Nous souffrons du mal. Nous faisons le mal. Nous louons. Ces trois attitudes, à l'évidence, ne sont pas incompatibles, puisqu'elles coexistent ou se suivent dans le cours de notre vie. Non pas, certes, de toute vie, mais seulement dans le cours de la vie de ceux qu'on a pris l'habitude d'appeler croyants (pourquoi, en effet, ne les nommerait-on pas à partir de l'espérance ou de l'amour ?). Bref, pour que nous puissions louer, alors que, dans le même temps, nous souffrons du mal et faisons le mal, il faut et il suffit que, de quelque façon, nous ayons cessé de nous en tenir à nous-mêmes, que nous acceptions de nous en remettre, en croyant, en espérant ou en aimant. Un certain désintéressement apparaît comme une condition indispensable de la louange, quand le mal, ressenti en nous ou infligé par nous à d'autres, nous révèle à quel point nous restons attachés à notre moi, viscéralement, violemment même, puisque nous sommes partagés sans fin entre une défense énergique, obstinée, quand nous sommes agressés, justement ou non, et une attaque impétueuse, même quand nous sommes à l'abri de toute menace.
Comment pouvons-nous donc comprendre que persiste en nous assez de désintéressement pour que, sans nous mentir à nous-mêmes, nous soyons capables d'une authentique louange ?
Oui, sans nous mentir à nous-mêmes. Il importe d'insister sur ce point. Car louer peut constituer une dérobade. En louant nous pouvons chercher à oublier que nous souffrons, que nous faisons souffrir. Car le mal, qu'on en soit la victime ou l'acteur, est intolérable à de certains moments. IL ne nous déplaît pas de nous masquer sa violence, en nous réfugiant dans une paix de songe, dans les facilités d'une célébration généreuse et naïve de toutes choses: la fuite dans la louange peut ainsi aider à vivre, au moins provisoirement ! Alors vient l'illusion que la vie est légère, douce, en dépit de tout ce qui la contrarie.
Que nous puissions chercher, et trouver, une protection trompeuse dans la louange, voilà qui nous laisse clairement entendre que celle-ci ne peut pas être une attitude à laquelle on accède immédiatement. La louange est trop sérieuse pour être naturelle. Ceux d'entre nous qui, à juger de l'extérieur, paraissent y être spontanément portés pourraient sans doute nous dire après quels combats ils y sont venus. Car on vient à la louange. Le chemin qui conduit jusqu'à elle est plus ou moins long et ardu, plus ou moins caché, même au regard de ceux qui l'ont suivi.
En effet, prétendre qu'on naît d'emblée et comme sans peine à la louange reviendrait à soutenir que le mal n'est qu'une péripétie fortuite de l'existence. Parce que, et non sans raison, on se refuse à tenir le mal pour un absolu, on voudrait le traiter comme un accident qui ne perturbe pas gravement l'heureux déploiement de notre vie spirituelle. En un mot, on voudrait ne pas reconnaître que le mal doit être vaincu pour que nous puissions nous livrer en toute vérité à la louange.
Mais qu'est-ce donc que le mal vaincu, alors qu'il est là, encore présent, alors que je le fais, alors qu'on m'en fait ?
Manifestement, ce n'est pas moi qui peux vaincre le mal. Si donc j'en viens à louer véritablement, le premier motif de mon chant sera pour applaudir à une victoire que je n'ai pas remportée moi-même. A cette condition je pourrai ne pas me payer de mots, ne pas m'échapper à moi-même dans une louange frivole, mensongère. Ainsi, je ne peux louer en m'engageant pour de bon dans ma louange que si j'ai reçu l'annonce d'un triomphe sur le mal, et si j'ai donné foi à cette bonne nouvelle.
Seule cette bonne nouvelle peut, littéralement, me désintéresser, comme on dit qu'on désintéresse des créanciers. Car être désintéressé, c'est n'avoir plus d'intérêt dans le mal, dans celui que je fais comme dans celui que je subis. En effet, l'énigme du mal réside bien en ceci que, paradoxalement, j'y trouve, je m'imagine y trouver mon intérêt. Or, aussi longtemps que je n'ai pas été dégagé de l'intérêt que je poursuis dans le mal, je ne peux pas parvenir au désintéressement de la louange. Il faut donc qu'en lieu et place de mon inexplicable intéressement au mal lève en moi un autre amour, l'amour d'autre chose, un amour plus fort que cet intéressement, qui me paye, si j'ose dire, et avec usure, et à l'excès, la dette de ce débiteur insolvable qu'est le mal.

Mais cet amour, redisons-le avec force, je ne peux me le donner à moi-même. Tout au plus puis-je l'accueillir, quand il m'est offert, non peut-être sans l'avoir désiré, attendu, bien que, lorsqu'il m'arrive, il me semble qu'il vient à l'improviste, quand je n'y pensais plus ou que je le tenais pour un mirage. Ce qui est sûr, c'est que cet amour vient d'un autre, et cet autre, quelque nom que je lui donne, aura fait ce que j'étais impuissant à faire moi-même.
En tout cas, si vraiment je crois en cette liberté acquise à l'égard du mal sous toutes ses formes, et cela alors même que le mal règne encore lourdement dans ma vie et dans l'histoire, je ne pourrai pas éviter la joie. Mais celle-ci sera bien différente de l'insouciance trompeuse dans laquelle je pouvais sombrer pour me dissimuler l'insupportable virulence du mal. Elle sera une joie grave, tout à la fois jubilante et blessée. D'une certaine façon, je n'en reviendrai pas d'être dans la joie.
Veut-on une figure de cette joie, faite de surprise et de vrai bonheur, on la trouvera dans la pensée et les sentiments des disciples, quand ils sont en face de Jésus ressuscité. Ils voient ses mains et ses pieds. Mais, "dans leur joie, ils refusaient encore de croire et demeuraient étonnés" (Luc XXIV, 41). Quand Jésus leur présente ses mains et son côté, ils sont "remplis de joie à la vue du Seigneur" (Jean XX, 20). Mais Thomas, qui est absent de la rencontre, ne cède pas facilement. Il faut que la joie du retour de Jésus, de sa présence vivante n'efface pas l'empreinte laissée sur son corps par la mort ! "Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, si je ne mets mon doigt à la place des clous et si je ne mets ma main dans son côté, non, je ne croirai pas" (Jean XX, 25). Or, et sans doute ne le remarque-t-on pas assez, Jésus honore l'exigence de Thomas : elle est juste ! Puisque ces hommes appartiennent à un monde où la mort est toujours présente - ils mourront ! -, Thomas est fondé à demander de voir la mort vaincue par la vie. Toutefois, même en voyant, Thomas devra croire: "Avance ton doigt ici et vois mes mains, avance ta main et mets-la dans mon côté; et ne te montre plus incrédule, mais croyant " (Jean XX, 27). Ainsi, tout au long de son existence à venir, Thomas ne cessera de voir la mort présente encore : seule sa foi proclamera la victoire de la vie. Nul n'est dispensé de croire à la défaite du mal. Plus même : le mal est tel que nul ne peut, à son égard, que croire en sa défaite. Faute de cette foi, il garderait encore toute sa puissance. Celle-ci ne lui est enlevée que dans la foi.

La joie d'où jaillit la louange est donc une joie habitée, et habitée par une foi qui est elle-même le fruit d'un événement. Davantage encore : cette foi est la présence continuée de cet événement : la victoire sur le mal et la mort. Notre foi -mais aussi bien notre espérance et notre amour - est ainsi, tout ensemble, victoire et gloire de la victoire, distincte de la victoire elle-même et inséparable, indiscernable de celle-ci, aussi attachée à elle que le fruit l'est à l'arbre. Or qu'est-ce qu'un fruit sans l'arbre qui le porte ? Et qu'est-ce qu'un arbre qui ne porterait pas de fruit ?
Nous sommes décidément bien loin de considérer la louange comme une disposition qui serait naturelle à certains esprits, étrangère à d'autres, comme un état d'âme, inné ou acquis, facile abri offert à tous ceux qui veulent se protéger des duretés du mal dont ils souffrent ou qu'ils font. Dans la louange s'exprime en nous un acte, l'acte d'un autre que nous. Nous en sommes les bénéficiaires : cet acte est notre libération du mal. Nous y sommes associés : par la foi nous le partageons, nous l'exerçons en communion avec notre bienfaiteur. Parce que cet acte est heureux, il nous rend heureux nous aussi. C'est notre bonheur qui éclate dans les acclamations de notre louange.
Sans doute ce bonheur prend-il son origine dans l'événement décisif grâce auquel nous avons été dégagés de l'emprise du mal. "Notre vie, comme un oiseau, s'est enfuie du piège des oiseleurs. Le piège est brisé, nous sommes libres" (Psaume CXXIV, 7). Aussi bien notre louange, dans la tonalité de sa musique, résonne-t-elle comme l'hymne joyeux qui suit une victoire remportée "à main forte, à bras étendu" (Exode IV, 34). Dans son allégresse, notre louange s'élève toujours comme le mémorial festif de notre salut. Jamais, quand nous louons, nous ne pouvons oublier ce qui s'est passé, et heureusement passé. Mais cette commémoration d'un combat, suivi d'un triomphe, n'enlève rien à la sérénité de notre chant, à sa gratuité. Notre paix ne se réduit pas à la satisfaction d'être délivré du mal. Elle ne se confond pas avec notre contentement devant la mort défaite.
En effet, quelque chose serait enlevé à l'événement de notre libération lui-même, si notre louange se bornait à remercier pour la liberté acquise, comme si elle en représentait le paiement exigé. Nous ne pouvons confiner la louange à n'être que la monnaie de notre gratitude. Car nous méconnaîtrions alors que le mal, si grave qu'il soit dans notre existence et dans l'histoire, s'y trouve comme déplacé : il n'y est pas, il n'y a jamais été à sa place.

Ainsi donc la louange, d'une certaine façon, va de soi. En tout cas, elle est indépendante du mal vaincu. Car elle procède de la capacité native que nous avons d'admirer. Or l'admiration naît en nous lorsque nous observons quelque chose qui excède notre pouvoir. Certes, le mal fait bien partie de tout ce contre quoi nous ne pouvons rien avec nos seules forces. Aussi bien n'est-il pas sans effet sur notre capacité d'admiration : il la dévoie et la tourne en crainte. Il va même plus loin. Il nous ferait oublier, s'il n'était pas vaincu, que le bonheur aussi dépasse notre pouvoir et que nous n'y accédons jamais que s'il nous est donné. Or c'est le don et l'accueil du bonheur qui appellent l'admiration et suscitent la louange, et cela indépendamment du mal dont il faut triompher pour y atteindre. Car, par la louange, non seulement nous célébrons ce que nous avions perdu, et qui nous est rendu, mais, plus encore, par elle, plus simplement, nous recevons dans l'émerveillement "ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au coeur de l'homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment" (1ère Épître aux Corinthiens 11,9).
Aussi longtemps que nous n'avons pas saisi que la louange entretient une affinité avec le bonheur donné et reçu, qu'elle est en nous comme l'écho, sensible et sensé, de ce bonheur, nous serons toujours exposés à la soupçonner d'être une parade illusoire, inefficace, voire indécente, contre le mal. Car, enfin, môme anéanti par la foi, le mal continue à ravager le monde. Aussi faut-il sans doute accepter que la louange se présente toujours, à nous-mêmes et à la face du monde, comme un défi.
Que seraient, en effet, notre foi, notre espérance et notre amour, s'ils s'arrêtaient en chemin, s'ils n'allaient pas jusqu'à intégrer à eux-mêmes la louange comme leur respiration, comme la preuve expérimentale qu'ils vivent, qu'ils sont nourris par un air pur qui les alimente, en dépit de leur existence en un monde où le mal, trop réellement encore, poursuit sa course ?
Mais, assurément, ce défi qu'est la louange ne sera pas compris par tous. Beaucoup, et pendant longtemps, l'entendront comme un outrage à la misère régnante. Pour nous en étonner, il faudrait avoir perdu le souvenir que nous-mêmes nous sommes venus à la louange, que la foi nous y a convertis...

En tout cas, ceux-là seuls peut-être sont préparés à accréditer la louange en ce monde qui, du même mouvement, s'abandonnent au désintéressement, qu'elle suppose et appelle, et rejettent avec force, comme une suprême injure, toute tentation de désoeuvrement. Car, si le mal a été vaincu, et par un autre que nous, si quiconque croit, espère et aime, prolonge dans sa louange la victoire remportée et, poussant plus loin encore, chante son bonheur comme un don reçu au delà de toute attente, comment pourrions-nous refuser notre coeur et nos mains à toute oeuvre qui, ici et maintenant, sous les regards de tous, déjà, réduit l'emprise du mal ?