On tient couramment que les jeunes Américains sont radicalement différents de leurs aînés par leur allure, leurs intérêts et leurs motivations. Les aînés les considèrent comme des « surfeurs » passant des heures à bavarder en des lieux virtuels, diquant et planant sur Internet de site en site à travers liens et hypertextes. Quand ils s'aventurent dans le monde réel, ces rats de centres commerciaux se rassemblent pour tuer le temps dans l'air conditionné de ces cuirassés Potemkine de banlieue. Adolescents, ce sont des « gamins porte-clefs » qui rentrent de l'école dans des maisons vides (leurs parents, quand ils en ont deux, travaillent tard dans l'économie américaine, forte d'une consommation toujours plus dévorante), regardent la télé et passent trois fois plus de temps devant leur poste qu'en conversation avec leurs parents. Beaucoup sont des survivants du divorce et, la plupart, de la pilule. On les traite souvent de « flemmards » (« Stackers »), accusés qu'ils sont par leurs aînés de ne pas travailler, de jouer, sans se prendre en charge — ce à quoi ils répondent : « A quoi bon ! » Ce sont les adeptes d'un nouveau style qui va de l'allure la plus décontractée à la tenue stricte de l'Armée du Salut, et, qu'ils soient percés, teints, marqués au fer ou tatoués, la plupart sont chez eux dans la culture pop, ses modes et sa musique. Finalement, ce sont des croyants qui espèrent contre toute espérance que Dieu existe, qu'il se soude d'eux et du monde.
Par « jeunes », j'entends les membres de la génération X, « X » comme l'inconnue de l'équation 1. Né entre 1961 et 1983, ils sont un mystère pour la génération précédente, les enfants du « baby-boom » qui a suivi la seconde guerre mondiale. La vie des Gen Xers, leurs questions fondamentales et leur recherche de sens, de communauté et d'espoir, sont différentes, même si elles leur ressemblent, de celles de leurs parents. Dans cet artide, nous examinerons quelques-unes de ces différences concernant la quête religieuse et la pratique des jeunes Américains. Après la présentation de quelques données significatives glanées dans les études sodologiques, nous explorerons brièvement quelques images de la culture pop et leur relation à l'expérience des Gen Xers. Ces images suggèrent des thèmes qui habitent cette génération. Nous condurons par quelques suggestions pour ceux qui s'intéressent à leur recherche spirituelle de Dieu.
 

Les données sociologiques


Les Gen Xers sont-ils moins religieux que leurs parents ou grandsparents ? Oui et non. Si nous considérons la religion sous l'angle de la pratique, alors oui, on constate une nette diminution de cette pratique institutionnelle au cours des dernières décennies. Mais si nous la regardons sous l'angle de la spiritualité, comme l'attention aux questions plus profondes du sens de la vie, alors non, il n'y a pas d'évidence à soutenir que les jeunes sont moins orientés vers une écoute courageuse et franche de la mystérieuse présence de Dieu dans leur intériorité personnelle, leurs traditions religieuses et la société. Cependant, un changement assez radical s'est opéré dans le vocabulaire et dans les formes de cette quête.
Globalement, 95% des jeunes Américains croient en Dieu — une proportion qui s'accorde à celle de la population générale et qui a été à peu près constante depuis qu'on a commencé de l'observer dans les années 40. Il n'y a pas eu de baisse dans la croyance de base en une Puissance transcendante 2.
Bien que croyants, les Gen Xers sont un peu moins nombreux que leurs aînés à appartenir à une Eglise. 87% des 25 ans contre 92% des 80 ans se dédarent affiliés à une religion. Ils sont aussi moins nombreux à participer aux célébrations religieuses que leurs parents au même âge, et ceux qui pratiquent le font moins souvent que leurs aînés. Mais la décision de ne pas pratiquer fut le fait de leurs parents, et non des jeunes d'aujourd'hui. Le dédin de la pratique aux Etats-Unis se produisit surtout à la fin des années 60. Néanmoins, la proportion actuelle de jeunes catholiques pratiquants est la même qu'il y a quarante ans. En somme, tout le monde pratique moins, mais le pourcentage des jeunes dans l'assemblée n'a pas changé.
La pratique religieuse hebdomadaire des jeunes est aujourd'hui environ deux fois moindre qu'en 1940 (déclin de 60 à 30%). Mais le nombre de ceux qui disent ne jamais pratiquer n'a crû que très légèrement (de 8 à 15% environ). Les jeunes continuent de pratiquer dans une proportion presque égale à celle de leurs grands-parents en 1940. Ils le font seulement moins fréquemment. La baisse de la pratique parmi les jeunes n'est pas un fait nouveau : les études démographiques sur plusieurs décennies montrent que c'est un modèle de cyde de vie assez constant. Les jeunes ont toujours été moins motivés à se rendre à l'église ou à la synagogue, bien qu'autrefois la pression sociale était plus forte en ce sens ; une fois adultes, mariés, parents, ils organisent davantage leur pratique.
Même s'ils y participent, les jeunes n'observent pas strictement le code moral de leurs Eglises. Ainsi de la cohabitation pré-maritale. Aujourd'hui, 40% des catholiques et des protestants vivent avec leur partenaire avant d'être mariés — une proportion double de celle de la génération de leurs parents. Le font-ils pour tâter le terrain, par économie ou seulement par anticipation d'une célébration, alors qu'ils se considèrent mariés d'intention ? Quelle différence entre les 60% qui attendent et les 40% qui n'attendent pas ? Les études sociologiques montrent que les cohabitants sont plutôt originaires de foyers interreligieux, ou qu'ils ont vécu une enfance malheureuse ou une adolescence stressée. Ils sont moins religieux que leurs pairs qui attendent le mariage pour vivre ensemble, lesquels pratiquent et prient davantage. On peut s'attendre à trouver parmi eux les plus éloignés de l'Eglise, et, de fait, 10% seulement ont une pratique dominicale : la moitié communient, encore que 40% disent prier plusieurs fois par semaine et que 25% se considèrent très proches de Dieu. Simuljustus et peccator î
On trouve d'autres différences entre générations en matière religieuse. Ainsi, les catholiques américains nés après 1960 ont plutôt l'image d'un Dieu bienveillant, bon, tendre et amical ; les plus âgés l'imaginent plus facilement comme paternel, majestueux et exigeant. Pour l'évoquer, les jeunes utilisent plus volontiers des métaphores féminines et des images maternelles. Ces jeunes manifestent une grande stabilité dans leur identité religieuse. Kosmin rapporte que la population des Etats-Unis demeure prindpalement chrétienne, avec 86,5% de femmes et 81,1% d'hommes adultes. Parmi les jeunes adultes, les catholiques viennent en tête avec 33%. La pyramide des âges parmi eux est positive. Ced est dû à des facteurs variés, dont l'immigration, le taux de natalité, les défections passées et le bon succès du recrutement. La pyramide tend au contraire à devenir négative parmi les Eglises protestantes dominantes — un fait qui se manifeste par la prépondérance des cheveux gris dans les services luthériens.
Il semble que les Gen Xers trouvent peu attrayante la tendance dominante du protestantisme. Ses dénominations (presbytériens, épiscopaliens, méthodistes, luthériens) sont en déclin, non pas à cause de la défection des anciens, mais plutôt faute de réussite auprès des jeunes. Ceux-ci sont davantage attirés par le catholicisme, ainsi que par le protestantisme évangélique. La faute en revient pour une part à leurs parents. Bien des bàby-boomers furent déçus par la religion dominante lors des bouleversements des années 60. Certains continuèrent certes à pratiquer, mais ils cherchèrent à transformer les célébrations tournées vers l'adoration du Dieu invisible en débats socio-politico-économiques. La dimension transcendante fut remplacée par une théologie immanente de la présence de Dieu au sein des préoccupations esthétiques et sociales des communautés. Même si elle a pu être juste en théorie, cette position s'est révélée, dans la pratique peu attirante comme modèle religieux 3.
Les autres boomers cessèrent tout simplement de se rendre à l'église ; ils ne mirent plus leurs enfants en contact avec la religion, sauf à l'occasion des baptêmes, mariages, funérailles ou des offices formels de Noël et de Pâques. Dans les deux cas, cela s'est traduit par un contact très limité de nombreux Gen Xers avec la religion transcendante, alors qu'ils sont aujourd'hui en recherche d'une telle religion pour leur propre compte. Ainsi, alors qu'il est évident que cette génération manifeste une foi de base en Dieu, les moyens de l'approfondir sont moins institutionnels et plus dépendants de leur initiative qu'ils l'étaient pour leurs parents.
Vu qu'une bonne part de ces jeunes ne lisent pas les écrits ecclésiaux hérités de leurs parents, il nous faut trouver les nouvelles références religieuses de cette génération au sein de la culture pop. Nous le ferons brièvement dans la musique, les images et les voix poétiques de Madonna, U2 et REM.
 

Dimension religieuse de la culture pop


Les vidéos des chansons de Madonna peuvent être comprises comme une célébration de l'incarnation — spiritualité incarnée qui trouve sa joie dans la beauté de la personne humaine, condamne la laideur du péché et du mal, et espère la victoire du bien, de la vie et de l'amour. « Cherish » évoque l'amour de la vie, même si elle est fort différente de nos propres vies. « Like a prayer » évoque la libération de l'esclavage et la possibilité d'une rencontre réelle avec le divin. « Sky fits Heaven » évoque la sagesse de Dieu qui nous touche, nous aide à choisir une voie de sainteté et nous offre un avenir positif. Certes, Madonna est parfois pleine d'ambiguïtés dans l'utilisation des symboles religieux. Dans « Like a Virgin », elle porte un rosaire en guise de collier et un crucifix en médaille. Est-elle alors en train de dégrader les symboles, ou de les intégrer dans le contexte de la quête de sens d'une nouvelle génération ? Se moque-t-elle ou propose-t-elle des réponses religieuses (certes symboliques, et donc pleines de mystère, aux desseins ambigus) aux problèmes et combats de son public ? La croix est-elle encore un scandale, une folie ?
Née en 1958, Madonna Louise Veronica Ciccone est l'aînée des huit enfants nés de Silvio et Madonna ; elle est elle-même mère d'une fille, Lourdes. Son catholicisme est manifeste. Alors qu'elle a pris une certaine distance vis-à-vis de l'institution Eglise, elle ne semble ni vouloir ni pouvoir se séparer de la culture catholique de sa jeunesse. Bien plutôt, elle a introduit un monde d'images et de symboles catholiques dans un nouveau média, MTV (chaîne de télé consacrée à la chanson), où elle a développé de nouvelles liturgies qui conduisent les Gen Xers à se poser des questions vitales, exprimées en des images d'esprit catholique.
Le groupe REM de Michael Stipe a aussi conduit une foule de jeunes à un questionnement religieux. « Losing my religion » est une chanson énigmatique, illustrée par une vidéo qui interroge : « Est-il encore possible de croire en Dieu, de tout risquer pour la foi ? » Laissant la question ouverte, il respecte le cheminement de chacun. La vidéo souligne l'importance vitale de la quête, trop importante pour être laissée aux autorités religieuses. Comme Madonna, Stipe emprunte largement à l'iconographie catholique pour sa vidéo : ange à la manière de Botticelli, vieux Christ aux fausses stigmates, saint Sébastien hérissé de flèches.
Bono, star de U2, est moins ambigu, plus direct dans ses efforts pour soutenir la foi de sa génération. Dans « I still haven't found what I'm looking for », le chanteur décrit une recherche spirituelle qui n'est pas encore arrivée à son terme. Il a gravi des montagnes, couru à travers champs, embrassé l'amour et affronté la trahison, et, malgré tout, n'a rien trouvé qui satisfasse pleinement l'aspiration de son coeur, une soif que seul Dieu peut étancher. Il confesse ouvertement le Christ portant sa croix et reconnaît que la venue du Royaume est encore en chemin. La foi est un voyage, non une destination, lié à l'insatisfaction de ce qui passe et à l'aspiration à l'ineffable.
loan Osborne, Tori Amos, Soundgarden, Pearl Jam, Dépêche Mode, Nirvana... On pourrait allonger la liste presque à l'infini, et trouver encore et toujours des chansons très populaires intégrant des questions, images, idées et critiques religieuses. S'agit-il d'un modèle ? La foi religieuse est toujours inculturée. Toute croyance ou pratique religieuse est incarnée, vécue dans le contexte d'une culture donnée. C'est pourquoi la religion, de par sa nature, est le reflet comme le questionnement des traits et défis, espoirs et craintes, joies et tristesses d'êtres humains vivant au sein d'une culture. Le contexte sodal des Gen Xers a donné forme à leur spiritualité ; Tom Beaudoin suggère quatre marques distinctives, caractéristiques de cette nouvelle sensibilité religieuse 4 :

• La réserve vis-à-vis des institutions. Les jeunes Américains ont grandi parmi trop d'échos de scandales politiques et ecdésiaux, dans un courant trop permanent de révélations sur les dommages causés aux travailleurs, aux consommateurs et à l'environnement par le système industriel américain. Les cas de méfaits isolés découragent, mais un excès de mauvaises nouvelles a alimenté parmi les jeunes une profonde méfiance envers toutes les institutions sociales, politiques et privées. Si les jeunes sont blasés, ils ne manquent pas de justification. L'universelle réponse de la Gen X (l'« à quoi bon ») est l'expression d'une profonde réaction de suspicion.

• La sensibilité à la souffrance.
Durant les années 80, les anciens hippies se sont mués en yuppies (« young urban professionnels ») et ont « remythifié » avec zèle leur projet sodal sous le leadership de Ronald Reagan. Pendant ce temps, leurs enfants vivaient et parlaient ouvertement des retombées dues à cette quête d'identité désespérée de leurs parents : drogue, divorce, sida, etc. Les Gen Xers ne votent pas aux élections nationales et ne veulent pas trouver de solutions structurelles aux problèmes sociaux majeurs : ils préfèrent aller aux soupes populaires en petits groupes pour adoucir la souffrance de gens bien concrets 5.

Une ambiguïté facile. A l'école, on leur a enseigné la théorie du chaos. Dans la société, ils l'ont sentie comme une forme nouvelle de darwinisme sodal : l'évolution aveugle, la survivance des plus riches. Dans leur vie personnelle, ils sont confrontés, quitte à y plonger, à une sexualité hasardeuse et paradoxale (« Je couche ici et là, et je cherche quelqu'un qui m'aime vraiment »), qui produit des coeurs brisés en série. Les Xers vivent paisiblement dans un monde de plus en plus multiculturel, ce qui a du bon mais expose à de réels dangers : la possibilité d'une totale relativité morale, et la confusion entre tolérance et approbation.

• Une aspiration communautaire. Alors que les boomers demandaient : « Qui suis-je ? », les Xers demandent : « Voulez-vous être là pour moi ? » Les jeunes portent des vêtements uniformes et utilisent des mots codés en vue de construire des communautés de sens. Mais, ici encore, il y a risque, car ces groupes peuvent se durcir, comme nous le voyons dans la balkanisation des dtés, l'auto-ségrégation des minorités et la disparition d'un langage partagé pour débattre publiquement du bien commun.
 

Questions aux Eglises


Si les jeunes d'aujourd'hui sont soupçonneux envers l'autorité, ouverts à la souffrance, à l'aise dans l'ambiguïté et en quête de communautés de sens, alors demandons-nous ce que cela dit aux Eglises. Etant donné la foi persistante de la jeunesse, les traits de la culture Gen X sont-ils pierres d'achoppement ou pierres d'attente pour l'évangélisation ? Une Eglise ouverte aux « signes des temps » peut et doit voir la Gen X pour ce qu'elle est : des jeunes êtres humains en quête de justice, de paix et d'amour, à qui l'Evangile est destiné.
Les chrétiens plus âgés ne doivent pas s'offusquer quand les jeunes critiquent des aspects de l'Eglise institutionnelle. Même lorsque leurs questions sont naïves et leurs remarques blessantes, elles peuvent encore héberger des intuitions profondes. Les Eglises devraient plutôt offrir aux jeunes un environnement accueillant pour la prière et l'adoration, où ils puissent dépasser la critique pour atteindre les vraies questions de la foi. Elles devraient aussi confirmer les soupçons contre-culturels (et en fin de compte évangéliques) des jeunes envers l'économie de marché, l'Etat, et même la religion organisée : Jésus lui-même renversait les tables. Enfin, les communautés ecdésiales devraient offrir aux jeunes de réelles chances de servir les pauvres et les exclus et, dans ce service, de sonder les aspirations spirituelles qui les conduisent à répondre aux souffrants avec compassion.
Les références religieuses et leurs développements théologiques ont toujours besoin d'être actualisés. Comme Bernanos nous le rappelle, la grâce est partout, et il n'est pas à craindre que les jeunes d'aujourd'hui ne réussissent pas à tirer un nouveau sens des vieilles vérités. Ainsi, le salut que les vieux symboles ont jadis médiatisé pourra être réexprimé en de nouveaux symboles inspirés par Dieu qui écrit droit avec nos lignes courbes.

(Traduit par Claude Flipo)




1. Allusion à Gen X, titre d'un roman à succès de Douglas Coupland. Nous garderons telles quelles les expressions « Gen X » et « Gen Xers » dans la suite du texte (NDT)
2. Les données statisdques qui suivent sont tirées d'études réalisées par l'American Institut of Public Opinion de l'organisation Callup, le Survey Research Center de l'Université du Michigan, le National Opinion Research Center de l'Université de Chicago, présentés par Andrew M. Greeley dans kehgious Change in America (Harvard Umversity Press, 1989) et dans The catholic Myth (Collier, 1990), et par le National Survey of Religious Idenufication, dirigé par la Graduate School of the City University of New York, présentés par Barry A. Kosmin et alii dans One Nation under God (Harmony Books, 1993)
3. Peter Berger a largement analysé ce phénomène social Voir, par exemple, A far Glory (The Free Press, 1992)
4. Virtual fauh the irreverent spirituel quest of Génération X (lossey-Bass, 1998) Voir aussi D. Coupland, Life after God (Pocket Books, 1994), qui termine en confessant « Mon secret est que j'ai besoin de Dieu, que je suis malade et ne peux m'en tirer tout seul... »
5. Pour une analyse pénétrante de ce point, voir Ted Halstead, « A poliucs for Generauon X », The Atlanuc Monthly, août 1999, pp 33-42.