« Toute la vie terrestre d'Abhishiktananda demeura cachée aux yeux du grand public1 », écrivait Raimon Panikkar (1918-2010) dans la préface au journal intime de son ami. Parce qu'elle nous est distante dans le temps et l'espace, la figure d'Henri Le Saux (1910-1973) nous reste aujourd'hui encore insaisissable, malgré tout ce qui a été écrit sur lui. Pendant plusieurs décennies, la clef d'interprétation de sa vie singulière fut donnée par Panikkar lui-même : « Il est moine, sannyasi, celui dont l'idéal est acosmique : sans naissance, ni lieu, ni fin, ni rien. […] Et, vers la fin de sa vie, il deviendra de plus en plus chrétien en devenant de plus en plus hindou et en dépassant toutes les dvanda [« dichotomies »] qui l'ont tourmenté2. » Cependant, en faisant de lui « un sannyasi à la fois chrétien et hindou3 », nous pouvons nous demander à juste titre si Panikkar n'a pas projeté sur Abhishiktananda son propre destin qu'il résumait ainsi : « J'ai quitté l'Europe comme chrétien, j'ai découvert en Inde que j'étais hindou, et je suis rentré comme bouddhiste, sans pour autant avoir cessé d'être un chrétien4. »

Diverses correspondances5 publiées récemment jettent une autre lumière sur Henri Le Saux. Pour ceux qui en auraient douté, elles confirment son attachement chrétien qui ne cessa de s'approfondir à mesure qu'il rencontrait l'hindouisme. Elles montrent aussi sa profonde humanité si éloignée de la radicalité de l'acosmisme, surtout lorsqu'il s'agissait de liens affectifs. Ne déclarait-il pas, dans une dernière missive à son disciple Marc Chaduc : « Quelle joie de te retrouver si humain lorsque certaines de tes déclarations “extrêmes” m'ont plus d'une fois fait frissonner6 » ? Magnifique aussi est la figure qui apparaît dans les lettres qu'il échangea durant quatorze ans avec Thérèse Lemoine, carmélite de Lisieux qui le rejoignit ensuite en Inde. Auprès de sa cadette de quinze ans, vouée comme lui à la contemplation, le moine révéla combien il était maître dans les choses de l'Esprit.

Les témoignages de direction spirituelle sont un trésor rare dans l'Église. À une époque où reviennent à la surface tant d'abus de conscience, il convient de ne pas perdre de vue le miracle que constitue un tel lien lorsqu'il est vécu dans sa plus pure authenticité. En le caractérisant avec les trois termes de « profondeur », « abandon » et « liberté », nous voudrions nous émerveiller de la noblesse de ce lien qui introduit à la vie dans l'Esprit à laquelle nous sommes tous appelés.

Profondeur
Dieu seul

Lorsque, depuis l'Inde où il vivait, Henri Le Saux entra en contact épistolier avec le carmel de Lisieux, la prieure de l'époque demanda à la maîtresse des novices, sœur Thérèse de Jésus, d'assurer la correspondance. Sans doute, mère Françoise-Thérèse avait-elle eu un pressentiment du bénéfice spirituel que pourrait recevoir sa jeune sœur qui confia deux ans plus tard au bénédictin : « Depuis ma petite enfance, j'ai la nostalgie de “Dieu seul” et, à vrai dire, partout où j'ai passé, même en famille où j'avais tout pour être heureuse, je me sentais également étrangère avec ce dévorant besoin d'un au-delà qui soit un absolu7. » Rapidement, s'instaura un partage en toute transparence entre les deux êtres qui ne se connaissaient pas et, quelques mois plus tard, Henri Le Saux écrivait : « Combien [est-il] émouvant de se trouver en contact si immédiat avec Thérèse, confiant si simplement les secrets de son cœur8… » Évidemment, ni le bénédictin ni la carmélite n'avaient une idée précise du lieu où leurs échanges épistoliers les conduiraient. Cependant, s'opérèrent entre eux une vraie reconnaissance spirituelle et une communion au même désir de profondeur : « En ce 22 juillet 1959 – mémorable pour moi – où j'ai pris le premier contact avec le Shantivanam, j'ai eu comme un choc en profondeur, une sorte d'intuition que soudain m'était offert ce que j'attendais obscurément pour donner forme, si je puis dire, à ma vie spirituelle. Je crois que mon choix a suivi, immédiat, définitif. Vous m'avez beaucoup appris, en ces dix-huit mois, mais maintenant je sens à n'en plus douter qu'il me faut m'engager à fond. Vous m'aiderez à répondre à cet appel de vérité si profond que, parfois, il me semble n'être constituée que par lui9. »

Si Thérèse trouva dans le cofondateur du Shantivanam quelqu'un qui pouvait la comprendre et la désaltérer aux sources de l'Esprit dont elle était assoiffée, Henri Le Saux ne lui procura pas des consolations faciles. Au contraire, il ne cessa de l'encourager à cheminer dans « cette simplicité déserte et sauvage qu'habitent dans l'unité les pauvres d'esprit10 » : « Le contemplatif n'est pas celui qui s'est ramassé dans l'idée qu'il s'est faite de Dieu et qui en jouit. Le contemplatif réel est celui qui a laissé l'Esprit l'enlever et lui ôter tout appui même en ce qu'il appelait sa contemplation11. » Constamment, le bénédictin invitait la religieuse à revenir au fond de son cœur pour y découvrir « la plénitude éblouissante de la Présence12 » : « Qu'importent les événements du dehors. C'est sur le centre de soi qu'il faut s'appuyer uniquement. Ce centre qui s'appuie lui-même sur le roc divin. Et il n'y a pas deux rocs. C'est dans l'acceptation du roc que l'on est soi-même, que le roc intérieur (et non l'âme) à ce roc se découvre. […] Ce roc est foi. Et la foi, c'est l'expérience d'au-delà au plus [pro]fond13. » Pour Abhishiktananda, ce lieu secret où se tient immobile le pèlerin de l'absolu était l'expérience du « Je suis » trinitaire. À ce niveau seulement, il pourra découvrir sa vocation véritable et insubstituable dans l'Église. Aussi, quand Thérèse connut les affres de la nuit spirituelle, ne comprenant plus où le Seigneur la conduisait, le moine n'eut de cesse de la ramener aux profondeurs ultimes : « Vous allez sans doute me trouver dur aujourd'hui. Mais je crois qu'il faut enfin vous élever à ce véritable niveau de vous où vous êtes vous-même14. »

Le maître spirituel

Les premières années de la correspondance entre le swami et la carmélite sont un véritable joyau de la spiritualité chrétienne. Elles illustrent aussi la haute idée qu'Abhishiktananda se faisait du sacerdoce, telle qu'il l'exprima dans le texte « Le prêtre que l'Inde attend, que le monde attend » (1966) : « Dans le contexte de l'Inde, le prêtre chrétien ne peut être que guru. […] Le guru […] est un homme qui parle d'expérience. Le guru est celui qui dispense l'enseignement de salut ; et n'est-ce pas au fond du cœur seulement que s'entend le mystère de sagesse, que jaillit l'expérience de salut ? […] Le guru ou maître spirituel, c'est celui-là seulement qui, un jour, rencontra au fond de son âme le Dieu “vrai et vivant” dont parle la Bible à chaque page, et qui fut dès lors et pour la vie marqué de la brûlure de cette rencontre15. » La figure du guru a été malheureusement entachée par de nombreuses impostures. Il semblerait même qu'en dehors de l'Inde, bien peu peuvent comprendre le rôle central joué par le maître spirituel dans la transmission de la sagesse ancestrale. Pourtant, l'idéal très pur du guru dans la tradition hindoue a été un puissant rappel pour Abhishiktananda de la profondeur dans laquelle il devait vivre son sacerdoce : « Le rôle du maître […] est avant tout d'éveiller le disciple. Il est de lui ouvrir l'œil intérieur, celui qui plonge au-dedans et y reconnaît le mystère. Il est d'ouvrir l'esprit du disciple à l'esprit qui l'habite, à cet Esprit qui sonde et scrute les profondeurs de Dieu16. » Il lui fut donné de vivre pleinement cela à la fin de sa vie avec sœur Thérèse comme avec Lalit Sharma, Ramesh Srivastava et surtout Marc Chaduc. Dans son journal intime, il confia alors : « Consacré pour un “ministère”. Mais un ministère qui déborde ses manifestations dites ecclésiales. Ministère au service du mystère, révélation du Mystère. Révélation aux hommes de leur propre personnel mystère et aussi du mystère total, du mystère en soi17. »

Abandon
L'appel de l'Inde

À aucun moment, Abhishiktananda ne voulut faire écran à l'œuvre de l'Esprit en Thérèse. Son rôle était de l'appeler au lieu des profondeurs, en étant juste « l'ami de l'Époux » (Jn 3, 29), sans vouloir prendre la place de l'épouse dans ces noces intérieures. La discrétion toute bénédictine de Le Saux fut ici remarquable : « Pourquoi user de si grands mots : directeur, mener, conduire. Un seul mène, c'est le divin Esprit. Continuez comme par le passé à m'écrire librement. Et si l'Esprit se sert de cette main et de cette plume pour vous aider à mieux entendre ce qu'il vous dit secrètement au fond, alors bénissons-le. Le jour où je saurai que j'écris “avec autorité”, je crois que je ne saurais plus rien vous dire18… » Néanmoins, au fil des mois, la correspondance entre Lisieux et le Shantivanam fit mûrir en Thérèse un « appel de l'Inde », comme si cette terre bénie de l'Esprit la convoquait à un nouveau départ afin de réaliser de façon nouvelle sa vocation carmélitaine. Abhishiktananda désirait lui aussi l'émergence d'un Shantivanam féminin. Cependant, il ne se hâta pas d'encourager Thérèse à le rejoindre, même s'il pressentait qu'elle serait parfaite pour une telle fondation. Au contraire, il l'invita à se laisser éprouver par toutes les circonstances – et plus encore à plonger, à travers elles, vers le lieu d'une paix sans mélange où elle devait se tenir sans cesse : « Je crois qu'il faut encore de la purification à l'appel que vous entendez. Tant que vous n'aurez pas été capable de trouver votre paix à Lisieux même, je crains que vous ne soyez capable de la trouver nulle part ailleurs. Dieu est au-dedans et le dedans est indépendant de toutes circonstances. Dieu pour Dieu seul et l'Inde pour Dieu seul, non pour votre mieux-être, même spirituel. Du calme et de l'abandon pour le moment. Le Seigneur fera signe quand il le jugera bon19. »

Après bien des rebondissements, Thérèse s'embarqua pour l'Inde où elle rencontra pour la première fois Abhishiktananda le 20 septembre 1965, sur un quai de Bombay. De là, elle partit pour le carmel de Pondichéry. S'ensuivirent de longs mois de discernement avant de pouvoir retrouver le swami en novembre 1967, sur les bords du Gange. Pour trouver la façon d'incarner sa vocation de présence chrétienne contemplative au monde hindou, tant de questions l'assaillaient. Cependant, dans ses lettres, le bénédictin lui rappelait que la seule disposition intérieure qui convenait était un véritable « abandon au Seigneur » car « seul gagne et se trouve qui accepte de se perdre. Plus que jamais à la disposition de l'Esprit20 ».

Une mise à l'épreuve

Dans les années suivantes, l'abandon prit un tour dramatique car Thérèse était toujours à la merci du renouvellement de son permis de résidence et plus encore de son indult d'exclaustration. En août 1970, elle fut sommée par la Sacrée Congrégation des religieux de devoir « demander une dispense de ses vœux solennels » si elle persistait « dans son désir de continuer l'expérience » car ce qu'elle venait de vivre dans des familles brahmanes à Allahabad, afin de se préparer linguistiquement et culturellement à sa future vie d'ermite en Inde, n'avait, aux yeux du Vatican, « que peu ou pas de rapport avec la vie d'une religieuse carmélite21 ». Thérèse refusa de signer son retour à l'état laïc mais sa double fidélité à sa consécration religieuse et son appel de l'Inde la plongea durant un an dans une terrible nuit. Même à distance, Abhishiktananda ne cessa de l'encourager à ne pas fuir l'épreuve terrible qu'elle connaissait mais à la traverser dans un abandon encore plus grand au Seigneur et dans un consentement au présent opaque, sans aucun retour sur le passé et sans aucune vision de l'avenir, outre son vif désir d'incarner sa vocation unique de carmélite au cœur de l'hindouisme : « Ce dilemme est vraiment poignant et nul n'a le droit de vous indiquer une décision. Ce sont des cas où, devant Dieu, il faut faire le saut. On cherche à faire la volonté de Dieu. Ce n'est pas faux mais la volonté de Dieu n'est pas une chose objective, lointaine, qu'il s'agit de découvrir avec des lunettes d'astronome. […] Dieu est dans le choix même que je fais, dans cet abandon qui n'est plus qu'un acte obscur d'espérance et de foi22. » Le recours à la « volonté de Dieu » a été trop régulièrement détourné de façon perverse dans l'Église pour manipuler les consciences23 et l'on aimerait graver en lettres d'or ce passage d'une lettre du bénédictin : « Chacun a à découvrir et à réaliser avant tout sa propre vérité. Je veux dire, en d'autres termes, ce que vous appelleriez plus volontiers peut-être la volonté de Dieu – qui a à être cherchée non dans un idéal abstrait mais au fond de sa propre conscience. Ce que Dieu attend de moi en cet appel absolument singulier qui me constitue en personne ; ce que je découvre en moi comme l'élan le plus vrai, le plus spontané de ma source24. »

La paix retrouvée

Grâce à Abhishiktananda et d'autres personnes qui comprenaient son appel singulier, Thérèse ne désespéra pas mais eut, au contraire, la force de se tenir dans un abandon plus grand : « Les premiers jours, j'étais un peu déprimée et la première réaction de nature était de prendre mon indépendance et de partir mais, maintenant, j'ai retrouvé ma paix et je crois que le Seigneur sera content que je m'abandonne totalement à lui, même si, en agissant ainsi, je ferme les portes sur le plan humain25… » Quand, le 16 juillet 1971, le Vatican lui donna « mandat officiel de poursuivre [son] essai en tant qu'“expérience spirituelle” et […] d'y aller en tant que témoin du Seigneur Jésus », Thérèse triompha dans son « refus […] d'accepter de signer un simple retour à l'état laïc » et se sentit « plus que payée de cette année de foi et d'abandon26 ». Elle put alors rejoindre pour six mois la ville sainte d'Haridwar, au bord du Gange, où elle retrouva le père Le Saux.

Liberté
Libération intérieure

Un dernier aspect caractérise le remarquable accompagnement spirituel qu'Abhishiktananda a offert à Thérèse : l'appel à une véritable libération intérieure. Évidemment, pour l'avoir lui-même vécu à son arrivée en Inde en 1948, le swami mesurait le défi que représentait le passage de la protection d'une vie cloîtrée en Normandie au grand air des routes indiennes : « Elle mûrit et découvre sa valeur personnelle d'année en année. Que c'est long de se libérer des limitations de la vie enfermée ! Il faudrait pouvoir unir l'intériorisation de cette vie avec la personnalité. Une fois la synthèse réussie, c'est merveilleux. J'ai toute confiance pour elle27. »

Il était cependant difficile à Thérèse de se libérer de tant de conditionnements psychologiques et spirituels pour atteindre sa pleine stature. S'il la consolait dans l'épreuve, le moine savait aussi rabrouer la religieuse dans l'espoir qu'elle puisse enfin prendre son envol intérieur : « Vous m'avez trouvé dur dans ma dernière lettre [...]. Mais il y a une telle divergence entre ce que vous êtes au fond, ce que vous sentez si bien en ce même fond et les invraisemblables craintes de votre nature superficielle ; je veux dire : vous êtes réellement libre au fond de vous, et si peu à la surface, que je voudrais enfin chez vous l'explosion […] qui enverrait aux quatre vents toute cette poussière de surface qui vous empêche d'être vous28. » Aux yeux d'Abhishiktananda, l'épreuve était d'ailleurs l'occasion unique de se détacher de soi-même en s'attachant plus intensément au Seigneur. À la longue, Thérèse comprit la vertu de cet âpre chemin : « Pour moi, je pense que la vraie liberté est intérieure et que, lorsqu'on atteint là, les barrières humaines ne gênent que votre corps, comme le commentait pour elle-même la petite Thérèse qui avait si bien su être souverainement libre en son milieu si étroit : “C'est en vain qu'on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont des ailes” (Pr 1, 17). Il faut toujours en revenir à ce fond le plus [pro]fond de soi, là où on se possède soi-même en se recevant de Dieu à chaque instant, là où l'on échappe à toute autre emprise de quelque nature qu'elle soit29. »

Seul l'éveil compte

Cependant, rien n'était définitivement acquis dans ce travail de libération intérieure et les derniers échanges en 1973 entre la carmélite et le swami laissent apparaître des confessions poignantes : « Il y a plus grave : c'est que je ne sais plus ce que je dois faire, ce que le Seigneur veut que je fasse. J'ai de vrais moments d'angoisse et de détresse intérieure. Il me semble être tombée dans un puits d'où il n'y a personne pour me retirer. C'est seulement dans un acte de foi que je m'interdis de penser que le Seigneur ne m'aime plus. Comme je le voyais écrit l'autre jour, la fidélité, c'est surtout de faire confiance à la mémoire de Dieu : “Il se souvient de son amour.” Aussi je ne veux absolument pas me permettre le doute là-dessus. Mais que faire ? Je me trouve devant l'échec magistral de ces années d'essai qui devraient me convaincre que je me suis trompée et que j'aurais mieux fait de rester fidèle à la vie choisie il y a vingt-six ans30. » Encore une fois, Abhishiktananda, affaibli par sa récente crise cardiaque mais tout illuminé par sa fulgurante expérience d'éveil, ne savait lui répondre que ce qu'il lui avait toujours dit : « Oubliez-vous […]. Le jour où vous aurez accepté de vous laisser tomber – tout simplement – tout ira tellement mieux31 ! » Et, dans sa dernière lettre, il ajouta cette phrase testamentaire : « L'éveil est simple et la chose la plus banale qu'on puisse imaginer. Et seul l'éveil compte. Je vous souhaite cet éveil si simple, si dégagé, si indéfinissable32… »

Séparation

Abhishiktananda mourut le 7 décembre 1973. Thérèse ne l'apprit que le jour de Noël. Dans une lettre à une amie carmélite, elle confia ce que signifiait le départ de celui qui l'avait accompagnée sur les chemins de l'Esprit : « Il y a eu bien sûr le choc de la surprise […] mais je ne crois pas en avoir éprouvé une minute d'angoisse ou d'effondrement, en pensant à la solitude que cela pouvait signifier pour moi. Le Seigneur avait merveilleusement pris les devants dans une grâce reçue juste un mois avant sa mort, le 6 novembre, durant ma retraite. Il s'est alors réellement offert à moi comme le Sadguru, le guru par excellence, se tenant en permanence au fond de mon cœur “immobile en sa gloire” […] et tenant en ses mains de puissance toutes les coordonnées de ma vie. Aussi, lorsque j'ai su que le guru visible vivait désormais en plénitude de lumière et de conscience sa vie de fils dans le Fils, j'ai compris que sa mission près de moi était achevée : celle de Jean Baptiste qui détourne de lui ses disciples pour les remettre aux mains du seul vrai maître. Bien entendu, vous le comprenez bien, cela ne supprime pas la vie de foi et je ne sais toujours pas de quoi demain sera fait, mais je suis incapable d'inquiétude car je sais que quelqu'un en moi a pris charge de tout33… »

Quelques mois plus tard, en décembre 1974, Thérèse prit une dernière fois la route du nord et, en juin 1975, elle s'établit dans un petit ermitage au bord du Gange, en amont de Rishikesh. Elle était arrivée au port de son désir. Le chemin avait été âpre et long pour accomplir sa vocation de présence contemplative à l'hindouisme mais elle le voyait éclairé par une citation de saint Jean : « Notre victoire, c'est justement notre foi34 » (1 Jn 5, 4). Et, dans une dernière lettre, elle écrivait à la nouvelle prieure de Lisieux : « Les années s'ajoutent à cette étrange aventure qu'est chaque vie humaine avec son propre mystère particulier et son appel secret : “Notre plus grand progrès est un besoin qui s'approfondit.”35 »

Quand, elle disparut mystérieusement entre le 19 et le 22 septembre 1976, probablement tombée dans le Gange, beaucoup auraient pu voir en cette étrange destinée un échec sans appel. Pourtant, ses proches savaient que cette mort était à l'image du grain de blé qui doit mourir afin de connaître de fécondes germinations. Aussi obscure qu'elle pouvait sembler aux yeux du monde, la vie de Thérèse était traversée par un halo de lumière venu de sa recherche inlassable de « la volonté de Dieu à travers une voie difficile, avec une fidélité aux moindres signes qui ne laisse aucun doute sur l'appel qu'elle avait reçu de Dieu36 » : « Sa remise totale entre les mains de son guru Jésus nous donne la certitude qu'il l'a emmenée à jamais au sein de l'Amour trinitaire… Elle a retrouvé le cher swami qui a été l'instrument de nos vocations à aller au plus profond et au-delà pour nous perdre au sein du fond sans fond37 ! »

 

NOTES :

1 Raimon Panikkar, « La montée vers le fond », dans Henri Le Saux, La montée au fond du cœur. Le journal intime du moine chrétien – sannyasi hindou (1948-1973), Les Éditions de l'Œil, 1986, p. I.
2 R. Panikkar, ibid., p. X.
3 R. Panikkar, ibid., p. I.
4 R. Panikkar, The Intrareligious Dialogue, Paulist, New York, 1978, p. 2.
5 On consultera la correspondance avec sa sœur Marie-Thérèse Le Saux : H. Le Saux, Vers l'expérience intérieure, Lethielleux, 2018 ; celle avec sœur Thérèse Lemoine : H. Le Saux et Thérèse de Jésus, Le swami et la carmélite I. L'appel de l'Inde. Correspondance 1959-1968, Arfuyen, 2022 ; id., Le swami et la carmélite II. La beauté du Gange. Correspondance 1968-1973, Arfuyen, 2022 ; et encore : H. Le Saux, Lettres d'un sannyasi chrétien à Joseph Lemarié, Cerf, 1999.
6 Lettre d'Henri Le Saux à Marc Chaduc du 29 septembre 1973. Cf. James Stuart, Le bénédictin et le grand éveil, Éditions Adrien Maisonneuve, 2000, p. 319. Le destin singulier de Marc Chaduc (1944-1977) a été raconté pour la première fois dans : Yann Vagneux, Portraits indiens. Huit chrétiens à la rencontre de l'hindouisme, Médiaspaul, 2022.
7 Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux de juin 1961.
8 Lettre d'Henri Le Saux à mère Françoise-Thérèse du 20 mars 1960.
9 Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 13 janvier 1961.
10 Hadewijch d'Anvers, Écrits mystiques des béguines, Seuil, 1985, p. 175.
11 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 14 janvier 1962.
12 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 24 octobre 1966.
13 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 30 avril 1968.
14 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 8 juin 1968.
15 H. Le Saux, « Le prêtre que l'Inde attend, que le monde attend », Les yeux de lumière, Centurion, 1979, pp. 100-101.
16 H. Le Saux, ibid., p. 101.
17 H. Le Saux, La montée au fond du cœur, op. cit., p. 410 (21 décembre 1971).
18 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 2 février 1961.
19 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 12 septembre 1962.
20 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 26 octobre 1967.
21 Lettre de Mgr Dorio-Marie Huot, secrétaire de la Sacrée Congrégation des religieux, à Raymond D'Mello, évêque d'Allahabad, du 25 avril 1970.
22 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 24 juillet 1970.
23 Cf. Céline Hoyeau, La trahison des pères. Emprise et abus des fondateurs de communautés nouvelles, Bayard, 2021.
24 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 26 juillet 1970.
25 Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 3 août 1970.
26 Lettre de sœur Thérèse à mère Françoise-Thérèse du 22 août 1971.
27 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Marie-Gilberte du 1er juin 1970.
28 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 25 juillet 1969.
29 Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 1er novembre 1970.
30 Lettre de sœur Thérèse à Henri Le Saux du 18 octobre 1973.
31 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 5 novembre 1973.
32 Lettre d'Henri Le Saux à sœur Thérèse du 24 novembre 1973.
33 Lettre de sœur Thérèse à sœur Marie-Gilberte du 20 janvier 1974.
34 Lettre de sœur Thérèse au carmel de Lisieux du 21 avril 1976.
35 Lettre de sœur Thérèse à sœur Marie de la Rédemption (Lisieux) du 4 août 1976.
36 Lettre de sœur Marie-Gilberte à mère Marie de la Rédemption du 5 juillet 1977.
37 Lettre de sœur Marie-Gilberte à mère Françoise-Thérèse du 5 juillet 1977.