Le chrétien actuel a bien du mal à entendre et à comprendre certaines critiques adressées dans notre culture à l'univers de la foi et de la croyance. Il a le sentiment et l'expérience que son adhésion à Jésus Christ est le fruit d'une option libre, tant il est vrai que ce n'est guère la mentalité commune, l'unanimité sociale, le conformisme ambiant qui contribuent beaucoup à pousser vers le « monde de la religion ». Bien au contraire. Mais la critique se déplace souvent, et ce qu'il entend ne le surprend pas moins. Sans doute, objecte-t-on, ce n'est pas ou ce n'est plus guère le conditionnement social qui porte à la foi ; mais, dans ce que vous appelez votre adhésion libre, se cache un réseau de forces ou de pulsions, plus ou moins conscientes ; dans le désir que vous avez de croire se cache la peur devant la vie ou le monde ou l'avenir. Du coup, votre prétendue liberté n'est qu'une illusion qui cache une absence de liberté devant le tragique du réel et une fixation peureuse à vous-mêmes. À quoi s'ajoute que parler de liberté du croyant en fait sourire plus d'un : la vie chrétienne ne suppose-t-elle pas obéissance à Dieu, soumission à ses commandements ou à sa volonté, fidélité à une tradition morale et ecclésiale encombrée d'interdits et de prescriptions de tous ordres ? Comment conjuguer à la fois obéissance et liberté ? Se soumettre à Dieu, n'est-ce pas se démettre humainement ? Se plier aux injonctions (arbitraires ?) d'une Église, n'est-ce pas renoncer à son libre arbitre, à son pouvoir de juger ? Et, si, malgré tout, le chrétien persiste à parler de liberté, n'est-ce pas, à nouveau, que ce terme est trompeur et que sa liberté n'est pas la vraie liberté de l'homme conscient de ses pouvoirs et jugeant par lui-même de ce qu'il en est des choses ?

Une liberté contestée

De telles critiques sont à prendre au sérieux. Si sérieusement même qu'avant de se culpabiliser, de battre sa coulpe ou, comme on dit dans un langage quelque peu policier, de se « laisser interpeller », le croyant doit aussi « interpeller l'interpellateur ». Non point pour se cacher la tête dans le sable et prétendre échapper à la critique. Mais, très simplement, parce que, si ce soupçon est vrai, il faut le porter aussi sur celui qui le développe. Si la tentation de la peur conduit à s'enfermer dans des systèmes ou à s'assurer de l'avenir dans des croyances, pourquoi le non-croyant lui-même ne pourrait-il pas connaître aussi quelque chose de la peur et du refus ? Et surtout, une fois passés les grands éblouissements provoqués par la vigueur et la rudesse des critiques rationalistes, chacun peut constater que le non-croyant lui-même, qui prétend échapper aux enfermements et aux pièges de l'illusion, est extraordinairement porté à en reproduire d'autres : il y a peu, un célèbre prix Nobel, très critique à l'égard de l'univers religieux, a développé un scientisme et un rationalisme si naïfs qu'on est en droit de se demander si le rationalisme ne « libère » pas pour emprisonner dans des dogmes infiniment moins critiques que les dogmes des Églises.

On peut se demander, en effet, si l'accès à une liberté authentique n'est pas plus difficile qu'un certain rationalisme ne l'a cru. Pour s'en convaincre, il suffit de constater à quel point une humanité prétendue émancipée des tabous ou des mythes religieux sur un prétendu au-delà a témoigné et témoigne de son penchant à s'agenouiller devant les puissances de ce monde – ou devant les constructions prétendues scientifiques qui devraient la conduire à un avenir de paix, de prospérité et de bonheur. Il semble bien, en tout cas, qu'il ne suffit pas d'avoir donné leur congé aux croyances religieuses pour être délivré de la volonté de croire et de s'abriter dans des certitudes inébranlables.

Une liberté précaire

Il faut donc prendre la critique au sérieux. Si sérieusement donc qu'elle pourrait valoir pour la critique elle-même. Mais qu'en est-il du croyant ? Osera-t-il encore parler de liberté, redire les hautes inspirations de saint Paul au chapitre 8 de l'épître aux Romains et, surtout, se les approprier, les proclamer comme décrivant sa situation dans la foi ?

Bien des expériences récentes et actuelles sont si présentes à tous les esprits qu'indépendamment même des théories critiques évoquées à l'instant, le triomphalisme ici n'est pas de mode. Non, cela est vrai et doit être dit clairement : la liberté dans la foi n'est pas (a-t-elle jamais été ?) une conquête définitive. Nul ne s'installe en cette liberté comme en une forteresse inexpugnable. Et, pour des raisons multiples, dont toutes ne tiennent pas à la fragilité institutionnelle de l'Église (de France) actuelle, ni à la pression sociologique agissant dans le sens du conformisme de l'incroyance. Car la forteresse est elle-même bâtie sur des forces mouvantes et non point sur un terrain stabilisé. Une des critiques entendues plus haut le disait et elle oblige le croyant à moins de naïveté sur lui-même ou à plus de réalisme. Il est vrai en effet que l'acte d'adhésion à la foi n'est jamais pur, indemne de toute ambiguïté et de toute recherche peureuse de certitudes comblantes ; il est vrai encore que la vie dans la foi connaît des moments de régression et de recherche infantile de consolation ou d'assurance – comme c'est le cas d'ailleurs en toute vie humaine aussi bien en amour qu'au niveau de la recherche artistique ou intellectuelle. Il est vrai enfin que ce n'est jamais Dieu pour lui-même que nous voulons, mais toujours aussi notre satisfaction, voire notre propre plaisir. Et, lorsque nous disons que nous cherchons Dieu, nous nous cherchons tout autant nous-mêmes.

De ce point de vue, le psychologue ou le psychanalyste peuvent en effet intervenir avec le gros marteau de leur critique ou dans le silence accusateur de leur cabinet et dénoncer ce réseau équivoque de forces et de pulsions qui, dans la foi en Dieu, font vouloir autre chose que Dieu ou qui, dans la liberté, font apparaître tout autre chose qu'un vouloir libre. Oui, la liberté du croyant est une liberté précaire mais, précisément, c'est cette reconnaissance de la précarité qui est condition d'accès à la vérité et à l'authenticité d'une liberté qui se construit. Si tant de chrétiens sont déconcertés par des propos comme ceux-là, n'est-ce point parce qu'ils croient que l'accès à la liberté (ou à la foi) est acquis une fois pour toutes, que le passage à l'âge adulte a liquidé tout infantilisme ? Or il n'en est rien – et, quoique adulte, chacun peut, en certaines circonstances difficiles à porter, devant des échecs ou des incompréhensions, régresser vers des comportements et des attitudes infantiles. Qui n'en a pas fait l'expérience dans la vie familiale, professionnelle, relationnelle la plus large ? Il faut plutôt s'étonner, devant le caractère très commun de cette expérience, que la découverte des caractères infantiles de la vie de foi peut provoquer des réveils aussi brusques et aussi traumatisants.

Or cette découverte pourtant banale nous amène peut-être à lire mieux, ou moins mal, notre propre tradition chrétienne. Les auteurs spirituels d'abord qui, dans un langage déconcertant parfois, n'ont de cesse de dénoncer les équivoques de la liberté croyante et de proposer les termes d'une éducation de la liberté. Les Exercices spirituels de saint Ignace ne partent-ils pas du présupposé que le croyant qui se propose d'entrer en cette expérience n'est pas libre, mais que sa foi est tout encombrée d'intérêts, de peurs, de désirs déréglés ? Or cette découverte amène aussi à lire mieux, ou autrement, les Écritures et saint Paul tout le premier. Pouvons-nous encore nous approprier le chapitre 8 de l'épître aux Romains, demandé-je ? Non, bien sûr. Je veux dire : non, pas immédiatement. Pas plus qu'on ne peut prétendre s'approprier immédiatement l'« Ad amorem » de la quatrième semaine des Exercices. Le croire, telle serait l'illusion d'une liberté qui n'accepterait pas d'avoir à se construire dans la précarité et la faiblesse, et d'avoir à poursuivre sans trêve cette construction. De même, il faut accéder au chapitre 8 des Romains et, pour cela, avoir parcouru les chapitres précédents : parcouru, pas seulement par les yeux glissant sur la page, mais parcouru ou subi l'expérience humaine et chrétienne dont sont lourdes les lignes. Il faut donc avoir séjourné dans le piétinement des premiers chapitres, avoir aspiré à la libération sans y parvenir, avoir fait l'expérience du péché dans ses membres, avoir aspiré à la foi comme Abraham, s'être reconnu dans Adam pour reconnaître Jésus Christ. C'est dire que la liberté du croyant se construit mais que, comme le montrent les derniers chapitres de la lettre, elle peut aussi se défaire et se pervertir, si le croyant se croit arrivé et ne vit pas cette liberté précaire dans l'obéissance de la foi communautaire.

Bref, parler de la liberté du croyant, c'est en parler selon toutes ses dimensions et dans son devenir : non pas comme une qualité possédée, mais comme une tâche à entreprendre et à actualiser toujours à nouveau selon le contexte où il faut derechef se vouloir libre.

Vers la liberté par l'obéissance

La liberté du croyant n'est donc pas une qualité acquise une bonne fois ou un « stade » atteint sans risque de rechute à des stades inférieurs. Telle est sans doute une des illusions les plus enracinées en chacun de nous, qu'il faut perdre. Mais, s'il faut la perdre, il faut bien mesurer aussi tout ce que l'on perd. Car, du même coup, on perd tout un style d'existence croyante, celui qui se pense et se vit en termes de certitudes, de savoir structuré et total, d'assises aussi solides que le roc ; et l'on entre dans un autre style : celui qui pense et vit la foi en contexte de relations, de telle sorte que l'un des termes de la relation (l'homme croyant) ne peut prétendre annuler ou éteindre la différence qu'est l'autre terme de la relation (Dieu) – si l'on admet ce vocabulaire inadéquat parce qu'il chosifie des termes ou des pôles qui ne sont pas ainsi opposables.

Un appel à la liberté

On l'a dit maintes fois : le chrétien est un être précédé. Cette affirmation est particulièrement vraie pour la liberté du croyant. Car cette liberté est d'abord suscitée et provoquée, elle se déploie à partir d'une parole entendue, donc d'une écoute qui suppose que quelqu'un a interpellé. Faut-il rappeler ici la longue expérience de la foi, depuis Abraham jusqu'à saint Paul, et tant d'autres ?

Le croyant est d'abord provoqué par un appel. Il est mis en route et débusqué de son non-être ou de sa quiétude. De ce point de vue encore, on peut dire qu'il n'a pas l'initiative. Et cela a des conséquences sur la façon de concevoir la liberté du croyant, sa liberté dans la foi : celle-ci n'est pas une construction personnelle lentement ou difficilement élaborée par la convocation et la mobilisation de ses forces propres ; elle est l'effet d'une parole entendue ou d'un appel qui suscite l'homme à vouloir répondre, donc qui le suscite à la liberté. Ainsi, le croyant est celui qui accepte d'être mis en route par une parole qui lui advient et le premier effet de cette parole consiste à lui ouvrir un chemin, c'est-à-dire à le délivrer du cercle, ou de l'aveuglement, ou de la routine, où il se tenait. En ce sens, le premier pas de la liberté du croyant tient dans l'acceptation d'avoir à être délivré, ou plutôt d'avoir déjà été délivré – puisque la parole entendue, tout en provoquant le croyant à marcher sur des chemins nouveaux, l'amène à entendre que le seul fait d'avoir entendu est déjà une délivrance (une grâce).

Une obéissance à un Père

Il n'est jamais facile d'entendre vraiment un message à nous adressé. Il n'est jamais bien agréable de suivre les injonctions d'une parole entendue. Car la rencontre avec autrui vient toujours plus ou moins briser le petit univers que nous nous sommes organisé. Et c'est pourquoi une analyse de la liberté en termes de relation ne peut et ne doit pas verser dans l'idylle de la rencontre. L'expérience chrétienne n'ignore pas non plus que la rencontre avec Dieu comporte aussi une lutte, un combat, une opposition plus ou moins farouche à l'appel (relire la « vocation » de Moïse ou celle des disciples…). C'est que la parole qui suscite commence aussi par briser : celui qui écoute peut s'organiser pour ne pas entendre ou encore peut ne reconnaître dans l'appel que l'ordre d'un Dieu arbitraire, d'un Maître absolu qui commande et bouscule. Il est vrai que le croyant, en son cheminement, peut « se fixer » sur ce Dieu arbitraire : il ne retient de l'expérience commençante que la figure du Dieu des commandements et des obligations, celle du Dieu qui fait face et, comme on l'a vu au début de cet article, qui ne peut être affirmé que par la renonciation de l'homme à lui-même. Ou ce Dieu-là, ou ma liberté. Qui n'a connu cette attitude et ne la connaît encore, s'il est vrai que personne n'a jamais tout à fait « liquidé » les stades infantiles ?

Il est impossible de sortir de manière positive de cette contradiction autrement qu'en faisant fond sur la parole entendue, c'est-à-dire en faisant confiance en celui de qui vient cette parole. Confiance non pas arbitraire, parce qu'elle fait ou fera l'expérience du bien-fondé de sa fidélité. En effet, seul celui qui écoute la Parole et la met en pratique en expérimente aussi la saveur, la fécondité et, finalement, la douceur. Il en va de même de l'enfant : la parole des parents vient briser sa (pseudo) suffisance narcissique et son effet est négatif ou exerce quelque violence, dont telle psychologie déterminée gardera la trace à jamais. Et pourtant, c'est seulement dans la mesure où il peut entrer à son tour dans la parole proposée, se l'assimiler pour la redire à son tour, qu'il accède ou commence à accéder à une personnalité propre capable de dire « je ». Donc aussi de s'opposer aux parents, comme de communier à leur affection.

Il n'en va pas autrement avec Dieu : si le croyant fige Dieu dans la distance du Dieu des prescriptions morales arbitraires, il le tient en effet à distance. Mais si, au contraire, il s'approprie la parole – la mange comme le prophète Ézéchiel (3,1-3) ou Jean dans l'Apocalypse (10,8-11) —, s'il obéit à la Parole, le Dieu lointain, l'interlocuteur se révélera sous les traits du Père. La parole, entendue comme parole d'un Père, est alors parole qui construit, fortifie, donne celui qui écoute à lui-même, le met en état de répondre – bref, d'entrer en relation comme fils. Telle est l'obéissance de la foi : non-soumission à un ordre arbitraire, mais entrée (difficile et coûteuse) dans la fidélité à une Parole qui révèle sa fécondité en ce qu'elle donne vie et appelle à donner vie à son tour. Car comment le fils ne pressentirait-il pas que le Père l'appelle à devenir ce qu'il est ?

Une obéissance de fils

Avoir un père, telle est la condition pour accéder soi-même à la parole à partir de laquelle l'univers se trouve situé et chacun en son sein. Mais se reconnaître un père, et tel père, est autre chose : c'est s'approprier cette parole qui m'est adressée ici et maintenant et se mettre en mesure de donner une réponse, située dans cette histoire qui est la mienne, à celui que je reconnais comme Père. Tel est l'acte de la liberté : il fait passer d'une filiation simplement naturelle à une filiation vraiment humaine ; en termes théologiques, il fait passer d'un rapport de dépendance envers un Dieu sans visage, altérité pure et à la limite aliénante, à un rapport de filiation envers un Père qui ne perd rien de son mystère et de sa transcendance à être confessé comme Père.

Ce passage est lié à un temps d'épreuve et de mort, sans lequel une telle reconnaissance n'a pas vraiment lieu. Il faut le souligner avec d'autant plus de force que le discours commun sur Dieu le Père ou sur notre filiation prend des sonorités unifiantes ou mièvres. En réalité, la reconnaissance de Dieu comme Père est une épreuve infiniment plus crucifiante pour la liberté du croyant que la connaissance du Dieu des théismes ou des morales naturelles. Car le Dieu absolu, fondement du cosmos et des valeurs, est un Dieu fixé : telle est même sa « vocation » que de donner stabilité à ce qui reste fragile. Telle est sa pseudo-transcendance que de se figer dans une altérité non relationnelle. Or le Dieu Père est un Dieu de relation qui s'efface pour que le fils naisse comme tel, mais qui appelle le fils à une vraie naissance, laquelle ne va pas sans une mort réelle… Voilà pourquoi la liberté du croyant fait à un moment ou à un autre l'expérience du silence du Père. Que l'on relise les évangiles à cette lumière : on verra la rigueur et la profondeur de cette expérience pour celui en qui le Père a mis toute sa complaisance. Ce silence, entendons-nous bien, est second par rapport à tout le mouvement précédemment décrit ; il n'a rien à voir avec un mutisme ou le jeu de cache-cache d'une divinité capricieuse. Il est lié à la volonté qu'a le Père que des fils surgissent dans leur pleine liberté de Fils. Or, comment des fils surgiraient-ils à la parole en présence d'un Dieu incapable de se taire et les obsédant de sa propre Parole ? Il faut se méfier des dieux qui parlent trop (ou que l'on s'emploie à faire parler). Mais il faut comprendre aussi qu'on les fasse parler : il est si difficile d'engendrer en soi une parole et si confortable (mais à la longue si destructeur) de s'abriter derrière autrui ou Dieu même…

Le croyant n'advient à la liberté qu'à passer par cette épreuve du silence de Dieu. Épreuve bienfaisante et créatrice, puisqu'elle lui donne de pouvoir parler à la première personne, bref de se découvrir fils. L'auteur de l'épître aux Hébreux avait déjà eu à s'élever contre une conception exténuée de la relation des fils au Père et à expliquer que le passage par l'épreuve est constitutif de l'identité de fils. « C'est en fils que Dieu vous traite. Quel est en effet le fils que son père ne corrige pas ? Si vous êtes privés de la correction, dont tous ont leur part, alors vous êtes des bâtards et non des fils » (Hébreux 12,7-8). Certes, ajoute-t-il, « toute correction, sur le moment, ne semble pas sujet de joie, mais de tristesse. Mais, plus tard, elle produit chez ceux qu'elle a ainsi exercés un fruit de paix et de justice » (verset 11). L'imagination ne doit pas se donner libre cours et construire des « corrections » arbitraires : comme la lecture attentive de l'épître le montre, la durée, le temps qui passe, ses exigences de fidélité et d'obéissance sont le terrain même de l'épreuve. Terrain sur lequel, assurément, peuvent naître des épreuves plus caractérisées : maladie, échecs, angoisses intérieures, etc. Mais, ici encore, l'imagination infantile doit se taire pour laisser la place à l'épreuve effective de la réalité !

C'est une telle épreuve qui donne son contenu à l'obéissance de la foi. Car la fidélité à la parole du Père devient réelle quand le silence seul demeure, quand la parole s'est faite lointaine, quand les certitudes subies ou visibles s'estompent. Il s'agit bien d'obéissance, puisqu'il faut continuer la route dans la solitude et le risque ; il s'agit d'obéissance active, puisque le croyant n'est pas guidé par la main et se doit d'être inventif et créateur, mais dans une création où il se risque à déchiffrer et à trouver la volonté du Père. Car obéir à la volonté de Dieu, ce n'est pas suivre un modèle codifié jusqu'en ses derniers traits : c'est, étant habité par le souvenir de la Parole et la méditation de l'existence du Fils, oser décider librement selon le sens que nos puissances humaines (affectivité, raison, discussion fraternelle) déchiffrent et risquent.

La liberté spirituelle

Ces remarques font apparaître l'absence de toute automaticité ou de tout mécanisme en cette affaire. La liberté n'est pas un résultat assuré, elle n'est pas un don que l'on s'approprie, ni une qualité que l'on fait fructifier. Elle est une expérience précaire parce que personne ne traverse l'épreuve – ou ne sort de l'infantilisme immédiat – sans quelque traumatisme. Tel Jacob au sortir de la lutte avec Dieu (Genèse 32,23-33). Mais elle est fondamentalement une expérience spirituelle, une expérience dans l'Esprit, au sein de laquelle on s'assimile l'esprit du Fils – on devient Fils.

Liberté libérée

Bien des discours théologiques sur le salut, sur la libération, sur Dieu qui arrache de l'esclavage sonnent faux, parce qu'ils se déploient sur le seul registre de contenus de pensée ou de thèses, sans être lestés de l'expérience existentielle dans laquelle ils prennent sens. Or Dieu ne libère pas abstraitement un peuple, mais il provoque nos libertés à se déraciner par rapport à leurs propres pièges. Dieu n'offre pas un salut global, il se manifeste comme salut à quiconque entre dans un processus de contemplation, de prière et de transformation des relations sociales vécues. Que de propos interrogateurs sur le salut chrétien sonnent faux ou que de problèmes semblent mal posés, parce qu'on cherche à se représenter ou à chosifier ce qui est de l'ordre de l'existence ! Quel étonnement surprenant l'on provoque à dire que Dieu seul est salut ! Que faire l'expérience de Dieu comme Père, tel est le salut – et qu'il n'y a pas à chercher quelque part dans l'objectivité de l'Histoire ou dans les « dynamismes collectifs » un contenu à ce salut ! De telles surprises ne sont possibles que parce que les références chrétiennes fonctionnent idéologiquement ou mythiquement, au lieu de renvoyer à un sens, expérimenté dans l'Esprit du Christ, effectivement vécu.

On pourrait dire, en d'autres termes, que le fonctionnement idéologique du christianisme est l'ultime rempart pour éviter cette épreuve, redoutable entre toutes : l'accès à la liberté du croyant. Or cet accès suppose que le croyant ne peut plus s'appuyer sur un sens déjà là, sur une marche de l'Histoire assurée, sur une montée inéluctable du Royaume, prétendument présent dans les pauvres ou dans telle catégorie sociale. Il y a libération, parce que sont exorcisées (ou commencent à être exorcisées) les pseudo-puissances qui se donnent pour maîtresses de la nature ou de l'Histoire – ces idoles qui n'ont de vivantes que l'apparence, mais qui séduisent parce que l'homme s'y retrouve : croyance dans le progrès indéfini, dans la victoire de la science, dans la promotion des peuples asservis, dans le caractère inéluctable de l'avènement d'une société juste, etc. Il y a libération, parce que le croyant libre voit l'Histoire comme le champ offert à l'initiative des fils, à partir de la disparition du Père et en vue de rejoindre le Père. Il n'est pas pour autant projeté dans un univers raréfié : restent actives et percutantes autour de lui et en lui les idoles ; il n'est pas aveugle sur la présence des « dynamismes collectifs » (sociaux ou nationaux) ; il entend aussi les grandes clameurs des idéologues qui ont besoin de commencer à étourdir les peuples pour pouvoir les « libérer ». Justement, la liberté du croyant ne l'arrache pas au monde et aux combats risqués : elle le mobilise pour le discernement, puisque c'est bien dans ce monde-ci et de ce monde-ci qu'il faut faire un monde fraternel.

Liberté dans l'Église

Or la liberté spirituelle n'est pas une liberté solitaire, même si elle ne se gagne qu'à traverser quelque jour le désert. Elle se noue, on l'a dit, dans une relation et à partir d'une Parole ; or cette Parole a été reçue d'une communauté qui la porte. Et, par ailleurs, cette liberté s'authentifie dans la rencontre et l'échange fraternel ; c'est pourquoi, à nouveau, elle rencontre l'Église comme son milieu vital et vitalisant. Certes, au mot « Église », beaucoup ne manqueront pas de réagir et de voir ici une impossibilité par rapport à un appareil oppressif, ou une subtile récupération par rapport à l'institution. Et, pourtant, il faut le dire avec force : une liberté qui croit pouvoir s'affirmer contre tous ou qui se vit dans la fixation critique envers l'Église n'a vraisemblablement pas accédé au stade filial adulte.

Qu'on m'entende bien : j'ai assez dit précédemment que personne n'atteint l'âge adulte sans traumatisme pour admettre comme tout à fait fondées les réticences, voire les divorces de certains par rapport à l'Église. Personne n'est en droit de juger les itinéraires particuliers au long desquels des ruptures graves et insurmontables ont pu apparaître. Mais reconnaître que la liberté du croyant s'éteint hors du milieu ecclésial, ce n'est pas dire non plus qu'il faut (de manière justement infantile) tout admirer béatement dans la maison, tout consacrer et tout encenser. Si la liberté du croyant a un sens, cela veut dire d'abord que le croyant n'est pas ou n'est plus dans le dilemme absurde d'adorer sa mère ou de la renier. Tout au contraire, on pourrait dire que l'enfant devient adulte à partir du moment où, au lieu d'adorer sa mère comme un idéal de perfection sans tache, il est capable de voir que cette femme est une femme entre autres (avec son histoire, ses défauts et ses qualités) et de la reconnaître pourtant comme sa mère – donc comme sans commune mesure avec les autres.

Il n'en va pas autrement du croyant avec l'Église : la liberté dans l'Église n'est pas de piétiner, malgré ses défauts et ses tares, la communauté qui porte la Parole ; elle n'est pas non plus de l'exalter naïvement. Que cet « équilibre » soit difficile à réaliser, voilà qui est certain. Mais voilà aussi qui situe les conditions ecclésiales de la liberté croyante : le chrétien doit savoir qu'en certaines heures, il ne sera pas « en règle » avec les exigences que porte la communauté. Et cela vaut en particulier dans le domaine moral. L'Église n'est pas la communauté des gens parfaits : elle est la communauté sainte à cause de celui qui l'habite et à cause de l'exigence de son appel. Mais l'Église est faite de pécheurs – d'où la tension inhérente à toute vie ecclésiale. Jamais le rapport à l'Église ne peut être aisé : ou bien certains s'impatienteront de la largesse avec laquelle est accueilli le « tout-venant » et protesteront au nom des « exigences évangéliques », mais ils n'éviteront pas toujours le risque du pharisien qui se croit parfait et regarde de haut le pécheur ; ou bien certains s'indigneront de ce que certaines règles morales ou pratiques ecclésiales sont écrasantes et peu respectueuses du faible, mais ils n'écarteront pas le danger de figer en sentences de condamnation ce qui est appel au dépassement. Certes, ici encore, de telles considérations restent bien générales et il est vrai que, en matière morale surtout, des efforts de reformulation et de réinterprétation s'imposent. Mais l'homme libre dans l'Église sait aussi que les normes sont des repères, non des contraintes.

C'est pourquoi la liberté du croyant comme son obéissance sont informées. Nul n'est libre à partir de soi seul et en vue de soi seul. Une liberté se vérifie et n'est assurément pas libre celui qui voudrait préserver son indépendance de toute mise en cause fraternelle ou qui exclurait par principe la rencontre et le dialogue. Nous retrouvons, en ce point, les derniers chapitres de l'épître aux Romains, ou encore le chapitre 18 de l'évangile de saint Matthieu, véritable charte de la liberté chrétienne dans sa condition ecclésiale et fraternelle. De son côté, saint Jean ne dit pas autre chose au début de sa première lettre quand il énonce que n'est pas dans la lumière celui qui n'aime pas son frère (I Jean 2,9-11) : retranscrit selon le langage adopté dans cet article, cela revient à dire que nul n'a accédé à la liberté du croyant qui croit pouvoir vivre sans la vérification communautaire. De telles convergences de textes sont trop frappantes pour ne pas désigner un lieu éminent de l'existence chrétienne. Mais combien de croyants, aujourd'hui, peuvent aller au vrai et expérimenter une telle liberté dans une communauté vivante et fraternelle ?

***

Concluons : le croyant sait mieux que quiconque les équivoques de la liberté ; il sait aussi à quel prix onéreux elle se conquiert ; il sait aussi que cette conquête n'est jamais définitive. Il faut encore aujourd'hui se mettre à l'écoute du Père, traverser le désert de son silence, risquer ces choix, familiaux, politiques, intellectuels qui décident de notre sort individuel et collectif, se confronter avec autrui pour tester la validité de ces choix ou en éprouver l'illusion. Tel est pourtant le creuset où se forge la liberté dans la foi, celle qui, acceptant d'être libérée, libère des pièges des libertés folles. Pas de liberté sinon dans l'obéissance de la foi. Toute autre liberté n'est que caprice ou individualisme, meurtrier de soi et d'autrui. Liberté obéissante : voilà le paradoxe d'où jaillit la vie. Parce que seule une telle liberté a chance d'échapper au narcissisme : elle se sait convoquée par un Dieu qui a un nom ; elle sait aussi qu'elle est appelée à chanter ce nom dans un peuple de frères (Psaumes 21,23).