieu et qui suscite des réactions violentes du milieu traditionnel. Désormais s'annonce le renoncement à se faire appeler Père, Maître ou Docteur de la Loi. Aucun appui n'est trouvé en dehors de la vie divine, de la fraternité humaine qui en découle et de la parole faite chair qui les révèle. Et aucune récompense n'est due à nos actes. La vie éternelle promise n'est en rien proportionnée à notre action. Notre action est au contraire une simple réponse à la promesse anticipée et qui nous « pro-voque » au don de tout. La perfection n'est pas un idéal grec sans cesse approché et toujours frustrant. C'est une intégralité du don, une exposition actuelle de tout soi-même. L'appel seul oblige déjà à une violence contre soi, sa famille, ses biens. Et la violence qui affecte Jésus expose immédiatement tous ceux qui sont appelés et le suivent à cause de lui et de l'évangile
La thèse évolutionniste qui voit le passage positif de la violence de Dieu contre l'autre (lointain ou prochain) à la prise de la violence avant tout sur lui-même ou sur Jésus (à supposer que cela soit plus tolérable ou moins mythologique) ne considère pas avec assez de sérieux le dépassement de la subjectivation et de l'intériorisation de la violence ; cela seul offre pourtant un indice de son acuité accrue, faisant pâlir toutes les violences naturelles, les brutalités guerrières ou les cruautés rituelles et pénales. La violence évangélique n'est pas seulement le déplacement de la violence sur autrui à la violence sur soi, et encore moins à une violence purement intériorisée. Elle manifeste un incomparable pouvoir d'extension de la violence cruciale à tous ceux qui sont appelés, affectant ainsi des familles entières et toute une communauté humaine à travers les âges ! La cause de Jésus et de nos frères implique de témoigner de la parole de vie jusqu'à la possibilité de perdre sa vie. En outre, la violence se répercute jusque dans la charge de chacun à y pousser les autres, à lancer l'appel pressant à suivre Jésus selon la voie qu'il emprunte.
Le plus révoltant : ne pas résister à la violence de l'autre, à celui qui me frappe le visage ou m'exploite et me vole. Il s'agit là non seulement de céder passivement au divin, mais de céder au méchant, d'offrir une non-résistance active : elle rend dérisoire toute idée de stratégie, de calcul non-violent, même celui de désarmer l'adversaire par sa sérénité. Bref, il s'agit de supporter tout. Et il ne s'agit pas là d'une simple patience héroïque, mais d'un pardon sans limite. Et ce qui fait le plus violence : ordonner d'aimer ses ennemis, de prier pour ceux qui vous persécutent. Non pas d'abord d'une manière abstraite. Il s'agit avant tout d'aimer les ennemis d'Israël, du préféré, puis d'aimer l'ennemi du préféré par excellence, de Jésus lui-même.


Le scandale de la préférence divine


Cette préférence est d'ailleurs souvent éprouvée par les autres peuples comme une violence et déclenche chez eux une jalousie haineuse, déclarant l'élu ennemi du genre humain et méritant la shoah ou la croix. Il faut se faire violence pour accepter l'élection de l'autre. Ruse divine cherchant à guérir l'envie criminelle par la jalousie préférentielle. Il reste que l'amour des ennemis implique d'abord la reconnaissance psalmique du sens humain de l'accusation et de l'exécration. C'est bien plus radical qu'un appel à la vigilance, suite à l'inachèvement de l'histoire et de la sanctification. C'est reconnaître que l'homme passe par le désir de la défaite de l'ennemi. L'amour des ennemis suppose que l'on n'occulte pas ce désir manifesté par la victime. Faute de quoi l'amour des ennemis serait cruauté, chimère et surtout une forme masquée d'arrogance chez qui serait capable de manifester une telle puissance de pardon. La haine invincible de l'ennemi nous ouvre de manière suraiguë au sens de la gratuité divine.
Toujours est-il que le scandale de la préférence divine semble plus destructrice de la famille des peuples que la confusion de Babel. Mais si Dieu a considéré son Christ comme la prunelle de l'oeil, c'est parce qu'il a d'abord serré son peuple comme les flèches dans son carquois. Pour que Jésus apparaisse et soit seulement possible, il fallait cette préservation sans partage de la vie et de la configuration du peuple choisi parmi d'autres. Critiquer jusqu'au bout les guerres militaires du Seigneur et Yanathème, c'est nier la possibilité effective de la formation d'un peuple singulier ; c'est rendre impossible ou mythique l'incarnation personnelle dans ce peuple et nier finalement l'identité mariale. C'est entraver la suite de l'histoire d'Israël, la possibilité même de sa restauration.
Remarquable aussi la violence du choix de Jésus : un seul homme qui devient le centre de tout et notre cible unique. Violence lorsqu'elle se porte contre l'appartenance familiale pour marquer le primat de la volonté divine : quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma soeur, ma mère. La propre famille de Jésus entre en conflit avec lui. La vie évangélique suscite même l'hostilité familiale en général et la haine universelle : le frère livrera son frère à la mort et le père son enfant. Cette violence affecte le corps. Suite à l'Exil, le corps du peuple et de chacun est devenu le parvis de la divine jalousie en terre étrangère, le temple exclusif, sujet d'un soin jaloux : nommons le jeûne caché et surtout la préférence de Jésus par rapport aux parents et même à son épouse selon Luc. Violence qui peut aller, s'il est donné de la comprendre, jusqu'à renoncer à toute femme. Certes, cette violence- là est distinguée de la violence naturelle de l'impuissance native et de la violence cruelle affectant ceux qui sont castrés. Mais renoncer à la femme, c'est plus que renoncer à un bien actuel, vu la privation d'un bien délectable à jamais ignoré !
Par contre, tout disciple du Christ est concerné par le renoncement total aux biens. Laissant tout comme la veuve qui met ainsi en jeu sa propre survie, ou la moitié, comme Zachée ; mais cette moitié signifie en réalité un don exorbitant comme la moitié d'un royaume. S'il y a renoncement ce n'est pas simplement par ascèse, mais pour donner, pour partager. Il ne s'agit donc pas d'exalter le pauvre : il faut au contraire qu'il n'y en ait plus parmi nous, même s'il y en a toujours. Ce qui est exalté, c'est la pauvreté de disposition profonde qui affecte tous les domaines de la vie (optique matthéenne) et la pauvreté à laquelle nous sommes effectivement soumis de par la condition même d'évangélisateur, d'une transmission difficile de la parole de vie (optique lucanienne). Mais cette violence du renoncement transforme, avant le don, les relations humaines concrètes, en commençant par provoquer à l'hospitalité.
Toutefois, Jésus n'oppose pas au légalisme une nouvelle raideur de l'excès : sa violence n'est pas un nouveau primat de la loi ! Jésus ne s'imite pas lui-même. Il demande de ne pas se mettre en colère, mais lui-même s'y met. Il demande de tendre une autre joue lorsqu'on frappe la première ; mais lui-même ne la présente pas lorsqu'il est giflé. Il ne répond pas pour autant par la violence, mais lui réplique en passant au plan de la parole, de la question. Dire que Jésus est doux et humble de coeur n'implique en rien une douceur sentimentale : la douceur biblique concerne d'abord la Loi de Dieu (Ps 119,103), la fidélité savoureuse et singulière à cette Loi. Il s'agit d'abord de la douceur de l'humble de celui qui, comme Moïse (aux fureurs prophétiques exemplaires), est à l'écoute de la Parole de Dieu.
Par ailleurs, il est dit qu'il faut quitter sa famille, mais les apôtres garderont des liens familiaux et Jésus également — même si Jean ne place Marie au pied de la croix que pour entendre prononcer la séparation, la dépossession suprême : elle est donnée au disciple ! Il faut tout donner, mais Jésus continue à fréquenter des amis aisés. On abandonne tout pour rencontrer tout à un autre plan. La séparation de la famille ouvre à une famille nouvelle celle qui fait la volonté de Dieu. Là où l'on trouve l'accueil du dénué de tout et les biens nécessaires. Le jugement final lui-même sera humain : ceux qui ont tout quitté y participeront étroitement.


La voie de stricte quiétude


Il reste qu'une enfilade de péricopes martèle l'affirmation centrale : la vie évangélique est une voie étroite, même pour ceux qui sont appelés en premier, et d'autant plus s'ils sont mis à part par le Seigneur et placés dans l'intimité de son nom ou de sa table. Seuls les violents peuvent s'emparer du royaume de Dieu, suivant Luc. Il ne s'agit pas seulement de canaliser la violence, ni de la convertir comme si en elle-même elle était déjà une force maligne. Il s'agit au contraire de se laisser investir sans cran d'arrêt par l'irrésistible de Dieu et, grâce à l'énergie que lui seul dispense, de régir la violence vénéneuse et peccamineuse. La violence immanente n'est pas en elle-même une malignité, mais une énergie indispensable à la vie tout autant qu'elle en menace le seul instinct de conservation par son propre dynamisme inventif. La racine de la violence maligne n'est donc pas dans un mécanisme anthropologique, dans une forme de régulation sociale, ni dans le désir imitatif de ce que l'autre possède ou réclame. Cette conception faustienne ou hégélienne du désir qui toujours nie masque la positivité de la tendance à la conformation. Ce n'est pas dans cette conformité qu'est la racine de la violence mais dans le climat de méfiance envieuse qui la traverse.
Les exigences extrêmes qu'implique la vie évangélique ne sont pourtant pas irrationnelles. Avant de répondre à l'appel et de s'engager, chacun est convié à prendre posément la mesure des forces considérables à mettre en jeu et à savoir si elles seront suffisantes pour aller jusqu'au bout. Le disciple véritable doit avoir la sagesse audacieuse d'un architecte ou d'un chef d'armée. Il est comparé à un roi qui, avant de partir en guerre, « commence par s'asseoir pour considérer s'il est capable [avec une armée moitié moins nombreuse ! ] d'affronter celui qui marche contre lui. » Sans doute, répondre à l'exigence évangélique, c'est aussi s'exposer à un anathème plus total que celui des guerres du Seigneur ou de la destruction finale. Sous la pression de la violence évangélique qui enjoint de tout quitter, la figure de l'anathème à la fois s'universalise et s'intériorise. L'anathème s'en prend sans retenue à l'amour intéressé sous toutes ses formes, même les plus tolérables ou les plus sublimes : c'est l'anathème du pur amour, de l'amour jaloux qui veut que tout lui soit voué sans reste, non plus seulement l'ennemi comme autre mais d'abord soi-même, jusqu'à la vie éternelle ou l'élection (Rm 9,3), sans cause ou culpabilité proportionnée, si tel pouvait être le désir divin.
S'abandonner à la jalousie de Dieu nous délivre du souci légitime et cruel de la seule conservation de soi. La jalousie peut certes nous maintenir en éveil, voire inquiéter les plus énergiques, mais l'ouverture franche à cette même jalousie nous découvre autre chose, ce qui dépasse même la formulation suivante : plus je m'abandonne à Dieu, plus il s'adonne à moi. Outrepassement d'un tel mouvement, car il s'agit plutôt de considérer, en premier lieu, l'initiative correspondant à ce que Dieu est en lui-même. Puisque Dieu est jaloux, il sera trop jaloux de notre vouloir et de notre coeur, de tout notre être, pour ne pas accueillir sans retenue notre abandon total à lui, et pour ne pas nous recueillir ainsi tout entier en lui seul. Ce qui a pour effet de lever en nous toute anxiété, toute hésitation sceptique ou toute frénésie envieuse du côté de Dieu.



1. Même si le jugement est aussi celui de l'homme par lui-même : « Si quelqu'un entend mes paroles et ne les garde pas, je ne le juge pas ( . ) Qui me rejette et n'accueille pas mes paroles a son juge » (In 12,47.48) Mais n'insister que sur cet aspect conduit non seulement à une forme de pélagianisme ou de moralisme rampant faisant que l'homme pense finalement se sauver ou se perdre par lui seul ! Ce qui ne ferait d'ailleurs que déplacer la violence et même en accroître le raffinement anthropocentrique Ecoutons d'ailleurs la suite : « La parole que j'ai fait entendre, c'est elle qui le jugera au dernier jour. »