Convenons-en : ni la vertu ni la force n'ont bonne réputation. Que dire alors de la vertu de force ? De vertu, en ce cas, nul ne souhaite entendre parler, tant le mot semble dévalué, hors jeu, suranné, à peine intelligible, sinon en un sens péjoratif ; et il est bien significatif que le très classique Catéchisme de l'Eglise catholique (1992) ne connaisse aucune entrée sous ce terme... Quant à la force, le mot et la réalité qu'il recouvre sentent le soufre. Forcer quelqu'un à se plier à un comportement ou à adopter une idée qu'il refuse, voilà qui ressemble à un viol de la liberté, acte suprême d'infamie et pour le moins d'inconvenance, de nos jours. Pourrait-il y avoir une vertu à forcer, donc à contraindre autrui ? N'est-il pas antinomique de joindre ainsi une qualité morale (la vertu) à un comportement de coercition (la force) ?


Une mauvaise réputation


Il est vrai que le mot « force » évolue dans un milieu sémantique suspect. Il voisine, on vient de le voir, avec les termes de contrainte, de coercition, d'imposition d'une volonté sur une autre ; il évoque la domination du fort sur le faible ; il renvoie donc à des rapports hiérarchiques et inégalitaires, voire à l'oppression où l'un bénéficie d'une situation privilégiée par rapport à un autre lié à une dépendance humiliante. Les « forces » armées peuvent évoquer les parades militaires réjouissant enfants et badauds ; mais elles symbolisent aussi et surtout la guerre, l'usage de moyens techniques dévastateurs, donc la mort pour des combattants ou des civils. Et si elles permettent de se défendre, elles renvoient bien à un contexte de violence. Comment donc arracher le concept de force à ce contexte de contrainte d'oppression et de sang ? Là encore, on semble loin de tout exercice de la vertu.
La situation s'aggrave encore si l'on évoque la force en terrain chrétien. On pense aussitôt à saint Paul. Ne prétend-il pas que c'est dans la faiblesse, donc dans le dénuement, la persécution, les hostilités de toutes sortes qu'il éprouve sa force, ou plutôt la puissance de l'Esprit Saint en lui ? Accepter et, plus encore chercher l'exercice de la force ne serait-ce pas dès lors trahir l'essentiel du message évangélique refuser la croix du Christ, et substituer à la puissance de Dieu les vaines et illusoires forces humaines ? De nos jours, il est vrai, on n'aime guère évoquer le Dieu tout-puissant, et nombre de théologiens insistent au contraire sur l'impuissance de Dieu, pour le moins sur son humilité, son effacement, son refus d'en imposer à la liberté de ses créatures. On cherche à penser non point le Dieu des armées et le Souverain de l'histoire mais le « Dieu crucifié » qui met le comble à sa puissance en y renonçant, ou plutôt en acceptant l'impuissance de la Croix. Et combien de nos cantiques exaltent le faible, le pauvre le démuni, le petit, toutes catégories humaines hors pouvoirs, donc sans force(s), et livrées de ce fait à l'arbitraire ou à la domination des puissants de ce monde ! En ce sens, les chrétiens seraient bien plus disposés à entendre parler d'une vertu de faiblesse qu'à admettre une vertu de force.
Que cette attitude eût profondément réjoui un Nietzsche qui n'a cessé de mettre le doigt sur ce goût étonnant pour les « laissés-pourcompte », les démunis et les impuissants, pour ce qui est incapable de créativité mais qui se glorifie de sa faiblesse est une autre affaire mais pas si éloignée de notre propos. La question se pose donc, qui n'est pas pure rhétorique : ne fait-on pas fausse route à parler de vertu de force ? Ne peut-on être accusé d'introduire le loup (de la suffisance païenne, de la sagesse toute humaine) dans la bergerie chrétienne où règnent douceur, mansuétude, patience devant l'adversité, pardon humble de l'ennemi et repentance pour ses fautes ?


La volonté décomposée


On pourrait évidemment faire remarquer que la vertu de force figure parmi les vertus cardinales dans la tradition théologique de l'Eglise catholique, et ceci avec une constance qu'on peut difficilement mettre au compte de théologiens égarés par la fausse sagesse grecque. Pour eux, la vertu de force fait système avec la vertu de justice, de tempérance et de prudence — ce qui n'est pas mince. Mais cet argument d'autorité ne peut évidemment tenir lieu de justification rationnelle convaincante.
Or, s'il faut traverser les résistances évoquées plus haut, il ne faut pas céder à la tentation d'évacuer la force ni de l'existence humaine en général ni de la vie chrétienne en particulier. On le comprend mieux si l'on s'avise qu'il faut moins opposer la faiblesse à la force que l'impuissance à la force. Et c'est donc le couple force/impuissance qu'il convient de penser ensemble, car les deux termes sont antinomiques. Il faut éviter de donner à entendre que, lorsqu'on suspecte la force, on exalte en réalité l'impuissance sous quelque forme qu'elle se manifeste. Car l'impuissance, c'est à un premier niveau d'observation l'incapacité à décider, l'oscillation permanente, l'hésitation, le recul devant les obstacles ou la prise de risque, la peur de l'adversité ou de l'avenir ; c'est aussi l'enfermement en soi, et donc l'exagération ou le grossissement des obstacles, le culte d'un imaginaire démobilisateur et, à la limite, destructeur.
A un niveau plus profond (et ici, Nietzsche a vu juste), la volonté impuissante est une volonté divisée d'avec elle-même, incapable d'assumer ses pulsions et ses affects, paralysée parce qu'inapte à faire régner en elle un minimum d'harmonie et d'ordre, donc esclave, servile et faible essentiellement à l'égard de soi, et secondairement à l'égard d'un monde jugé hostile parce qu'effrayant. Volonté impuissante devant le monde et les obstacles qu'il présente inévitablement, mais surtout devant elle-même ; volonté tétanisée et muselée par sa faiblesse propre. L'impuissant est incapable de maîtrise de soi, et donc inapte à affronter les rigueurs du réel. Il fuit en toute sorte d'imaginaires qui comblent son incapacité ou il cherche à dévaloriser ce qui s'oppose à lui en le dégradant l'avilissant, le rabaissant.
Telle est la logique du ressentiment, incapable de ne jamais en finir avec quoi que ce soit. L'amant d'Albertine dans La recherche du temps perdu de Proust témoigne assez bien de son impuissance à aimer vraiment, quand il enquête de mille manières sur la vie de la jeune fille dans le doute sans cesse renaissant que quelque chose d'elle lui échappe. Il n'en a jamais fini avec son obsession, parce qu'il ne parvient pas à stabiliser sa confiance en elle et que le moindre mot ou le moindre silence relancent sa suspicion. Il la traque, parce qu'il est incapable de maîtriser ses propres doutes et hantises.
On pourrait d'ailleurs assez justement noter à quel point nous vivons dans un monde où règne l'impuissance. Monde certes de super-puissances techniques et scientifiques d'un côté, mais, de l'autre et en même temps, monde écrasant pour l'individu impuissant devant ces « technocosmes » ou ces monstres économiques insaisissables. Il serait facile de montrer à quel point les volontés contemporaines sont défaites : incapacité à s'engager durablement, inconsistance des politiciens flexibles devant l'opinion et les groupes de pressions, oscillations dans les relations affectives, incertitude sur son identité propre par brouillage de repères fermes (ce qui ne va pas sans impuissances sexuelles sous le masque de l'exaltation de performances imaginaires), quête de substituts à ces paralysies à travers drogues, médicaments, étourdissements collectifs (« rave-parties »), etc. Génération du « loft » où les obstacles doivent être minimisés, car toute relation est forcément « cool », « sympa », « super ».
Le film de Nanni Moretti, La chambre du fils (palme d'or à Cannes en 2001), illustre bien cet univers où toutes les relations humaines « baignent » dans l'aisance et l'harmonie jusqu'au jour où un drame, la mort, donc l'altérité absolue, provoque l'effondrement de la bulle. Giovanni, le père, psychanalyste de surcroît, se montre incapable d'affronter la réalité, et son impuissance est telle que c'est le mort (le souvenir obsessionnel de l'adolescent mort) qui engloutit le vif, ébranle son couple, le détourne de sa profession. En ce sens, l'impuissance de la volonté conduit bien au règne de la mort.
Ou à la violence. Une société de l'impuissance où les volontés sont défaites et vivent dans l'illusion du « loft » est propice au déchaînement des violences. Les casseurs ou les violeurs sont souvent des individus brimés dans leurs possibilités, marginalisés ou exclus du jeu économique ou social. Ils trouvent un exutoire à leur impuissance en saccageant les biens ou les personnes. Par là, ils cherchent à se démontrer à eux-mêmes une puissance fictive qui ne peut que s'exacerber devant ses exactions. Dès lors, la violence contemporaine peut être analysée et comprise comme un fruit d'une impuissance largement partagée.


La force véritable


C'est par rapport à cet univers de décomposition de la volonté et d'incapacité à affronter le réel que la vertu de force prend sens. Elle en est l'antinomie ou l'antidote. La personne forte est celle qui est capable d'aller jusqu'au bout de ses engagements, d'abord et surtout parce qu'elle parvient à une (relative) maîtrise de soi, de ses pulsions comme de ses motivations. Elle ne cède pas sur le sentiment immédiat ou les impressions vertigineuses transitoires. Elle est apte à ne pas transiger sur son désir quand il est motivé et justifié. Elle n'est pas la girouette qui tourne au gré du vent, mais elle peut se donner des visées anticipatrices, et donc s'orienter sur un avenir. Elle peut donc s'engager sur ce qu'elle estime bon et s'y tenir même s'il lui en coûte. Elle a conscience de ce qu'elle peut, mais non moins de tout ce qui échappe à son pouvoir. Ainsi, la force en elle-même n'est nullement une démesure, mais, tout à l'inverse, le juste sens de ses capacités. Devant les obstacles, elle peut mobiliser des énergies pour faire face, et non point fuir les difficultés ou se laisser engloutir par elles, comme Giovanni dans le film de Moretti où la course finale vers la frontière en dit long sur l'impossibilité à assumer sa situation présente.
Une telle force n'a donc rien à voir avec une quelconque violence exercée sur autrui, rien à voir non plus avec une raideur stoïcienne. Elle passe bien par une maîtrise de soi, toujours relative, évidemment, et exposée, mais qui, à l'évidence, ne va pas sans lutte contre soi-même. C'est ce qu'il faut oser affirmer par rapport à la génération du « loft » et à la logique mortifère du « cool ». Mais cette maîtrise n'a de sens que parce qu'elle permet de se situer dans le monde et d'entreprendre Elle n'est donc pas contraire à l'acceptation de sa (ou de ses) propre(s) faiblesse(s). Elle présuppose justement que le fort se sache exposé, obligé en permanence à chercher à se mobiliser, parce que rien n'est jamais assuré, ni en lui ni hors de lui : ni la vie professionnelle, ni la vie affective ne sont fixées une fois pour toutes, mais l'une et l'autre soutiennent le nécessaire affrontement à l'adversité.
Georges Gusdorf, dans un petit livre ancien mais toujours éclairant, précisément intitulé La vertu de force (PUF, 1957), notait justement : « La force n'est pas l'absence de faiblesse, comme une qualité naturelle une fois donnée, mais bien plutôt le dépassement de la faiblesse toujours offerte comme l'autre possibilité, et la plus facile. » Il ajoutait même que la vertu de force ne va pas sans le sentiment de son insuffisance personnelle comme « une invitation à agir pour combler ce retard de soi à soi ». Autre façon de dire que la vertu de force ne va pas sans l'humilité et la conscience de sa faiblesse. La vraie force se sait fragile, alors que la puissance se croit justement infaillible et inflexible, en ignorant ou minimisant les obstacles. L'impuissant est paralysé par ses faiblesses ou porté à fuir dans la violence ; le fort authentique trouve dans sa faiblesse les ressources pour faire face et ne pas sombrer. Il ne nie pas ses faiblesses : il en fait le creuset où se forge sa volonté.
Ainsi la force est-elle toujours à rechercher et à trouver dans des rapports de forces psychologiques ou sociales changeantes. A l'image du danseur, le fort est capable des mobilisations de soi les plus exigeantes, mais dans la souplesse, et non dans l'inconscience de chutes toujours possibles...


Une vertu chrétienne


Si cette analyse de la force d'énergie et surtout de caractère est vraie, on ne voit pas pourquoi la force n'aurait pas toute sa place en régime chrétien. Il faut même dire qu'il serait étrange qu'elle n'y ait pas une place éminente. Le chrétien serait-il voué à l'impuissance, devrait-il viser le ratage de ses actes sous prétexte d'humilité, rechercherait-il l'échec avec gourmandise pour se démontrer sa faiblesse et témoigner d'une fictive puissance de la grâce sur lui ? On voit bien quelles perversions on frôle id qui peuvent prendre le masque de la vertu chrétienne alors qu'elle la défigure.
On dira donc au premier chef que la foi elle-même est une force. On affirme au moment du sacrement de la confirmation que le baptisé reçoit la force du Saint-Esprit comme un don. Il doit désormais pouvoir rendre compte de sa foi et en témoigner devant le monde, ce qui suppose courage, intelligence, fermeté, assurance. Et non témérité, raideur ou suffisance — signes du faible qui se monte le col par impuissance à être tout simplement lui-même. II est vrai que la foi est avant tout une énergie une dynamique qui arrache à l'envoûtement du présent et à la peur de l'avenir, une lumière qui n'élimine pas les obstacles mais qui permet de les situer pour les affronter, un souffle qui permet de respirer large et de courir sur la route.
L'auteur de l'Epître aux Hébreux rend un hommage extraordinaire à la force de la foi quand il montre que d'innombrables témoins ont trouvé en elle l'énergie pour vaincre l'adversité et la mort (11,37-40). Tout le monde a connu de ces croyants qui, sans avoir à monter sur le bûcher, ont montré de la force toute simple à affronter la maladie, l'incompréhension, l'échec, mais aussi à savoir dominer le succès, la richesse et la gloire publique. Leur vraie force, ils l'ont montrée dans des gestes banals, et non dans le triomphalisme des impuissants qui ont à se démontrer quelque chose (et n'y parviennent généralement pas). Là, en effet, où l'on pourrait baisser les bras, ne pas aller jusqu'au bout de soi et de l'épreuve, capituler devant l'échec et reculer devant la mort, se griser devant les succès ou la fortune, la foi en la Résurrection, la foi au Dieu vivant et fort peut et doit donner le courage de l'affrontement et du non-engloutissement dans l'immédiat séducteur. Certes, pour reprendre l'exemple du film de Moretti, un chrétien qui perd son fils n'est pas moins cruellement éprouvé que tout autre père ou mère, mais il doit pouvoir trouver aussi dans sa foi le recours pour affronter cette situation au lieu de se laisser vaincre ou engloutir par elle. « Mort, où est ton triomphe ? », demande Paul. Ce triomphe serait dans le fait de se laisser subvertir par l'inéluctable de la mort au lieu de faire face avec la certitude tranquille que la mort n'a pas le dernier mot.
Mais il faut ajouter que c'est la mise en oeuvre des préceptes évangéliques les plus essentiels qui réclament la force, et non l'impuissance. Les exigences du Sermon sur la Montagne ne peuvent pas être honorées par une volonté défaite et divisée d'avec elle-même ; celle-ci va y trouver tous les stratagèmes pour s'enfermer en soi et pour dominer subtilement autrui. Ces exigences supposent au contraire le déploiement d'une énergie qui certes doit faire fonds sur la grâce de Dieu, mais qui ne présuppose pas moins des vertus proprement humaines. Que signifierait un pardon qui serait résignation ou oubli par incapacité à regarder en face soit ses propres torts soit ceux d'autrui ? Et qui n'a expérimenté à quel point demander ou accorder le pardon suppose une force d'âme peu banale, si du moins l'on souhaite que de tels gestes soient vrais et non superficiels ou hypocrites ?
Tendre la joue gauche n'est pas une lâcheté, à condition que le geste témoigne d'une force assez grande pour refuser la vengeance, la répartie violente la riposte du « donnant donnant » ; à ces conditions, ce geste ne sera pas une capitulation ou une résignation. Une telle force doit être consciente de ses faiblesses, admettre que le geste n'est nullement évident, comme allant de soi, automatique, et qu'il implique donc une mobilisation des énergies qui passe par toute une vie spirituelle (prière et contemplation), non moins que par une appréciation des risques ainsi pris. Il est possible, en effet, que le fort confesse qu'il n'a pas la force de pardonner ou de tendre la joue gauche. Donc qu'il n'est pas à hauteur de son idéal, sans pour autant renoncer à l'atteindre ni mimer une imitation hypocrite, ni se laisser abattre par son échec. Le fort confesse sa faiblesse car sa force tient justement en ce que sa faiblesse ne l'écrase ni ne le démobilise pour l'avenir. Bref, qu'elle ne le domine pas...

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La vertu de force, comme toute vertu, peut frôler la superbe pharisienne de celui qui se croit maître de lui comme de l'univers, mais l'on sort alors de l'épure chrétienne. Et c'est sans doute pourquoi on l'oppose si volontiers et tellement à tort à l'humilité. En réalité, il conviendrait de réhabiliter la vertu de force dans l'Eglise. Car il faut beaucoup de force évangélique pour témoigner de sa foi aujourd'hui dans le monde du « loft » ou par rapport à l'hostilité du mépris ignorant ; il en faut beaucoup pour en témoigner autrement que par des sourires ou des cantiques pieux, mais en affrontant les défis du temps ; il en faut pour réussir dans la vie, et, à ce titre il conviendrait d'honorer dans l'Eglise tous ceux qui, en politique, en économie ou dans les sciences, dans les associations les plus diverses, ont la force d'entreprendre et d'aboutir ; il en faut pour porter la maladie, la pauvreté ou le handicap : plutôt que d'exalter en ces cas la petitesse et la faiblesse, on ferait mieux d'honorer là une vertu éminemment positive et créatrice. Mais il faut dire qu'un goût assez pervers pour le misérabilisme empêche souvent d'entendre de tels enjeux. Or il n'y va pas moins que du visage donné à l'Eglise et à la foi chrétienne : une foi d'adultes ou une foi infantilisée, complaisante pour l'impuissance et l'exaltant ?