Prendre l'éternité en flagrant délit.

Dans l'entrechoc du poème avec notre monde, parfois se reflète ce qui dépasse l'homme.

La vie longue à venir d'Yves Roullière recèle une attente impérieuse.

Pour qu'elle soit nôtre, il fallait en avoir fait autre chose qu'un balancement entre des sensations, des états d'âme, l'avoir référée au plus grand désir qui soit. C'est ce temps étrangement proche, insaisissable, qui a écrit un tel livre : des poèmes écrits entre 1987 et 2014, c'est-à-dire qu'il y a fallu toute une vie. Ils sont lestés. Après une parution numérique en 2015 sous le signe de Recours au poème, ils viennent de paraître chez Atopia, éditeur rennais qui pose avec ce volume l'impressionnante première pierre de sa collection « Les voix intérieures ». Comme un livre lui-même long à venir, pour des raisons parfaitement voulues par l'auteur, et comme une preuve que la poésie surgit d'eaux profondes et en des heures rares.

Pourtant, c'est bien le « quotidien bordé d'apocalypses » qui s'ouvre devant nous, comme l'écrit Jean-Pierre Lemaire dans sa préface, où il note aussi que nous sommes aux prises avec le « vertige de l'inconnu ». Restituant les moments de gouffre, bord à bord avec la vie, la mort, avec une patience ascétique – mais qui ne perd jamais le miel des heures – la voix nous évoque un univers proche. L'enfance en son bavardage, la mort dans son drap, les corps amoureux, tout reste dans la rétine : persistance qui tient à l'assiduité d'un Dieu qui regarde sans se lasser.

Ainsi, dès le poème liminaire :

Ô Dieu, regarde-nous, regarde

comme nous avons survécu

à notre froide misère.

La poésie se fait apostrophe. En s'adressant, le poète révèle progressivement en nous la grandeur cachée. Cette transcendance prend figure au milieu de la misère. Ce ne sont pas là des discours d'apparence. Il est soudain nécessaire de parler depuis une pauvreté vécue, seule garante de vérité. L'humaine condition d'un François Villon ou d'un Charles Péguy, cette misère joviale, apparaît en regard d'un vide désespéré auquel il n'est jamais fait droit. Si bien que l'homme peut s'exclamer, comme retrouvant ses facultés, avançant avec un appétit renouvelé, malgré les dégoûts passés :

Enfin

le trafic ! Enfin l'informe et le vide ! Et le jour ?

Le jour nage entre deux eaux pour sillonner

l'immense espace.

Aucune image superflue, aucune métaphore convenue ne viennent troubler le déroulement de cette parole, articulée entre chair et reconnaissance : par à-coups, le poème saisit la singularité dans une forme différente, où se lève le regard. Regard de l'homme vers Dieu, et d'un Dieu vers l'homme, qui renverse la perspective, renouvelle la vision. De par son expression à la fois tragique et dérisoire, précise, serrée dans une forme attentive, extrêmement prudente et patiente, habitée par un souci de justesse et une rapidité de perception, la voix de Roullière se devait de porter à incandescence les chutes et les relèvements, leur urgence contemporaine. Il ne pouvait se suffire de formules, d'une tentative de plus de forcer la langue à des oracles. Le poète connaît la nature, et sait qu'on n'échappe pas à la vérité des mots. Au bout des vers, il y a Quelqu'un.

Si les poèmes portent pareille tension, c'est à une passion tenue d'une main de fer qu'ils le doivent : violence de vie qu'on sent partout dans le livre de Roullière, contre les volutes des feuilles qui nous affadissent le cœur (« Était-ce toi ? », p. 54). Tout prend sa force là, d'être une immense victoire (« Berceuses après la mort », p. 23), mais celle de quelqu'un d'autre :

Dors, mon enfant, j'ai eu assez de vie / pour que tu dormes.

Car elle est longue, bien longue à venir, cette vie métamorphosée par la résurrection qui nous fait si cruellement défaut. Pressentie à travers le chaud-froid des souffrances, dans la promesse bancale des prophètes, cette réalité messianique ne peut se rendre tangible que dans la liberté totale de l'homme moderne, qui prend le métro, l'avion, vote et marche, lorsqu'il rend grâce et retrouve, depuis les plus intimes de ces accidents, le plaisir de poursuivre sa vie :

Que nul soudain ne se mette en travers,

que de moi nul n'y garde souvenir,

car au-delà respirent mes amours,

au-delà s'annoncent mes délices

le temps que meurent les mots inutiles.

Maintenant sans fin je marche.