Interrogé par un capitaine de gendarmerie sur l'interprétation du verset de la Genèse : « Adam, où es-tu ? » et son rapport avec l'omniscience de Dieu, un rabbi de Saint-Pétersbourg lui répondit de telle manière que l'homme s'en trouva bouleversé et renvoyé à lui-même : « Voilà 46 ans que tu es en vie, où séjournes-tu ? » Il prit alors conscience que c'était lui qui était interpellé et provoqué par la question posée par Dieu. « Où séjournes-tu ? » Question posée à chacun de nous. Habitons-nous vraiment notre vie, telle qu'elle est, à cette heure où nous sommes, dans toute l'épaisseur de sa réalité et toutes les contingences de notre histoire ? Chaque homme est ici Adam et, dans la situation d'Adam, tenté d'échapper à lui-même et à sa vie, de se dérober à la question, de « se cacher ». Aussi longtemps que dure cette fuite, la vie de l'homme ne peut devenir chemin. Adam reconnaît : « J'ai eu peur et je me suis caché. » « Et c'est là que commence le chemin de l'homme » 1.
 

Tout est chemin


Ne pas fuir. Prendre à bras-le-corps ce réel qui me résiste : le temps qu'il fait, mon état intérieur ou physique et celui de mes proches, le travail pesant ou léger, les rencontres qu'il m'est donné de faire, les autres auxquels je me heurte, l'événement qui contrarie mes projets ou la situation qui m'est imposée par les circonstances, voilà la trame de ma vie, ce qui la rythme et structure, le lieu où Dieu me fait signe. Il me rejoint là et non ailleurs, dans la vie rêvée, la vie projetée. Dur roc du réel : je m'y brise ou je m'y construis.
Qui n'a rêvé d'être autre, d'être ailleurs ou de rendre les autres conformes à soi ou à ses rêves ? Qui n'a pensé qu'à changer le monde il serait parfait, qu'à changer les autres (notre communauté, l'Eglise, le couple que nous formons, nos compagnons de route ou de travail) la vie serait meilleure et plus légère ! A notre impatience face aux limites, à notre désir d'une perfection idéale, répond la sagesse des humbles consentements à ce qui est. Le « donné », avec son lot de déterminismes et d'apparents hasards, devient alors « reçu », comme lieu d'expérience spirituelle, où se joue ma liberté d'accueillir ou de refuser. Il ne s'agit pas là, en effet, d'une sagesse humaine (même si la prise en compte du réel est la seule voie pour une pleine efficacité en ce monde et dans la conduite de notre vie) mais bien d'une attitude spirituelle, d'une sagesse venant de l'Esprit et que seul nous enseigne l'Esprit.
A travers les contraintes et les résistances de ce qui échappe à mes prises, j'éprouve, jusqu'à la douleur et la violence parfois, que ni les temps et les moments, ni les choses, ni les êtres ne m'appartiennent. Bienheureuse expérience de dépossession, de non-maîtrise, qui me livre jour après jour à la dépendance du Père, à la rencontre vraie des frères ! Dans cette distance même, et à cause d'elle, une proximité nouvelle peut se vivre : je les accepte tels qu'ils sont, tels que leur vie et la mienne les a faits, nous a faits ; j'entre avec eux dans une histoire commune.
Nous rejoignons ici la grande leçon d'expérience que Thérèse de l'Enfant Jésus sut si bien faire vivre à ses novices, celle d'un réalisme spirituel qui se nourrit des plus petits faits de vie, qui intègre tout, car « tout est grâce » (comme le redira, après Thérèse, le petit curé de Bernanos), et tout aussi est chemin. Habiter notre vie, c'est y consentir, c'est l'aimer. Le consentement est toujours un amour, non une résignation morose. Les méandres de notre histoire, les échecs de nos rencontres et relations, nos chutes même et nos fragilités, nos limites et pesanteurs (tout autant que nos réussites et nos dons) sont le bois où peut prendre le feu de cet amour. Ici et maintenant. Dans la patience pour porter et supporter, pour accueillir et demeurer, pour « pâtir » et pour « passer ».
Dans ce consentement d'amour, je ne ferai pas l'économie du combat. Car on n'a jamais fini de consentir. « C'est le moment de dire oui », disait, il y a quelques mois, un panneau publicitaire pour une robe de mariée. C'est toujours le moment de dire oui. Le oui premier des épousailles ou de la consécration religieuse contient et préfigure tous les oui quotidiens, en tous lieux, temps et circonstances, dans le poids du jour et de la chaleur, dans l'inconnu qui vient, « de commencements en commencements »... Un tel combat est celui d'une certaine vigilance intérieure qui nous gardera des « im-patiences », « in-quiétudes », « il-lusions », toutes ces forces négatives et débilitantes dont nous sommes le jouet et qui interposent en effet entre le réel et nous comme un écran de fumée, paralysant nos puissances de vie, d'action et d'engagement. Dans cette attention intérieure au réel, qui nous demande de veiller lucidement et humblement à la fois, il nous faut passer par une triple épreuve : épreuve du temps et de la durée, épreuve du choc de l'événement, épreuve de la vérité.
 

L'épreuve du temps


L'épreuve du temps nous fait entrer dans la patience de Dieu. Le temps du zappeur, c'est l'impatience du nouveau, de l'inédit. Dans un mouvement d'insatisfaction perpétuelle, il s'épuise à courir après une chose, une autre, tout et rien, tel un papillon qui aurait peur de se brûler les ailes s'il se confrontait de trop près au réel. Il voudrait tout connaître et étreindre à la fois — et reste à la surface des choses. Tout, tout de suite et vite ! Consommateur d'instants et de sensations, il ne capte qu'une réalité fragmentée, éclatée.
C'est le contraire du temps de l'Esprit. Pas de hâte ni de précipitation en lui. Pour convertir et réformer ce qui en nous et dans les autres doit l'être, son pas n'est pas celui de nos impatiences. Dans une vie, dans un être, les maturations au rythme des alternances intérieures qui confirment, les obscurités où il faut suspendre une décision, rester en attente, la lenteur des croissances, avec l'impossibilité (bienheureuse !) de toujours mesurer les progrès, font partie du chemin. Les respecter, respecter les étapes et les seuils, c'est marcher au pas du réel de Dieu — et cela nous éprouve, car ce n'est pas le nôtre ! Faire taire en ces temps de latence, d'immobilité et d'inutilité apparente les discours intérieurs qui parasitent notre imagination est une ascèse plus rigoureuse et éprouvante que tous les jeûnes. « Je tiens mon âme en paix et en silence comme un petit enfant contre sa mère » (Ps 131).
Ce silence consentant fut celui de Marie, lui donnant de vivre dans une humble patience « l'aujourd'hui de Dieu », au rythme de l'Esprit. Elle n'a pas connu l'impatience des limites. Sans anticiper, elle s'est enfoncée dans la réalité de Nazareth, dans la monotonie et la longueur des jours. « Dans toute vie, il y a bien peu de jours qui ne ressemblent pas à tous les jours, mais tous les jours comptent » (Péguy).
Dans nos vies, ni les ombres du passé, ni les rêves de l'avenir ne sont la réalité dernière. Non seulement ils nous empêchent d'étreindre vraiment le présent pour en vivre tous les possibles, mais ils l'épuisent, détournant en regrets, remords, frustrations, fantasmes et imaginations vaines les projets constructeurs d'avenir. Seul celui qui vit l'aujourd'hui de Dieu vit pleinement et sereinement dans une « dynamique du provisoire » qui lui donne à la fois stabilité et mouvement. Appuyé qu'il est sur le sol ferme de la réalité comme lieu de Dieu, il prend aussi en elle son élan pour avancer. Dans toutes les sphères de sa vie personnelle, sociale, ecclésiale, il saura, dans l'Esprit, voir et discerner ce qui peut et doit être changé. « Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d'accepter les choses que je ne puis changer, le courage de changer les choses que je peux et la sagesse d'en connaître la différence », dit une prière des Alcooliques anonymes. Etreindre pleinement l'instant présent l'intègre aussi dans un parcours, une histoire, lui donne une dimension d'avenir.
C'est dans le paradoxe de cette alliance nouant ensemble notre présent et notre avenir que s'accomplit le consentement : demeurer et « passer »... Vivre cordialement ce qui est et ne pas se laisser enfermer dans ce vécu, s'arracher sans cesse aux pièges et marécages qui emprisonnent et paralysent, pour se livrer au mouvement de l'Esprit qui en tout présent ouvre un avenir. Alors, le réel devient chemin de liberté et joie. Chaque pas pour sortir de la pesanteur ou de l'enlisement, comme pour ne retenir en rien la consolation présente, ne pas nous arrêter sur la route, est passage de la mort à une vie. « Oubliant ce qui est en arrière, tendu de tout mon être en avant, je poursuis ma course dans le Christ » (Ph 3,13).
 

De l'événement à l'offrande


Dans notre course en avant, nous nous heurtons à l'événement (au sens propre : ce qui nous advient sans que nous l'ayons choisi) qui nous oblige à des réajustements, des remises en question. S'imposant à nous de l'extérieur, contraignant, il nous sollicite, et parfois nous malmène. Les ondes de choc qu'il provoque ne sont pas toujours directement proportionnelles à son importance. De si petits grains de sable font grincer notre machine : le téléphone qui sonne à un mauvais moment, une parole qui nous contrarie, une simple indisposition passagère, l'imprévu qui se met en travers d'un projet... Pascal l'avait bien vu, et Montaigne avant lui 2 : faits pour l'infiniment grand, nous perdons pourtant pied aisément dans l'infiniment petit ! C'est notre condition d'êtres de chair et de sang, et le lieu de notre sanctification. Dans ces menus événements qui parsèment nos journées, l'Esprit Saint est présent tout autant que dans les grands tournants ou changements de nos existences. Rien d'insignifiant ni de neutre pour l'amour. L'amour entre dans les détails, ne se nourrit pas de bonnes intentions ni des seuls élans du coeur. Ces détails sont la pierre de touche de notre fidélité.
Ne craignons pas que l'attention ainsi portée ne nous tienne étroitement et scrupuleusement bornés aux limites de notre carré de choux : de très pauvres (et pas toujours glorieux !) consentements quotidiens à de très petites choses peuvent peser d'un grand poids dans une vie, l'orienter tout entière, et ouvrir l'âme à d'autres fidélités. Le coeur ainsi s'apprivoise à la conduite de l'Esprit, s'accorde peu à peu à ses projets qui sont immenses, « plus grands que notre coeur ». Nos humeurs et impressions cessant d'être nos maîtres, alors peut s'établir en nous cet état d'union à Dieu en toutes choses, comme un instinct spirituel qui nous fait réagir au bon moment, de la bonne manière, avec la justesse de Dieu.
D'autres événements, que l'on peut qualifier d'importance, surgissent dans nos vies, nous mettant parfois à rude épreuve. Devant eux, nos projets les mieux agencés et construits ne tiennent pas. Il faut alors nous laisser dérouter, comme les Mages acceptant de rentrer dans leur pays par un autre chemin. L'Esprit peut en effet nous faire littéralement changer de route, changer de cap. Marie abandonne tout projet personnel de vie pour se livrer à la nouveauté de Dieu qui l'habite, à l'événement de l'Incarnation. C'est le recensement romain qui la contraint à quitter Nazareth pour Bethléem où Jésus naîtra. Joseph, lui, nous apparaît comme le premier Christi fidelis, le premier laïc, engagé dans une aventure qu'il n'a pas choisie. Une fresque de Giotto le représente à la Crèche, au premier plan et pourtant un peu à l'écart, la tête inclinée comme s'il écoutait au dedans l'Esprit qui l'instruit, mêlé malgré lui à cette histoire et conduit là où il n'avait pas pensé aller. Institué le premier des veilleurs du Nouveau Testament, gardien de notre propre vigilance. On le sent établi dans cette « immobilité attentive et fidèle (...) que ne peut ébranler aucun choc » (Simone Weil). Attention à la profondeur de l'existence, à la profondeur de Dieu qui lui donne d'adhérer sans comprendre au Mystère qui s'accomplit.
Dans cette attention spirituelle, qui est « absolument autre chose que ce qu'on nomme généralement effort, violence sur soi, acte de volonté », au coeur de cette immobilité vigilante, le réel en nous prend force et consistance. Là seulement peuvent s'accomplir les grands déplacements de l'existence, ces retournements qui nous bousculent ; là nous pouvons déchiffrer dans les événements la conduite de Dieu, son projet à lui, non le nôtre, au prix d'une désappropriation radicale. Le consentement au réel se fait ici disponibilité. Il est un autre nom de la docilité à l'Esprit qui nous rend souples et accordés à l'événement, quel qu'il soit, quand il vient. L'événement devient offrande.
 

Dans la profondeur du coeur


« Avance en eau profonde... » Consentir au réel, c'est entrer dans la profondeur des choses et de notre propre coeur. Epreuve de vérité qui nous révèle ce que nous sommes, et que nous ne pouvons regarder que dans la lumière de l'agonie du Christ et de la compassion du Père. Le réel le plus angoissant, Jésus l'a affronté à Gethsémani — non point en force mais dans l'extrême faiblesse. Tous nos consentements sont nés et pris dans cette veille de l'unique agonie où il a consenti une fois pour toutes à la faiblesse même.
Au coeur de notre coeur, nous faisons en effet l'expérience d'être divisés. Nous connaissons et reconnaissons en nous le mal que nous ne voudrions pas, le bien inaccessible, la faiblesse qui nous fait tomber. Nous ne sommes pas des êtres consentants, nous ne voulons pas pleinement et en tout ce que Dieu veut. Cette vérité nous rend pauvres et petits devant lui, nous dépouillant de l'image parfaite et idéale de nous-mêmes que nous nous forgeons aisément, nous laissant nus, exposés, remis à lui en tout. Celui qui est faible, qu'il veille et prie alors avec sa faiblesse et sa peur ; celui qui est las, avec sa lassitude et son doute. Et si nous avons le coeur plein de rancune amère, de tristesse ou de révolte, c'est avec ces blessures aussi qu'il faut veiller dans la nuit.
Ne croyons pas qu'il soit meilleur et plus « parfait » de nous taire. Nos plaintes, nos révoltes et nos contradictions, Dieu ne les refuse pas. Celles de Job devant la réalité trop dure, plus vraies que les discours lénifiants de ses amis, il les accepte et les accueille. Les psaumes sont pleins de ces cris de détresse de l'exilé, du Juste persécuté, de l'homme souffrant qui n'en peut plus. A certaines heures, il n'est pas d'autre prière que celle-là. Ces plaintes deviennent dans l'Esprit les « gémissements ineffables » d'un monde en mal d'enfantement. C'est, au creuset de cette vérité que peut naître pour nous un salut, une force en notre faiblesse même.
Sous la lumière de l'Esprit, la lumière de la Croix, nos résistances, nos blessures et nos divisions s'éclairent, elles deviennent chemin de réconciliation intérieure et de paix, de proche en proche. Notre coeur s'ouvre à la vraie intelligence de l'autre, à l'accueil et à la compassion. Nous sommes rendus capables de nous aimer et d'aimer les autres d'un même mouvement, « comme n'importe lequel des membres souffrants de Jésus Christ » (Bernanos).
 

Les yeux ouverts


« Alors leurs yeux s'ouvrirent et ils le reconnurent. » En celui qui se tient ainsi attentif au coeur du réel, au coeur de son coeur, au coeur du coeur de Dieu, attentif à ce qui est, à ce qui vient, une nouveauté surgit. L'Esprit éveille en lui comme des sens nouveaux, une perception nouvelle. Le réel est transfiguré. « Je suis comme ressuscitée, je ne suis pas au lieu où l'on me croit » (Thérèse de Lisieux). Ce regard dans la nouveauté de l'Esprit nous met en consonance avec le regard de Dieu sur les choses et les êtres, les situations et les personnes — véritable retournement de perspectives. Ainsi de Balaam, le prophète païen, envoyé, plus ou moins contre son gré, pour maudire le peuple d'Israël. Et au moment de proférer au nom du roi de Moab les paroles de malédiction et de violence pour lesquelles il est venu, il ne peut que dire dans l'Esprit la bénédiction de Dieu sur son peuple, des paroles de paix et de louange : « Il voit ce que le Tout-puissant lui fait voit, il tombe en extase et ses yeux s'ouvrent. Que tes tentes sont belles, Jacob, et tes demeures, Israël ! Elles s'étendent comme des jardins au bord d'un fleuve ; le Seigneur les a plantées comme des aloès, comme des cèdres auprès des eaux ! » (Nb 24,4-6). Le peuple ennemi est devenu un peuple béni.
Ainsi, par ce don d'un regard qui nous fait dépasser les apparences, des réalités vécues dans la nuit, des situations qui nous paraissaient inextricables, incompréhensibles, s'éclairent-elles autrement : une autre lecture et intelligence des choses nous est donnée. Ce n'est pas une évasion du réel mais une autre appréhension ; c'est la même situation, la même réalité, la même personne et, tout à coup, nous la voyons autre. « On s'acharnait après ce problème, et on n'arrivait à rien, et on en devenait fou et ce qui est pire, on en devenait aigre, et ce qui est pire, on en devenait vieux, et puis tout d'un coup, il n'y a rien eu et on est dans un nouveau peuple, dans un nouveau monde, dans un nouvel homme. Rien ne vient plus maquiller la surface de cet irrésistible fleuve » (Péguy). De longs temps de patience et foi, bien des passages obscurs et des cheminements souterrains préparent cette émergence à la lumière. Il faut la laisser venir.
Consentir, c'est finalement « sentir avec », dans l'adhésion de tout l'être. Avec le Christ, avec l'Eglise, sentir ce monde et les réalités de ce monde comme dignes d'amour et de service, comme porteuses d'un sens. Tout peut alors devenir signe et appel. « Il y a des lieux où souffle l'Esprit, mais il y a un Esprit qui souffle en tous lieux », aimait à dire Madeleine Delbrêl. Dans les rues d'Ivry marquées au coin du malheur des temps et de l'incroyance, elle a vu l'Esprit à l'oeuvre, discernant ses traces en toute vie, pierres d'attente et signes de contradiction.
Je me souviens d'une adolescente musulmane, à Bobigny, chantonnant par défi et moquerie sous les fenêtres de la chapelle, au coeur d'une célébration eucharistique : « On est tous avec vous, on est tous avec vous... » Et au moment même où ces mots de provocation étaient ainsi jetés dans un silence impressionnant s'accomplissait la parole de la consécration : « Ceci est mon Corps livré pour vous et pour la multitude... » Sans le savoir, elle disait vrai, cette enfant : ce qui s'accomplissait là était aussi pour elle, et pour tous, et la parole de dérision devenait parole de prophétie (cf. Jn 11,50). Une prophétie accomplie dans l'unique sacrifice du Christ Sauveur, et pourtant encore à venir. Le « on » anonyme et ironique devenait le « nous » de la plus profonde réalité, celle du Corps mystique. « Le Corps du Christ est plus étendu qu'on ne pense » (Péguy).
Pour déchiffrer en profondeur les signes des temps, ou plutôt les signes que Dieu nous fait en ces temps, peut-être faut-il laisser se déployer en nous toutes les dimensions de cette vigilance apostolique, en prise avec le réel mais qui voit au-delà, qui anticipe le Royaume caché et pourtant déjà là, dans la lumière de la foi. Ainsi, loin de nous replier sur ce que nous vivons en nous-mêmes, de nous enfermer dans les limites étroites de notre coeur, le consentement au réel élargit l'espace de notre tente, nous ouvre aux appels de l'Esprit et de la mission ; il fait de nous des éveillés dans la foi, des porteurs d'espérance ; il mobilise pour une charité plus grande toutes nos ressources d'intelligence et de coeur. Il nous rend libres et inspirables.
Avant d'être rebelle à la mission, Jonas le prophète est « fâché à mort » contre le réel, cette ville de Ninive, si grande et pécheresse, pour laquelle Dieu est en peine et qui semble si aisément se convertir... Il l'aurait parié ! « N'est-ce point là ce que je disais lorsque j'étais encore dans mon pays ? » (4,2). Pour le rejoindre là où il en est, Dieu lui fait éprouver en son corps l'expérience d'un temps accéléré, où le ricin, qui « a poussé en une nuit et en une nuit a péri », le laisse exposé aux dures conditions du désert, au vent et au soleil brûlants. Après avoir dit à Dieu avec véhémence et colère ce qu'il en pensait, Jonas finira-t-il par comprendre que le réel de Dieu, en son souci et sa sollicitude pour les hommes, n'est pas le sien ? Sa vraie conversion commence sans doute au-delà des pages de ce petit récit savoureux : c'est lorsqu'il aura pleinement consenti qu'il sera libre pour la mission, envoyé d'un Dieu qui enveloppe tous et chacun de sa miséricorde.
 
* * *

« Un jour qu'il recevait quelques savants personnages, Rabbi Mendel de Kotzk surprit ses visiteurs en demandant soudain : "Où Dieu demeure-t-il ?" Ils se moquèrent de lui : "Qu'est-ce qui vous prend ? s'exclamèrent-ils en riant. Le monde n'est-il pas plein de sa magnificence ?" Mais le Rabbi apporta lui-même la réponse à sa question : "Dieu demeure là où on le fait entrer." Voilà bien ce qui importe en fin de compte : faire entrer Dieu. Mais on ne peut le faire entrer que là où l'on se trouve, là où l'on se trouve réellement, là où l'on vit, où l'on vit une vie authentique. » Buber souligne ici ce qu'il appelle « le mystère de notre existence, la chance surhumaine du genre humain (...) Dieu veut entrer dans son monde mais c'est par l'homme qu'il veut y entrer ».
Faire entrer Dieu n'est jamais que nous laisser rejoindre par lui, là où il est déjà, là où il nous a devancés. Il nous faut donc, pleinement, joyeusement, cordialement, épouser notre vie, faire corps avec elle. Le Christ Jésus l'a épousée une fois pour toutes en son incarnation. Il veut la continuer et achever en chacun de nous, en ce temps-ci, en ce monde-ci, « car c'est ici, à l'endroit même où nous nous trouvons qu'il s'agit de faire briller la lumière de la divine vie cachée » 3.



1. Martin Buber, Le chemin de l'homme, Le Rocher, 1999, pp 10 et 14
2. « Ne vous étonnez point s'il ne raisonne pas bien à présent une mouche bourdonne à ses oreilles c'est assez pour le rendre incapable de bon conseil », Pascal, Pensées, 20 et 44 , Montaigne, Essais, 3,13 et 2,12.
3. M Buber, op at, pp 52 et 55