Nous revenons à la normale diront certains, nous reprenons nos habitudes,  d’autres non pas du tout,  c’est le « jour d’après »...

A vrai dire, nous avons vécu, chacun et tous, un événement. L’article de Marguerite Léna « la grâce du possible » dans le dossier l'événement du numéro 198 de Christus  en 2003 peut guider notre compréhension de ce que nous avons vécu et que nous continuons à vivre. Par cet article nous clôturons les articles du lundi, l’Ascension approche. Nous vous proposerons une mini-enquête pour mieux nous connaitre à la fin de cette période. A lundi prochain mais sous une autre forme.

 

Jeune normalien, Maurice Blondel s'était entendu apostropher par l'un de ses camarades : « Comment peux-tu subordonner toute ta vie et toute ta foi à un événement survenu il y a mille neuf cents ans ?» La question était si peu oiseuse qu'elle a contribué à orienter la réflexion ultérieure de Blondel sur l'action, aussi bien dans ses enjeux anthropologiques que théologiques : qu'est-ce en effet que l'action, sinon ce par quoi chacun se constitue acteur d'événements dont le cours lui échappe en partie, ou réagit à des événements dans lesquels il se trouve pris ? Qu'est-ce que notre foi dans le Christ ressuscité, sinon la proclamation d'un événement qui se revendique comme tel : un avènement de nouveauté, imprévisible au point de laisser les témoins eux-mêmes dans la stupéfaction, irréversible au point de bouleverser définitivement le rapport de la vie et de la mort, c'est-à-dire l'infrastructure même de notre temporalité ?
Il y a un combat spirituel du temps ordinaire, celui où « il ne se passe rien », qu'un article antérieur s'efforçait de décrire 1. Je voudrais ici évoquer l'autre face du mystère du temps. Non plus celle où il s'agit de durer face à l'érosion du goût de vivre que suscite la répétition du même, et où à l'épreuve de la morosité peut répondre la grâce de la fidélité. Mais celle où l'événement vient bousculer nos habitudes, parfois même nos fidélités, et contrecarrer nos prévisions ; ces heures où le sens n'est pas usé, mais en suspens, parce que nul ne sait ni ce qui va advenir, ni même ce qui est réellement en train de se passer. Quelle grâce peut répondre à l'épreuve, souvent bouleversante, de la surprise ? J'aimerais l'appeler la grâce du possible : surgissement inattendu de nouveauté, l'événement nous met à l'heure de Celui à qui « rien n'est impossible » et qui « fait toutes choses nouvelles ».

Une surprise de la conscience


L'événement est d'abord une surprise de la conscience : « Je ne m'y attendais pas. » Tant que prévisions et planifications exercent leur pouvoir sur l'avenir, délimitent le possible et en gouvernent le passage à l'effectivité, on reste en deçà de l'événement. Le fait que l'on puisse s'y attendre et s'y préparer (« attendre un heureux événement » est même devenu le synonyme d'une proche naissance) renforce plus qu'il ne contredit cette assertion : l'événement ne sera tel que par la disproportion maintenue entre ce qui est attendu et ce qui advient, entre l'enfant désiré et l'enfant donné, disproportion que l'attente active n'a pas pour fonction de combler, mais d'attiser ; nous sommes si distraits ou si soucieux, si incapables d'être surpris, qu'il faut parfois se préparer à l'être.
Cette imprévisibilité est une épreuve pour la volonté. Vouloir, c'est poser des fins et mettre en œuvre les moyens qui nous permettront de les atteindre. Nous pouvons pour cela nous appuyer sur l'expérience acquise, sur la stabilité des lois du monde, sur notre propre capacité de discernement du possible et de l'impossible. Mais quand « il arrive quelque chose », nous sommes brusquement renvoyés à la limite de chacun de ces pouvoirs : l'expérience ne se répète jamais à l'identique, les lois ne cernent qu'approximativement la singularité des situations présentes, les frontières du possible et de l'impossible s'avèrent bien souvent brouillées... Bref, « on ne saurait tout prévoir », et dans les marges de cette incertitude se glisse précisément l'événement en sa pure facticité. Surgissant à l'improviste, il polarise toute l'attention.
La conscience y est déportée hors d'elle-même, vers le monde qui impose brusquement sa présence ; ou, au contraire, la voici confrontée à elle-même d'une manière inédite qui déplace ses assises les plus fermes : il suffit parfois de la voix d'un enfant dans le jardin voisin (« toile, lege ») pour que l'imprévu fasse irruption et change le cours d'une vie en un instant 2.
Aussi sommes-nous souvent en défiance vis-à-vis de l'événement. Nous nous efforçons d'en conjurer l'imprévisibilité par toutes les stratégies que les sciences et techniques mettent à notre disposition. Ou encore, nous le réduisons à l'anecdote, au spectacle ou au fait « divers », perdu dans la masse des informations qui en banalisent la singularité et en émoussent la charge affective. Nous voulons bien de la surprise du « scoop », de la nouvelle brève et sensationnelle qui rompt la monotonie des jours et nourrit l'imaginaire ; mais non de celle de l'événement qui contrecarre nos projets et nous expose de plein fouet à la morsure du réel. Nos parades à son endroit ont le mérite de préserver l'espace du choix volontaire, qui est aussi celui de la responsabilité éthique : le fatalisme de l'événement, sous couvert de son imprévisibilité, est une démission de la volonté.
Mais il ne faudrait pas que ces parades occultent du même coup la nouvelle configuration du réel et du possible que tout événement dessine pour qui veut bien y prêter attention. Bonheur imprévisible d'une rencontre, ou catastrophe d'un accident : dans les deux cas, ce qui était possible avant ne l'est plus de la même manière, ce qui était impensable avant est désormais devenu le réel même. Loin d'abolir nos possibilités d'action volontaire, l'événement les convoque et parfois les décuple : il faut réagir, agir en retour et à neuf, répondre à la situation inédite qui est désormais la nôtre par une action elle-même inédite. D'autre part, bien souvent, ce qui est pour nous événement procède de l'initiative d'autrui, si bien que nous pouvons y déchiffrer en miroir notre propre capacité d'introduire de l'imprévisible dans l'histoire, de commencer du neuf. L'art du politique, comme celui du stratège, est précisément de transformer l'imprévisible en une opportunité d'action. Saint-Exupéry évoque ces boutiquiers que des circonstances exceptionnelles ont changés en héros. Enfin, et plus radicalement, l'imprévisibilité de l'événement attire notre attention sur la texture du temps lui-même : ce « jaillissement continu d'imprévisible nouveauté », comme aimait à le qualifier Bergson. C'est dire qu'en apprenant à composer avec ce qu'elle n'a pas constitué, la liberté se révèle à elle-même dans sa condition temporelle : ni toute-puissante, ni créatrice, mais appelée. L'événement est cet appel.

L'événement est un appel


Tout appel est d'ailleurs et d'autrui. Et nous touchons ici un second trait spirituel de l'événement : s'il « arrive », c'est que nous n'en sommes pas les auteurs ni les acteurs. Notre action ne sera jamais qu'une réponse : il a toujours déjà pris les devants. Pour qui ne pense la liberté qu'en termes d'autonomie, l'événement est à nouveau une épreuve. Par définition, il n'est pas choisi mais subi : e-venit, il vient d'ailleurs. En langage stoïcien, il est toujours du mauvais côté, de celui des « choses qui ne dépendent pas de nous » et qui, à ce titre, troublent la liberté. Mais puisque la vie est pleine d'événements, et que de plus ils ne sont pas tous malheureux, ne faut-il pas plutôt s'efforcer de déchiffrer le sens, pour la liberté, de cette altérité qui vient sans cesse déranger son autonomie ? Après tout, son exercice est lui-même situé entre deux événements imparables, dont elle ne saurait se rendre maîtresse, et qui sont pourtant, l'un sa condition de possibilité, l'aune le gage de son sérieux : la naissance et la mort. Les événements du monde, en nous affectant dans l'aujourd'hui, à distance de l'une et de l'autre, viennent tantôt déceler en nous des sources de vie dont nous ignorions l'existence : ils prolongent et actualisent alors le mystère de la naissance, cette venue au monde voulue par d'autres que nous-mêmes, cette « chose qui ne dépend pas de nous » et qui pourtant nous a ouvert l'avenir ; tantôt ils viennent blesser nos forces vives, inscrire la passivité et l'inconnu de la mort dans l'élan même de notre existence actuelle. Dans l'un et l'autre cas, ils nous font sortir de la prison, car c'en est une, du moi souverain mais solitaire, invulnérable mais désincarné. Ils nous rappellent que noue liberté est confiée à elle-même sans être source d'elle-même, et nous introduisent à nouveau au mystère du temps, cette passivité foncière de l'existence incarnée.
Ici encore, nous pouvons tenter des parades et des échappatoires. Rejeter l'événement dans la pure extériorité, par exemple : s'il est malheureux, nous l'assimilons alors à une fatalité sans visage, à laquelle il convient de se résigner, ou encore nous l'abandonnons à l'anonymat du « on » ou du « ils ». À moins qu'à l'inverse nous ne tentions de le rapatrier dans l'autonomie de la volonté et d'en éliminer toute passivité. C'est ainsi qu'on parle couramment de « créer » ou d'« organiser » des événements : certains en font même profession... Mais l'histoire se charge, parfois cruellement, de nous rappeler que les véritables événements n'ont pas grand-chose à voir avec ces gadgets.
Car l'événement n'en est vraiment un que dans la mesure où il ne se donne pas simplement en spectacle et où notre passivité devant lui se transforme en réceptivité : ce qui fait événement pour un homme est ce qui réellement l'affecte, c'est-à-dire le transforme dans l'exercice même de sa liberté et lui devient par là même intérieur ; loin d'être simplement subi, il est alors le socle à partir duquel se détermine désormais l'existence. Une jambe mutilée dans une bataille est un événement passivement subi ; la longue convalescence imposée à sa suite peut changer le fait d'arme en fait d'âme, et bouleverser, avec la vie d'Ignace de Loyola, celle de milliers d'hommes après lui. « Toile, lege » : cette parole reçue était à peine un événement du monde. Dans la vie d'Augustin, elle est devenue une source, un inoubliable événement de l'âme. Mais nous savons aussi, d'expérience douloureuse, qu'il est des événements qui résistent à cette assomption spirituelle, dont le pâtir ne se laisse reprendre par aucune activité de la conscience, par aucune décision de la volonté ; des événements qui sont des sortes de mort anticipée, qui altèrent l'âme au lieu de l'ouvrir, qui paralysent et parasitent l'avenir : la passivité constitutive de l'événement laisse alors béante et brûlante la question de son sens.


Dans une histoire irréversible


Ici apparaît un troisième trait de tout événement : il change brusquement l'allure et la courbure du temps. Alors que, dans le « temps ordinaire », passé et avenir tendent à devenir symétriques par la répétition apparente du même, l'événement introduit une soudaine dénivellation : le passé est posé comme passé — comme ces clichés des Tiuin Towers de New York d'avant le 11 septembre 2001, devenus soudain témoins historiques d'un passé révolu — et l'avenir prend une coloration et une inflexion nouvelles. De l'irréversible a eu lieu : « Rien ne sera jamais plus comme avant. » Nous avons même là un critère pour distinguer entre les événements « fabriqués », qui attirent l'attention dans l'instant mais disparaissent aussi vite qu'ils sont apparus, écume fugitive portée un instant par la vague des médias, et les événements qui, pour le meilleur ou pour le pire, ont valeur inaugurale. Ceux-là, comme le disait Nietzsche, arrivent parfois « sur des pattes de colombe », sans bruit.
Cette rupture que l'événement opère entre le passé et l'avenir, au point de « faire date », enveloppe en effet un paradoxe. Même si l'événement est spectaculaire, nous ne pouvons jamais saisir son sens sur le fait, ni le dominer de surplomb ; nous ne savons jamais sur le moment les promesses ou les menaces qu'il renferme : l'événement, comme Dieu, ne se laisse voir que de dos. Pourtant, son irruption met en pleine lumière le caractère décisif de nos choix, ainsi que l'irréversibilité du temps dont nous perdons parfois la conscience quand « il ne se passe rien ». Si les biographies s'articulent sur des événements, c'est bien en raison de cette affinité entre le déroulement unique et orienté d'une existence humaine, et le caractère singulier des événements qui en fournissent les repères. Dans la conscience de cette irréversibilité, notre liberté ne se découvre pas seulement en situation, sollicitée et altérée par de l'autre qu'elle-même. Elle se découvre en charge d'une histoire singulière et sans retour, où chaque moment présent est situé entre un passé à consentir, car il n'est plus et ne sera jamais plus, et un avenir à inventer, car il n'est écrit nulle part par avance.
Les événements du monde, discontinus, hétérogènes, nous signifient cette irréversibilité, mais ils ne lui confèrent pas sens par eux-mêmes. Ils nous interdisent de fuir vers les mythes de l'éternel retour ou de la réincarnation, en accentuant la singularité du moment présent, en nous rappelant que l'histoire ne se répète pas, que passé et futur sont asymétriques par essence. Mais serait-ce pour nous livrer, une fois dissipées les triomphales philosophies de l'histoire, à un passé irrévocable, une durée en miettes, un chaos imprévisible de faits bruts ?

L'événement appelle le récit


Non. Il faut mentionner ici un dernier trait de l'événement : son lien naturel avec le récit. Si tout événement appelle le récit, c'est bien que ces trois caractères — imprévisibilité, altérité, irréversibilité — n'en font pas une réalité opaque à la liberté humaine ou proprement inintelligible. Raconter un événement, c'est le situer rétrospectivement dans une séquence causale intelligible, le mettre à la première personne, c'est-à-dire l'assumer comme sien, et l'inscrire dans une trame temporelle qu'il contribue alors à orienter. C'est en quelque manière le rapatrier au sein de la liberté sensée, fût-ce pour l'interroger et se laisser interroger par lui. Ceci explique la difficulté qu'ont les hommes et les peuples à mettre en récit les épisodes les plus douloureux ou les plus honteux de leur histoire, mais aussi la nécessité de le faire. En hébreu, événement et parole se disent par le même terme : davar. Tant que l'événement n'est pas venu à la parole, tant que la parole n'est pas elle-même devenue événement, le premier reste un fait brut, sinon brutal, la seconde risque l'insignifiance et le bavardage. L'événement du « toile, lege », dans la vie d'Augustin, est un événement de parole, et est préparé en sourdine par les récits de conversion que lui font successivement Simplicianus et Ponticianus 3 — événements qui viennent au récit en celui qui les narre, récit qui devient événement en celui qui l'écoute.

Pris dans le récit pascal


Retournons donc, par la grâce du récit vers ce petit village « distant de Jérusalem de deux heures de marche », où s'articulent de manière décisive et définitive l'unique événement pascal — l'événement par excellence de l'Histoire — et tous les événements de nos vies. Revenons à cet instant, saisi par la main et le pinceau de Rembrandt, où la lumière passe du visage du Seigneur de gloire à la nappe sur laquelle vient reposer, pour s'offrir à la répétition sacramentelle, le pain eucharistique. En aval, il y a toute la vie de l'Église dans l'histoire. En amont, il y a la croix et la Résurrection. Le récit de Luc (24,13-35) maintient dans notre actualité historique la trace de ce qui eut lieu une fois, quelque part aux abords de Jérusalem ; mais il nous renvoie lui-même à un double récit. D'abord à ce récit désemparé, à distance de son propre sens, que les deux disciples font à leur compagnon de route : « Tu es bien le seul habitant de Jérusalem à ignorer les événements de ces jours-ci ! » Ce récit-là manifeste bien, en sa nudité, l'épreuve brutale de l'événement : quelque chose est arrivé, qui s'impose comme un fait qui déroute l'attente et résiste à l'interprétation : « Nous espérions, nous, que c'était lui qui allait délivrer Israël ; mais avec tout cela, voilà le troisième jour depuis que ces choses sont arrivées ! » Il en manifeste le tragique : l'événement va à la mort, archétype de l'irréversible, opaque à l'intelligence et au cœur : « Nos chefs l'ont crucifié. »
Mais le Ressuscité reprend à son compte le récit qu'il vient d'entendre, et le raconte une seconde fois, en l'insérant dans un récit plus vaste qui commence par Moïse et qui parcourt tous les prophètes. Et voici que le récit plus vaste dissipe peu à peu l'obscurité du récit factuel, et pose sur l'imprévisible de la croix, non le sceau de la fatalité, mais celui des promesses accomplies : « Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ? » L'événement qui échappait déjà aux prises — trois jours se sont passés, la mort est sans retour — se met soudain au présent, dans la présence du Ressuscité, l'illumination du cœur brûlant et la conversion du regard et des pas : non plus la croix seule, dressée immobile à un moment de l'histoire, mais l'événement définitivement, immensément actuel de la Résurrection. Il y a trois jours ou il y a deux mille ans que le Christ est mort sur la croix. Mais, que ce soit pour les disciples d'Emmaüs ou pour nous, la Résurrection est aujourd'hui l'événement du jour.

L'Événement en qui tous les autres prennent sens


Nous pouvons alors poser la question : que deviennent, à cette lumière, les événements de nos vies ? Pour y répondre, prenons la mesure de l'événement pascal selon les trois critères retenus ci-dessus. L'imprévisibilité, d'abord. Celle de la Résurrection est littéralement absolue. Il ne s'agit pas, ici, des marges d'incertitude qu'enveloppe toute action humaine, ni des frontières plus ou moins mouvantes entre le possible et l'impossible, le probable et le certain. Il s'agit de l'irruption, dans notre histoire, du possible divin La parole de l'ange de l'Annonciation (« à Dieu tout est possible »), reprise par le Christ à l'heure de l'agonie, trouve au matin de Pâques sa pleine effectivité historique. D'où la surprise (« tout surpris de ce qui était arrivé », Le 24,12), l'incrédulité (« ces propos leur semblèrent pur radotage, et ils ne les crurent pas », v. 11), la perplexité et l'effroi (« comme elles demeuraient perplexes... et tandis que saisies d'effroi, elles tenaient leur visage incliné vers le sol », v 4-5). Seule la foi accède au possible divin. Si nous nous barricadons contre l'imprévu, comment entendrons-nous l'appel du Tout Autre ?
Car l'altérité dont chaque événement est le signe se radicalise elle aussi en manifestation du Tout Autre. « Ne craignez point, vous », dit l'ange de la Résurrection, puis dit Jésus en personne, aux femmes venues au tombeau (Mt 28,5.10) ; la crainte n'est pas ici une variété de la peur de l'inconnu, mais le retentissement spirituel de toute rencontre avec le Dieu vivant : elle est le pâtir de la conscience humaine devant l'agir divin, et seul Dieu peut la lever et la transformer en exultation du don reçu, un don qui outrepasse toute attente, et où l'âme reconnaît pourtant la mesure entière de sa joie : « Les disciples furent remplis de joie à la vue du Seigneur » Un 20,20). Il faut s'exposer au risque de cette joie.
Dans la lumière de ce don, rien n'est plus comme avant ; le passé s'éclaire d'une manière nouvelle, et vient en retour conférer à l'événement sa cohérence rétrospective : « Rappelez-vous comment il vous a parlé quand il était encore en Galilée : il faut, disait-il, que le Fils de l'homme soit livré aux mains des pécheurs, qu'il soit crucifié et qu'il ressuscite le troisième jour. Et elles se rappelèrent ses paroles » (Le 24,7-8). Une nouvelle mémoire se lève du fond de l'âme, une mémoire elle-même ressuscitée. Mais aussi, mais surtout, un nouveau rapport à l'avenir : de l'irréversible a eu lieu, qui n'a pas le caractère de la mort irrémédiable, mais celui de la vie communiquée, de la présence du Ressuscité jusqu'à la fin des temps, et de l'Esprit répandu à l'intime de nos libertés.
Car, paradoxalement, l'accentuation pascale des traits de l'événement ne laisse pas l'intelligence devant l'arbitraire, fût-il divin, ni ne réduit noue liberté à un consentement passif au donné. C'est même tout le contraire. Le possible divin est certes imprévisible ; mais il s'anticipe lui-même dans la Promesse, et c'est au consentement libre d'une femme qu'il se suspend dans l'histoire. L'altérité divine est certes hors de nos prises ; mais elle entre dans la chair de notre humanité jusqu'à la mort incluse, et se propose humblement à l'accueil de notre foi. En faisant césure entre passé et avenir, l'événement pascal ne confirme pas le passé dans son caractère irrévocable : il en renouvelle le sens par le pardon, appelant la liberté au repentir. Et l'avenir qu'il ouvre est celui d'une possibilité inouïe, celle de la sainteté. La finale de Luc associe de manière explicite, dans le dernier message du Christ à ses apôtres, l'illumination du passé dans le repentir et le pardon, et la promesse de l'Esprit Saint revêtant les apôtres de la force d'en haut (24,44-49). Dès lors, notre liberté de chrétiens n'est pas seulement donnée à elle-même dans la singularité de sa propre histoire. Elle est donnée à tous en témoignage de l'Événement en qui tous les autres prennent sens.

Le clair-obscur de la foi


Et nous voici tout d'abord sauvés des idoles. Lorsque Paul rappelle aux Colossiens que le Christ « a dépouillé les Principautés et les Puissances et les a données en spectacle à la face du monde » (2,15), il les invite à ne pas aliéner leur toute neuve liberté chrétienne aux événements du monde. Aucun de ces événements n'est Dieu, aucun d'eux n'a puissance sur nous au point de compromettre notre vocation filiale, de nous réduire en esclavage. Mais aucun n'est non plus indifférent à Celui « qui est la Tête de toute Principauté et de toute Puissance » (2,9-10). Ce double constat nous préserve à la fois du fondamentalisme qui voudrait déchiffrer de façon immédiate le doigt de Dieu en chaque événement, aux dépens de la discrétion pascale du Ressuscité, et du sécularisme qui exile Dieu hors des événements du monde. Le clair-obscur de l'événement, dans nos vies, n'est pas levé par la lumière de Pâques. Il prend simplement une profondeur nouvelle, comme dans ces toiles de Rembrandt où l'ombre invite le regard à une autre dimension du réel.
Clair-obscur de l'imprévisible. Nous savions déjà, d'expérience, que cet imprévisible peut être la fraîcheur d'une liberté capable d'innover ; le signe d'une durée vive, dense de possibilités créatrices. Nous pressentons, et parfois vérifions, que Dieu, qui aime créer, se glisse volontiers dans ces moments où l'événement, en nous déroutant, nous invite au tout nouveau de Sa rencontre. Il faut des brèches pour que le possible divin entre dans la trame de nos vies, et l'événement en est une. « En vérité Dieu était là et je ne le savais pas », dit Jacob en s'éveillant de son songe (Gn 28,16). Certains événements de nos vies sont peut-être cette échelle de Jacob dressée entre ciel et terre, pour nous éveiller de nos rêves, nous mettre debout, prêts à l'imprévu de Dieu.
Clair-obscur de l'altérité. Pour rencontrer le Dieu vivant, il nous faut lâcher prise. Nous laisser faire. Ne pas prétendre tout dominer, tout prévoir, tout vérifier. Ces événements qui nous dépassent, nous affectent, parfois nous bouleversent, sont une école de déprise. Au début de L'Annonce faite à Marie, Claudel met en scène Violaine, sûre de son amour pour Jacques, paisiblement maîtresse de son avenir d'épouse : « Tout est parfaitement clair, tout est réglé d'avance et je suis très contente. » Survient ce lépreux, et monte du fond de l'âme le baiser qui va tout bouleverser. Violaine ne sera plus jamais maîtresse de son avenir, mais une Nativité aussi improbable que celle de Bethléem y prendra place. La blessure de la rencontre, dans la discrète lumière pascale, peut devenir plaie de gloire.
Clair-obscur de l'irréversible. Celui de nos vies, que chaque événement marquant rend plus sensible, et parfois plus douloureux, a désormais changé de sens : depuis le matin de Pâques, ce n'est pas la mort qui est irréversible, mais la vie. Devant le drame de sa petite Françoise, lourdement handicapée à la suite d'une méningite, Emmanuel Mounier écrivait en 1940 : « Ce miracle qui s'est un jour brisé, cette promesse sur qui s'est refermée la légère porte d'un sourire aboli, d'un regard distrait, non, il n'est pas possible que ce soit hasard, accident. "Il leur est arrivé un grand malheur" ; quelqu'un est arrivé, il était grand, et ce n'est pas un malheur. » Il ne s'agit pas de nier les drames de l'existence mais d'y déchiffrer humblement, pauvrement, l'amour qui se cherche un passage à travers eux, et qui parfois les submerge de son étrange douceur. « Il n'était qu'à faire silence devant ce jeune mystère, qui peu à peu nous a envahis de sa joie. Je me rappelle mes arrivées en permission à Dreux, à Arcachon, la dernière dans quelle angoisse... Je me sentais approcher de ce petit lit sans voix comme d'un autel, de quelque lieu sacré où Dieu parlait par un signe. Une tristesse mordant profond, profond, mais légère et transfigurée. Et tout autour d'elle, je n'ai pas d'autre mot : une adoration » 4.
Faut-il, pour expérimenter ces choses, attendre des événements exceptionnels, les réserver à quelques heures rares de grand bonheur ou de lourde épreuve ? Je ne le pense pas. Tout peut devenir événement pour le cœur purifié, et l'ordinaire des jours prend la même densité spirituelle que les heures les plus décisives. « Je pense que pour ma mort, ce sera la même patience que pour les autres grands événements de ma vie (...), elle arrivera bientôt mais il faudra encore attendre », disait sainte Thérèse de l'Enfant Jésus à ses sœurs quelques semaines avant de mourir 5. Il est étonnant que Thérèse emploie ici le terme de patience : la vertu du temps ordinaire, des heures creuses où il suffit de tenir et d'attendre. C'est qu'elle avait compris que les « grands » événements ne sont pas faits d'une étoffe temporelle différente de celle du temps ordinaire, et que l'inouï de la Résurrection est entré pour toujours dans le simple aujourd'hui.
Car l'événement le plus imprévisible et le plus irréversible de nos vies est l'amour dont nous sommes, instant après instant, indéfectiblement aimés.



1. « Éloge du temps ordinaire », Christus, n° 174 HS, mai 1997.
2. Cf. Saint Augustin, Confessions, VIII,12 « Toile, lege » : « Prends et lis » Augustin y entendit l'invitation divine à lire l'Écriture Sainte pour sortir de ses impasses.
3. Confessions, VIII, 2-7.
4. Mounier et sa génération, Seuil, 1956, p 262.
5. Derniers entretiens, Desclée de Brouwer/Cerf, 1971, p 238.