On soupçonne volontiers le poète de vivre dans ses rêves. Mais la figure du poète s'est presque effacée du monde contemporain, et il faut reconnaître que nous vivons tous dans une sorte de rêve, à la fois individuel et collectif, une caverne aux images dont le nombre s'est multiplié et le rythme accéléré depuis Platon. Dans les couloirs et les rames du métro, paradoxalement, c'est un poème qui nous fait parfois sortir de ce défilé ininterrompu de couleurs et de slogans : nous nous arrêtons pour le lire comme devant une fenêtre ouverte sur le dehors, la vie originale, le temps réel. Qu'avons-nous retrouvé entre ces mots, que nous perdrons peut-être, une fois remontés à la surface ?
 

Rencontre et signe


Puisque les poèmes affichés dans le métro mélangent heureusement les oeuvres d'auteurs français et les traductions d'auteurs étrangers, commençons par un poème italien de Sandro Penna :
 
FEMME DANS LE TRAM

Tu veux embrasser ton enfant qui ne veut pas :
il aime regarder la vie, dehors.
Alors tu es déçue, mais tu souris :
ce n'est pas l'angoisse de la jalousie
même si déjà il ressemble à l'autre homme
qui pour « regarder la vie, dehors »
t'a laissée ainsi 1...

Ce qui signale d'abord le réel, ici, c'est l'impression qu'il est fortuit : une rencontre dans le tram. Les poèmes d'un autre Italien, Umberto Saba, évoquent des souvenirs qui remontent souvent à l'enfance, mais ils ont la même spontanéité : ce sont des événements devenus intérieurs, des choses qui lui arrivent. Là où Francis Ponge se donne par avance, comme objets du poème, le cageot, le lézard ou les mûres, et, de ce fait, les isole, nos poètes italiens gardent la scène ou la chose dans le tissu infini de l'existence où ils sont eux-mêmes pris. A ce compte, dira-t-on, il serait possible de faire un poème avec une collection hétéroclite de « choses vues », plus ou moins insolites.
Certains poètes ont, avouons-le, cédé à la tentation du « poème-kaléidoscope » ; la vision alors, faute de racines dans le désir et la mémoire de celui qui regarde, ne se développe pas, le poème est sec, la réalité appauvrie. Nous proposons en effet de donner au mot « réalité » une signification à la fois extensive (aucune chose, fût-ce la plus « prosaïque », ne doit être a priori exclue) et essentielle (les sensations, les rencontres deviennent un chemin de découverte, l'occasion d'une interrogation qui les relie et les traverse pour aller plus loin). Un poème de Saba complétera celui de Penna pour illustrer notre propos :
 
CAFÉ TERGESTE

Café Tergeste, à tes tables blanches
l'ivrogne répète son délire ;
moi j'y écris mes plus allègres chants
Café de voleurs, repaire de putains,
à tes tables j'ai souffert le martyre,
je l'ai souffert à m'en former un coeur nouveau.
Je me disais : Quand donc jouirai-je de la mort,
du néant que je me promets d'elle
et qui me consolera d'avoir vécu ?
Me vanter d'être magnanime, je n'ose ; mais si naître est un péché, envers mon ennemi
je serais, pour une plus lourde faute, plus compatissant.
Café populaire où jadis je cachais
mon visage, avec joie aujourd'hui je te regarde.
C'est toi qui mets d'accord l'Italien et le Slave,
tard dans la nuit, auprès de ton billard 2.

Penna et Saba parlent des choses de leur vie, mais ils les soulèvent, à la faveur de l'émotion, dans un chant qui leur donne un sens plus profond que le sens immédiat. Les « petites choses » se sont muées en « gouttes d'or », comme le disait Saba, parce que l'événement ou le lieu, qui eût été insignifiant pour un témoin indifférent, a manifestement compté pour le poète, retenti longuement dans sa mémoire. Il a construit son poème comme la caisse de résonance d'un violon, pour rendre audible au lecteur la vibration de la corde ténue qu'il était au début seul à entendre. Cet éclat du réel, immédiat chez Penna, patiné par une longue familiarité chez Saba, répondait peut-être à une question qu'ils portaient sans le savoir, à une angoisse de la séparation chez l'un, un besoin de fraternité chez l'autre. Ainsi la rencontre conjugue-t-elle gratuité (elle est donnée par le hasard, le cours de la vie) et « nécessité » (elle s'associe à une attente profonde). La personne, l'objet prennent alors valeur de signe, comme le billard du café Tergeste qui devient un symbole de la ville aimée, Trieste, réconciliant « tard dans la nuit » l'Italien et le Slave.
Un tel symbole est vivant dans la mesure où il n'est pas prémédité ni imposé. C'est un fruit de la vision et de la mémoire, mûri dans le temps du poème ; aussi bien le rapport reste-t-il libre entre la réalité et le sens que le poète lui trouve. Nos Romantiques gâtaient parfois leurs plus beaux élans par un didactisme qui écrasait le réel, perçu pourtant avec justesse, sous le signe dont il était chargé. Les rives du lac chanté par Lamartine, finement décrites pour qui connaît le lac du Bourget, n'apparaissent qu'à la fin du poème :

Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux 3 !

Dans la première strophe, elles ont été noyées sous la métaphore, « l'océan des âges ». Le manteau du mendiant évoqué avec simplicité par Hugo dans le poème qui porte ce titre 4 se change magnifiquement devant la cheminée en firmament troué de constellations ; mais pourquoi faut-il que l'invité se soit d'emblée présenté comme « le pauvre »? Le signe, quand il surgit chez nos maîtres étrangers, n'est pas aussitôt déchiffrable et ne comporte pas de leçon obligée. C'est, dans un poème du Tchèque Vladimir Holan, un simple cadeau trouvé à la porte, sans autre message que le mystère joyeux de sa gratuité :
 
UN MATIN

Un matin, en ouvrant la porte,
tu as trouvé deux chaussons de danse sur le seuil.
L'envie t'a pris de les embrasser et c'est ce que tu as fait aussitôt,
et soudain, après tant d'années, tu as ressenti de la joie,
les larmes que tu avais si longtemps refoulées
ont affleuré dans un sourire,
puis tu as ri et chanté de toute ton âme dans un silence jeune...
Et tu n'as pas demandé qui était la belle
qui avait déposé ces chaussons sur le seuil.
Et tu ne l'as jamais su,
bien que cet instant de bonheur
t'aide encore bien souvent à vivre 5 .
 

Tableau et discours


Le poème met donc aux prises un réel imprévu et un désir obscur. On peut dire qu'il les approfondit, les interprète l'un par l'autre, en suivant les tâtonnements du vers. Si l'accent est plutôt mis sur le monde extérieur, le poème se rapprochera du tableau ; s'il porte davantage sur le désir et la méditation du sujet, il tendra vers le discours. On rencontre divers dosages, selon le tempérament du poète et les circonstances du poème, mais celui-ci, nous semble-t-il, ne saurait être seulement un tableau, ou seulement un discours, sans une certaine perte du réel poétique. Voici deux poèmes qui en sont riches, avec un équilibre différent. Le premier, proche du tableau, est de Paul de Roux :
 
UN GEAI

Apparition d'un geai, petite silhouette
à la boutonnière bleue, aussitôt
il disparaît dans le feuillage du peuplier :
du collier de la diversité une perle
ainsi saute parfois et se révèle
et même nous, qui désespérons
de rencontrer jamais figure nouvelle,
nous émeut entre les maisons grises
cette perle, signe que la goutte d'eau
initiale de la vie roule encore
avec ses reflets irisés par temps clair 6.

C'est un poème contemplatif qui contient, au début, « le portrait d'un oiseau ». Mais il sort du cadre du tableau dès le premier mot, grâce à la surprise de l'apparition, rendue par la vivacité de la phrase nominale, puis au cours de son développement, car ce petit événement, dans sa nouveauté, devient un viatique pour le poète, à la fois émerveillé de l'exception et mélancolique devant sa rareté. L'autre exemple est emprunté à Guy Goffette. On n'y trouvera pas de « rencontre » à proprement parler, mais l'élan d'une interrogation qui s'empare de lambeaux du réel, puis les délaisse, passant de l'un à l'autre comme sur des ponts fragiles pour atteindre l'autre rive, « la vie promise » :
 
Je me disais aussi : vivre est autre chose
que cet oubli du temps qui passe et des ravages
de l'amour, et de l'usure — ce que nous faisons
du matin à la nuit : fendre la mer,
fendre le ciel, la terre, tour à tour oiseau, poisson, taupe, enfin : jouant à brasser l'air,
l'eau, les fruits, la poussière ; agissant comme,
brûlant pour, allant vers, récoltant
quoi ? le ver dans la pomme, le vent dans les blés
puisque tout retombe toujours, puisque tout
recommence et rien n'est jamais pareil
à ce qui fut, ni pire ni meilleur,
qui ne cesse de répéter : vivre est autre chose 7.

Le mouvement est ici nettement oratoire. Mais ce grand geste de l'âme convainc, parce qu'il s'alimente aux sources d'un désir obscur à lui-même. Le poème ne constitue pas d'abord la fureur ou l'inquiétude de vivre en thème moral, qu'il déroulerait ensuite à travers une série d'images concrètes. Il est le rebondissement indéfini d'une question qui s'en prend à tout, mots et choses, pour se dire, comme le vent se rend visible dans les feuilles qu'il agite, et bute périodiquement, à la fin du vers, sur cette limite de la parole, le blanc, « autre chose », seul attribut digne du mot « vivre ».
 

L'avènement du réel


Ainsi la réalité trouvée dans le poème, surgie de lui, est-elle avant tout une heureuse surprise, venant à la fois du dehors et du dedans. Elle procure au poète un sentiment analogue à celui du pêcheur qui sent frétiller un poisson au bout de sa ligne, ou du chercheur de champignons qui découvre un cèpe dans un sous-bois. Il faut de la patience pour l'attendre et ne pas se satisfaire de ses succédanés, de la chance pour la rencontrer, une réserve attentive pour ne pas l'occulter, ne pas substituer un sens voulu à l'amorce du sens offert. Le désir du poète n'est cependant pas seul à creuser ce qu'il regarde. Aux moments de « commune présence », selon l'expression de René Char, ce désir croise un mouvement secret venu, semble-t-il, de la scène ou du paysage eux-mêmes. « Ne décourageons pas le paysage qui nous demande une aide », écrit Paul de Roux 8. L'oeil, le coeur se font attentifs à une genèse, ou plutôt à une imminence : demande muette du monde, parole tacite dont les choses, les animaux, les hommes peuvent être porteurs sans que ces derniers en aient toujours pris conscience. Cet appel silencieux est, au fond, une demande de reconnaissance. Le réel est ici « en creux », en attente du nom que le poète va lui donner, et, pour commencer, de l'écoute où ce nom pourra se former. Le vers constitue un cadre propice à une telle écoute, un peu comme le rectangle tracé dans le ciel par le bâton de l'augure rendait significatif le passage des oiseaux. A l'intérieur de ce « temple » métrique, les présences rejoignent la langue, accèdent à la parole. Ainsi Dieu, dans la Genèse, amène-t-il les animaux à Adam pour qu'il les nomme. Il ne s'agit pas seulement du recensement joyeux de la Création que Claudel envisageait dans les Cinq Grandes Odes. La demande émane aussi, plus gravement, de ceux que nous laissons d'habitude dans les marges du jour, faute d'attention, comme cette vieille marchande de journaux où le regard de Vladimir Holan discerne soudain un être sacré, une sibylle :
 
SUR LE TROTTOIR

C'est une vieille marchande de journaux
qui se traîne tous les jours en boitant jusqu'ici...
Quand, n'en pouvant plus de le porter,
elle laisse enfin tomber son paquet d'« éditions spéciales »,
elle s'assoit dessus et s'endort...
Ceux qui passent par là
y sont tellement habitués qu'ils ne la voient plus —
et elle, mystérieuse et muette comme une sibylle,
cache ce qu'elle devrait offrir

Il se met à pleuvoir 9...

Pour un poète croyant comme le Hongrois Jânos Pilinszky, la figure de l'Ecce homo transparaîtra dans l'anonymat d'une victime des camps :
 
PASSION DE RAVENSBRUCK

Il sort du rang,
s'arrête dans le silence épais,
clignotant comme une image projetée,
tenue de bagne, tête de forçat.
Terrifiante sa solitude,
on voit ses pores,
tout en lui est énorme,
tout en lui est minuscule.
Et là ça s'arrête. Le reste n'était plus, le reste n'était rien
que son oubli de crier
avant qu'il ne s'affaisse 10.
 

Déplacement du poète


Le poète qui tâche d'amener la réalité timide, les êtres méconnus, au jour de la parole a conscience d'être à la fois un médium et un obstacle. Son travail sur les mots et les rythmes pour les rendre plus dociles est en même temps un travail sur soi pour se rendre moins opaque. Il sent bien qu'il ne peut répondre à la question posée et faire accéder le paysage ou la personne à leur pleine présence dans le poème que s'il se dispose à devenir lui-même « conducteur » de cette présence. En débarrassant le langage de ses clichés, de ses équivoques, le travail poétique affine le poète et lui donne, au bout de sa patience, un regard lavé. Il dira moins et plus que ce qu'il voulait dire au départ. La recherche du dicible est une épreuve de réalité d'où le poète renaît avec le paysage et les hommes dont il parle, différent de ce qu'il croyait être, parlant d'eux autrement qu'il ne le prévoyait. Philippe Jaccottet nomme une telle expérience « effacement » et il y trouve sa « façon de resplendir », nous proposant comme modèle les arbres « chaque année / plus criblés d'air » 11. La leçon de Supervielle n'est peut-être pas très différente quand il nous invite à « faire place » :
 
FAIRE PLACE

Disparais un instant, fais place au paysage,
Le jardin sera beau comme avant le déluge,
Sans hommes, le cactus redevient végétal,
Et tu n'as rien à voir aux racines qui cherchent
Ce qui t'échappera, même les yeux fermés.
Laisse l'herbe pousser en dehors de ton songe
Et puis tu reviendras voir ce qui s'est passé 12.

Simple jeu, aimable fantaisie? Croyons qu'à travers eux il s'agit encore bien du réel. Dans la mesure où il a un avenir (le poème est à l'impératif et au futur), le réel se dévoile aussi par le détour de l'imaginaire, pourvu que celui-ci reste guidé par la « demande » tacite que le poète a prise en charge. D'ailleurs, Supervielle délègue parfois à une « voix » distincte de la sienne le soin d'exprimer cette demande, qu'il craindrait de trahir en parlant à sa place. Dans le poème qui suit, il voulait probablement, au départ, évoquer la nature qui entoure sa maison. Mais, au moment d'appréhender dans le réseau de ses vers la montagne, les bois, la rivière, il a senti un décalage entre leur présence, étrangère au langage, à la chambre où il écrit, et les mots qu'il allait employer. C'est sa rêverie qui va faire droit à la réalité des choses. Il leur prête une voix — et c'est évidemment un détour par la fable — afin que chacune puisse revendiquer son indépendance à l'égard du langage humain, se faire reconnaître dans son étrangeté. Montagne, bois, rivière prendront successivement leurs distances, de plus en plus grandes, avant que l'étoile, aux limites de l'absence, n'avoue en un retournement émouvant qu'elle a besoin du poète pour se faire entendre :
 
LA DEMEURE ENTOURÉE

Le corps de la montagne hésite à ma fenêtre .
« Comment peut-on entter si l'on est la montagne,
Si l'on est en hauteur, avec roches, cailloux,
Un morceau de la Terre, altéré par le Ciel ? »
Le feuillage des bois entoure ma maison :
« Les bois ont-ils leur mot à dire là-dedans ?
Notre monde branchu, noue monde feuillu
Que peut-il dans la chambre où siège ce lit blanc,
Près de ce chandelier qui brûle par le haut,
Et devant cette fleur qui trempe dans un verre ?
Que peut-il pour cet homme et son bras replié,
Cette main écrivant entre ces quatre murs ?
Prenons avis de nos racines délicates,
Il ne nous a pas vus, il cherche au fond de lui Des arbres différents qui comprennent sa langue. »
Et la rivière dit • « Je ne veux rien savoir,
Je coule pour moi seule et j'ignore les hommes
Je ne suis jamais là où l'on croit me trouver
Et vais me devançant, crainte de m'attarder.
Tant pis pour ces gens-là qui s'en vont sur leurs jambes.
Ils partent, et toujours reviennent sur leurs pas. »
Mais l'étoile se dit : « Je tremble au bout d'un fil.
Si nul ne pense à moi je cesse d'exister » 13.

Beaucoup de nos contemporains souscriraient sans doute à la boutade de Cocteau voyant la poésie comme une belle dame assise sur un nuage et qui dit des mensonges. On les étonnera en affirmant que le réel est, avec les mots, la grande affaire des poètes. En être persuadé, c'est attendre de la poésie mieux qu'un divertissement : une incarnation qui dépayse ; elle oblige à tenir compte plus rigoureusement du corps et du langage, mais ouvre à ceux-ci des voies inattendues. Le poète et son lecteur sont fondés à y chercher la place et le nom auxquels eux-mêmes aspirent, une présence accrue des êtres, quitte à reconnaître dans le miroir étrange du poème « Le profil d'un autre / Mais tes yeux » 14.



1. Une ardente solitude, trad B Simeone, La Différence, coll « Orphée », 1989, p. 83.
2 // Canzoniere, trad O Kaan, L'Age d'homme, 1988, p 165
3. Méditations poétiques, XIII
4. Les Contemplations, V, 9
5. Une nuit avec Hamlet et autres poèmes, trad D Grandmont, Gallimard, coll « Poésie », 2000, p 281
6. Poèmes de l'aube, Gallimard, 1990, p. 51
7 La vie promise, Gallimard, 1991, p 13.
8. « Naissance », op cit., p. 31
9. Op cit., p 161.
10. Poèmes choisis, trad L GasparetS Clair, Gallimard, 1982, p 15
11. « Arbres I », Poésie (1946-1967), Gallimard, coll « Poésie », 1971, p 138
12. Le Forçat innocent suivi des Amis inconnus, Gallimard, coll « Poésie », 1982, p 209
13. Op. cit, p 182
14. Pierre Reverdy, « Fausse porte ou portrait », Plupart du temps I, Gallimard, coll. « Poésie », 1969, p. 213.