Il arrive parfois que l'écorce de l'histoire des hommes se déchire et qu'affleure la sève invisible qui en nourrit sans bruit la croissance. Il faut pour la percevoir un peu d'attention. Habituellement, cette attention est le privilège des coeurs purs que leur disponibilité à l'Esprit Saint rend capables d'écouter, parmi les bruits du monde, le « bruit de fin silence » du Royaume qui vient. Depuis la dernière fête de Pâques, on dirait que ce fin silence s'est fait sonore. Il y eut d'abord ce vieil homme vêtu de blanc, offrant à tous les regards, au vu et au su du monde entier, ce que notre culture s'efforce si soigneusement de cacher : la lente déchéance du corps, la parole devenue balbutiante, le visage que fige la maladie. La mort. Et en tout cela une levée de résurrection : « Je vous ai cherchés. Vous êtes venus. Merci. » Ces dernières paroles de Jean Paul II aux jeunes étaient les premiers mots anticipant et comme inaugurant déjà les JMJ de Cologne. Elles faisaient de sa mort le seuil de cette immense rencontre : du serviteur fidèle avec son Seigneur, de l'Eglise de Jésus Christ avec le Royaume, des jeunes de toute la terre avec Jésus Christ.
C'était au temps de Pâques.
Puis il y eut, au lendemain de l'Assomption, alors que déjà Cologne bruissait de milliers de ces jeunes, la mort violente de Frère Roger au coeur de la prière du soir, au coeur de l'église de la Réconciliation, parmi ses frères, près des enfants qui l'entouraient ce soir-là comme tous les autres soirs, parmi les jeunes qui priaient avec la communauté ce soir-là comme tous les autres soirs. Un terrible fait divers. Mais était-ce seulement un fait divers ? C'était une Pâque. La foule immense qui a accompagné Frère Roger pour la célébrer avec lui en témoigne. Dans l'église de la Réconciliation, il nous a été donné de comprendre un peu, le jour de ses obsèques, le mystère du Royaume. Dieu ne veut pas la mort. Dieu n'a nulle complicité avec la mort.
En son Fils bien-aimé, Il est descendu dans les profondeurs de la violence humaine, Il s'est laissé broyer par elle. Il a pris en ses mains cette violence mortifère, il a prononcé sur elle, en elle, les paroles de l'offrande intégrale : « Père, entte tes mains je remets mon esprit. » Il a prononcé sur elle, en elle, les paroles du pardon sans mesure : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font » Alors s'est opérée comme une transsubstantiation : cette mort violente et subie, cette mort injuste et absurde est devenue un geste d'amour et de liberté. Une source.
« On passe à Taizé comme on passe près d'une source », avait dit Jean Paul II. Nous n'avions peut-être pas encore bien compris d'où venait cette source, ni où elle menait. Elle venait de la Croix, et elle y menait. Elle venait de la violence de notre monde, de la ligne de démarcation qui coupait la France en deux lorsque Frère Roger s'installa à Taizé, du Mur de Berlin qui coupait l'Europe en deux, de la fracture des générations...

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