Je suis né d’une triple rencontre des hommes et de Dieu, d’un triple baptême, celui des commencements (1912 à Lyon) ; celui de la jeunesse : les mouvements des années trente et l’entrée dans la Compagnie de Jésus (1934 à Moulins) ; celui de la maturité : la grâce « concentrationnaire » à Dachau (1940-1945). Je vis désormais la mémoire de cette histoire à faire et à refaire, en « rattrapant » les étapes de ces baptêmes par la force des Exercices spirituels – lumière militante et passion christique.
Il y a deux manières d’être fidèle à nos « compagnons de destin ». La première fidélité est d’évoquer par le récit la vie quotidienne de là-bas et tout ce qu’alors nous avons reçu de nos frères humains. Ainsi sortent de l’oubli la déportation, les camps et ce qui s’est ensuivi. S’impose alors une seconde démarche, difficile, et qui consiste à laisser retentir en soi, d’abord dans le silence méditatif, les blessures du passé et, davantage encore, les invitations, inscrites au plus profond de nous, à retrouver notre dignité. S’y exprime l’appel, reçu là-bas, de Dieu et des hommes.
Il importe à l’homme qui construit son histoire de repérer les lieux, les modes de vie qui deviennent sans retour, à un moment donné, des modes de mort ou des « façons de mourir ». Le vivant est alors nécessairement un « agonisant ». Le chemin de l’épuisement du corps dans la maladie ou la torture, de la douleur du corps à l’avilissement de l’esprit esclave, est chemin vers l’humanité des victimes soumises, anéanties par les bourreaux, les maîtres du geste qui tue ou de l’idéologie qui conduit au désespoir.
Risque réel et irréversible de la personne singulière. Nulle vie humaine n’y échappe. Qu’on pense à cet homme dont on nous a révélé la lutte pour survivre dans un témoignage filmé à Auschwitz et intitulé : Un homme simple. Il nous est présenté, absolument isolé de ses frères en humanité, et même en humanité souffrante. Il s’agit d’un Juif polonais. Nommé au commando des chambres à gaz, il était chargé de « recevoir, accueillir » les femmes et les petits enfants pour les y « faire entrer ». Une demi-heure après chaque fournée, il devait dégager les cadavres, puis – rapidement – y introduire le groupe suivant… Lui réchappa de la mort, mais il demeura aphasique plus de trente ans durant. Lui et sa femme – qui avait connu le même type d’épreuve – ont quand même réussi à surmonter « à peu près » ce lourd passé, non sans avoir livré une lutte redoutable contre un anéantissement du dedans.
Ce risque, réalité de la mort menaçante, est inscrit dans la vie personnelle de Jésus Christ dès le début de sa mission « apostolique ». En Luc, nous le voyons guérir et absoudre du poids de ses fautes un pauvre homme perclus et exclu. Mais à ce « service fraternel » s’ajoute aussitôt la dimension de la mort risquée. Par deux fois, ce même épisode évangélique nous le montre, dès qu’il fait le bien, menacé de mort par ses ennemis...

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