À travers les âges, beaucoup de gens bien intentionnés ont écrit des textes de valeur inégale dans le but d’aider les fidèles à prier : comment prier, quand prier, où prier, préparer la prière, expérimenter divers genres de prière (vocale, mentale, contemplative, etc.). Et, bien sûr, il fallait préciser la différence fondamentale entre prière infuse, don de Dieu donné directement à l’âme, et prière habituelle ou non infuse, fruit du travail de l’âme aidée par la grâce, une prière donc à la portée de tous qui ne dépend pas de grâces « spéciales ». Tout ceci, bien sûr, suppose que la prière est quelque chose de difficile, hors de portée de l’homme moyen, quelque chose qui exige de l’instruction, de l’orientation, l’accompagnement d’un « maître » ou au moins d’un « guide », une longue pratique qui peut durer des années avant que l’on ne voie le fruit de ses efforts et que l’on ne se sente à l’aise dans la prière.

Mais, à la lumière de l’injonction de saint Paul nous invitant à « prier toujours » (Ep 6,18) – conseil donné non pas aux « spécialistes » de la vie spirituelle comme le sont moines et moniales, consacrés entièrement à une vie dédiée exclusivement à la quête spirituelle, la recherche de Dieu et la poursuite de la perfection chrétienne, mais à tout le monde, tous les fidèles, dont la plupart sont appelés à vivre dans le monde afin de le sanctifier en faisant du bien et en résistant à ses tentations multiples et variées pour pouvoir croître spirituellement et approfondir leur union avec Dieu –, on est en droit de se demander si la prière dont parlait l’Apôtre est vraiment aussi difficile qu’on pourrait le croire.
Ce serait le comble de la témérité que de vouloir définir et expliquer ce à quoi saint Paul pensait exactement en nous donnant cette injonction, mais on peut néanmoins être sûr qu’il envisageait quelque chose que tous peuvent faire sans devoir passer par un entraînement spécial.
Si on la comprend correctement, la prière n’est pas du tout difficile.
Au contraire, elle est à la portée de tout le monde, de l’homme occupé tous les jours par son travail, et qui de plus doit affronter et résoudre tous les problèmes qui peuvent se poser dans la famille, c’est-à-dire le « fidèle moyen ». Et il va sans dire que ce qui « fonctionne » pour le laïc va tout aussi bien pour les prêtres et les religieux. Le cœur du problème est tout simplement que nous ne savons pas comment nous y prendre et, en cherchant des solutions, des manières de suivre ce conseil de saint Paul, nous avons compliqué ce qui, en soi, est aussi simple et naturel que la respiration.

Problème d’un jésuite, réponse d’un gourou

La respiration est d’ailleurs un excellent point de départ. Nous savons tous respirer. Nous le faisons tous automatiquement, sans même y penser – à moins, bien sûr, que nous ne soyons victimes de quelque maladie des poumons et des voies respiratoires. En effet, la prière devrait être, et peut vraiment être, aussi spontanée et naturelle que la respiration, une fois que nous comprenons bien en quoi elle consiste et comment la faire.
Anthony de Mello était un jésuite indien connu dans le monde entier par ses retraites, ses conférences et ses nombreuses publications sur la spiritualité et la prière. Il a été surpris par la mort à New York le 2 juin 1987, à l’âge de 56 ans, pendant une tournée de conférences. Dans un de ses livres, il raconte l’histoire suivante.
Un de ses confrères en Inde avait été troublé depuis longtemps par des difficultés et des problèmes dans sa prière. Il avait essayé tout ce qu’il pouvait trouver pour remédier à ces difficultés : ce système- ci ou ce système-là, voire pas de système du tout, mais rien ne l’aidait. Il ne pouvait simplement pas prier, c’est du moins ce qu’il lui semblait. Finalement, en désespoir de cause, il demanda de l’aide à un gourou hindou. Le gourou était un homme compréhensif, de grandes expérience et bonté, compatissant envers ce père et ses difficultés, et il l’accepta comme disciple. Il le faisait venir tous les jours à son ashram où le disciple devait s’exercer à la méditation pendant une heure. Pour sa méditation, tout ce qu’il devait faire, c’était de se concentrer sur l’air qui passait par ses narines pendant qu’il inspirait et expirait. Ceux qui pensent que c’est un exercice très simple et facile ne s’y sont jamais essayé.
Mais le père persévérait. Après tout, il n’avait pas d’autre choix : suivre fidèlement les instructions du gourou ou supporter comme avant toutes ses difficultés avec la prière, ce qui l’aurait probablement conduit à abandonner la prière. Finalement, après deux ou trois mois d’exercice quotidien, le gourou a constaté que cette pratique lui était devenue naturelle et automatique. Aussi, après un exercice matinal, le maître dit au jésuite qu’il ne devait plus venir à l’ashram pour méditer : il pouvait continuer tout seul chez lui. La seule chose qu’il devait comprendre, c’était que l’air qui entrait et sortait par ses narines… c’était Dieu ! Le disciple rentra donc à la maison et constata qu’il n’avait plus aucune difficulté à prier. Et ainsi en fut-il jusqu’à la fin de sa vie.
 

Un point de vue catholique

Que devons-nous tirer comme leçon de cette histoire extraordinaire ? Ou plutôt, que devons-nous penser de l’affirmation du gourou selon laquelle l’air entrant et sortant par les narines du disciple est Dieu ? N’est-ce pas du panthéisme, typiquement hindou ? Pour répondre à ces questions, voire à ces objections, il nous suffit de consulter la doctrine catholique, la bonne doctrine catholique, solide et orthodoxe. Si nous le faisons, nous verrons peut-être, à notre propre étonnement, que l’affirmation du gourou est parfaitement en accord avec l’enseignement de l’Église catholique. Mais pourquoi cela nous surprend-il ? Pourquoi pensons-nous que cela doit être une erreur ? Simplement parce que, d’un côté, nous n’avons jamais pleinement exploré toutes les conséquences logiques de notre foi à la Création, et que, de l’autre côté, nous sommes tout imprégnés de la conviction qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et que Dieu, et rien que Lui, est Dieu.
Si cela est bien vrai, c’est encore une conception de Dieu trop limitée par notre propre pauvreté intellectuelle et, il faut bien le dire, par notre manque d’imagination. Ce qui nous échappe ici, c’est la vraie relation de Dieu à la création. Dieu, avons-nous appris, a tout créé du néant. Très bien. Mais comment a-t-il fait ? C’est bien sûr un mystère pour nous, mais ce qui ne l’est pas, c’est que, par sa puissance créatrice, son énergie créatrice, il maintient dans l’existence et soutient de façon ininterrompue tout ce qu’il crée. Et cela en mettant son énergie créatrice en tout ce qu’il crée, de telle façon que cette énergie soit la « colle », pour ainsi dire, qui tient ensemble et maintient en existence tout ce qu’il a voulu créer. S’il retirait pour un seul instant, une nanoseconde, sa puissance ou son énergie créatrice de n’importe quelle partie, de n’importe quel élément de sa création, cette partie ou cet élément cesserait immédiatement d’exister parce que le principe même de son existence aurait disparu. Il retournerait tout simplement au néant duquel Dieu l’a créé.
 

Le chaînon manquant

Jusqu’ici, pas de problème. Mais notre esprit est aussi compliqué qu’il est limité et, pour pouvoir parler de Dieu, nous nous sommes créé des catégories, des divisions, des schémas selon lesquels nous avons divisé et catégorisé l’Être divin en des morceaux et des fragments que notre intelligence limitée peut comprendre et traiter.
Spécifiquement, nous avons créé une distinction entre l’essence de Dieu et ses attributs ou ses qualités, et nous en parlons comme si elles étaient des choses différentes. Mais Dieu en tant que Dieu n’est pas seulement infini, il est simplicité infinie, unité infinie, et en réalité il n’y a pas de telles distinctions en lui : Dieu est son énergie créatrice, et son énergie créatrice n’est autre que lui-même1.
Nous disons que Dieu est bon, mais il n’est pas bon, il est Bonté ; il n’est pas aimant, il est Amour. Et, comme nous venons de le voir, selon l’enseignement officiel de l’Église, Dieu est son énergie créatrice, et son énergie créatrice est lui-même. C’est lui-même en personne qui maintient activement en existence tout ce qui existe, y compris l’air que nous respirons, et il le fait en mettant dans les choses créées son énergie créatrice, et cette énergie créatrice est, en effet, lui-même.
 
Pour nous, cependant, ceci est un concept tout à fait étonnant, car nous n’avons pas l’habitude de penser à Dieu et à sa Création de cette manière. Et cela nous rend plus pauvres. Si seulement nous pouvions le comprendre ! Comme il nous serait plus facile, plus aisé d’être attentifs et conscients de la présence de Dieu, de sa présence réelle en nous-mêmes et en tout ce qui nous entoure ! Alors, nous ne serions pas obligés de nous rappeler constamment l’omniprésence de Dieu afin de Lui être présents, car tout ce qui existe, y compris nous-mêmes, nous en témoignerait éloquemment.

Un autre problème

Nous connaissons tous le récit évangélique des deux disciples qui allaient à Emmaüs après la crucifixion du Seigneur, et comment Jésus lui-même, ressuscité des morts, leur apparut en route et les accompagnait. « Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître » (Lc 24,16). Ils ne pouvaient pas reconnaître ce qu’ils voyaient. Et voilà aussi notre problème : nous ne reconnaissons pas la réalité qui est devant nous, non parce que nos yeux en sont empêchés, mais simplement parce que nous ne comprenons pas les choses telles qu’elles sont en réalité, peut-être à cause d’une réticence naturelle à croire à ce que l’on ne peut voir, c’est-à-dire à la réalité derrière les apparences.
La réalité, néanmoins, est que nous vivons dans l’océan infini de Dieu. Nous en faisons partie parce qu’il a voulu qu’il en soit ainsi. Il nous tient dans l’existence, avec toutes les autres choses qui existent, par la puissance de son énergie créatrice qu’il met en tout ce qu’il crée ; et cette énergie est, comme nous l’avons vu, lui-même. Notre problème vient d’une distinction fâcheuse que nous avons l’habitude de faire entre le sacré et le profane. Des spécialistes sérieux et respectés ont investi beaucoup de temps et d’énergie dans leurs tentatives de nous expliquer cette distinction par leur enseignement oral et par leurs écrits2. Mais cette distinction est fausse. Tout ce qui existe existe en Dieu par sa puissance créatrice, et lui est saint, le Saint. Il n’y a rien « en dehors » de Dieu, parce que cet « en dehors de Dieu » n’existe pas. S’il y avait quelque chose, quelque endroit, « en dehors de Dieu », Dieu serait limité, il ne serait ni infini ni omniprésent, et alors il ne serait point Dieu qui, par définition, ne peut être qu’infini et omniprésent. Par conséquent, Dieu n’est pas « ici » et la création « là-bas ». La création existe nécessairement en Dieu. S’il n’en était pas ainsi, elle n’existerait point, car il n’y a pas d’autre « endroit » où elle puisse exister. C’est pourquoi nous pouvons dire que la création existe dans l’océan infini de Dieu. Bien sûr, les philosophes pourront peut-être objecter qu’une telle manière de parler est erronée, illégitime. Mais voilà justement la raison pour laquelle le Seigneur a rendu grâce à son Père céleste d’avoir caché la vérité aux sages et aux intelligents pour la révéler aux tout-petits, aux simples (cf. Lc 10,21). Car Dieu lui-même est simple. Il est simplicité infinie, et il convient ainsi que ce soient justement les simples, les gens non compliqués, qui le comprennent le mieux.
 

Une autre solution

Nous pouvons voir un parallèle éloquent et très significatif entre la Présence réelle du Christ dans l’eucharistie et la Présence également réelle de Dieu dans sa création. Dans l’eucharistie, l’hostie consacrée est vraiment le corps du Christ, bien que le corps du Christ soit plus que l’hostie consacrée. De même, nous pouvons dire que la création est le « corps » de Dieu pour autant qu’elle est vraiment une manifestation réelle et concrète de Dieu dans le monde, et bien que Dieu soit infiniment plus que la création. Par l’Incarnation, le Fils éternel de Dieu a pris un corps humain, et ce corps l’a rendu physiquement, perceptiblement présent dans le monde. De la même manière, la création elle-même nous rend Dieu physiquement, perceptiblement présent, parce qu’il l’« habite », la maintenant dans l’existence par sa présence réelle à travers son énergie créatrice, qui est en tout ce qu’il a créé et qui est, comme nous l’avons vu, lui-même.
Il n’est pas nécessaire que nous fassions des exercices compliqués de méditation centrée sur la respiration pour apprendre à prier. Il suffit que nous comprenions que Dieu est dans l’air que nous respirons, dans la nourriture que nous ingérons, dans l’eau que nous buvons, dans le tissu de nos vêtements, dans les chaises, les tables et toutes les autres choses que nous utilisons, tout ce que nous apercevons autour de nous, et en nous-mêmes aussi ; car c’est lui qui, par sa présence en tout ce qu’il crée, nous maintient nousmêmes et toutes choses dans l’existence. Si nous le comprenons vraiment, alors Dieu nous sera toujours présent, dans la mesure où nous serons conscients de sa présence en nous-mêmes ainsi qu’en toute chose.
Il y a encore une chose que nous devons comprendre : la prière n’est pas nécessairement une affaire de paroles ni même de pensées, bien que paroles et pensées puissent faire partie de la prière. Quand le Seigneur se trouvait chez Marie et Marthe et leur frère Lazare, Marie nous a donné l’exemple parfait de la prière. Elle est venue simplement s’asseoir aux pieds de Jésus. Elle sentait un besoin impératif d’être avec lui. Il ne lui parlait pas, il parlait aux gens qui se trouvaient dans la maison. Il ne lui prêtait aucune attention. Mais cela ne la dérangeait pas. Elle avait besoin d’être là où il était, sans lui parler nécessairement ni écouter ce qu’il disait aux autres. Elle avait tout simplement besoin d’être avec lui. Et voilà ce qu’est la prière : simplement être avec Dieu. Et Jésus lui-même a confirmé combien cela plaît à Dieu, en disant que Marie « avait choisi la meilleure part » (Lc 10,38-42).
 
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Que nous lui parlions ou pas, que nous pensions à ses diverses qualités ou pas, que nous réfléchissions à un événement de sa vie ou à l’un de ses enseignements ou pas (méditation), c’est égal au fond. Pour prier, nous avons seulement besoin de lui être présents, et une fois que nous aurons vraiment compris qu’il est réellement partout et en toutes choses, nous n’aurons plus de problème pour ce faire : nous le reconnaîtrons en tout ce qui existe. Dans l’Église byzantine, avant de commencer n’importe quel office, le prêtre récite quelques courtes prières, parmi lesquelles se trouve celle dite « du Roi céleste » qui invoque : « Ô Roi céleste, Consolateur, Esprit de Vérité, toi qui es partout et qui remplis tout… » Que celui qui a des oreilles qu’il entende ! Et qu’il se réjouisse de la vie vécue dans la présence de Dieu !
 
 
 
1. Les attributs divins sont réellement identiques à l’essence divine et en même temps identiques entre eux-mêmes. Cf. le synode de Reims de 1148 (Denzinger, 389) et le concile de Florence de 1441 (D., 703). Cf. aussi saint Augustin, De Civitate Dei, XI, 10, 1 : « Quod [Deus] habet, hoc [ipse] est » (« Ce que Dieu a, il est cela »). Encore : « Quidquid in Deo est, Deus est » (« Tout ce qui est en Dieu, est Dieu »), aussi attribué à saint Augustin.
2. Voir, par exemple, Mircea Éliade, Le sacré et le profane, Gallimard, 1965.