En effet, si étrange que cela puisse paraître, saint Ignace n’avait pas écrit de traité de vie spirituelle. À la différence de Bonaventure, de Jean de la Croix ou de Thérèse d’Avila, il n’avait pas décrit d’itinéraire spirituel type. Ni les Constitutions de la Compagnie ni les Exercices spirituels ne sont des traités de vie spirituelle. Ignace n’avait même pas fixé le temps que le jésuite doit consacrer normalement à l’oraison quotidienne !

Il faudra attendre au moins 25 ans après sa mort (une génération), pour que certains essayent de formuler par écrit les caractéristiques de « l’esprit » de saint Ignace (nous disons aujourd’hui : sa « spiritualité »). Ainsi l’italien Achille Gagliardi vers 1580. Mais il s’agissait de cahiers qui circulaient à l’état de manuscrits.

La première véritable synthèse est donc celle du P. Lallemant. Celui-ci avait été, à Rouen, maître des novices puis instructeur du « troisième an de noviciat » (année de retraite que les jésuites effectuent au terme de leur formation). Ses conférences avaient été « recueillies » par un de ses disciples, le P. Rigoleuc. Soixante ans après la mort de Lallemant, en 1694, le P. Champion découvrit le dossier et décida de le publier après y avoir mis un peu d’ordre. Il classa les conférences en sept « Principes », censés articuler la vie spirituelle des jésuites telle que l’avait voulue saint Ignace. Son édition a été reproduite par tout le monde, y compris par la collection Christus naissante, en 1959.

Mais plusieurs découvertes importantes ont été faites par les historiens, qui apportent des éclairages nouveaux sur la synthèse de Lallemant. D’abord, il faut rendre à la Doctrine trois importants traités soustraits par Rigoleuc, notamment un remarquable traité sur « la garde du cœur ». Cette restitution modifie le centre de gravité de la Doctrine. La spiritualité ignatienne, telle que la comprenait Lallemant, apparaît désormais comme une mystique de la « docilité au Saint-Esprit » par le « discernement des esprits ». Le discernement n’est plus compris comme une pratique « en temps différé », ainsi qu’il en va dans la revue de journée, mais une pratique « en temps réel » : développement d’un « sentir » spirituel au sein même de la vie et de l’action. La spiritualité ignatienne devient une mystique de la décision, et de la décision libre, non seulement dans le cadre des Exercices (l’ « élection »), mais aussi au fil de la vie quotidienne.

Ce point de vue préfigure étonnamment la compréhension de la spiritualité ignatienne qui tend à s’imposer depuis le milieu du XXe siècle, à la suite des analyses philosophiques du P. Gaston Fessard (La dialectique des Exercices spirituels) : chez Maurice Giuliani et François Varillon comme chez Albert Chapelle. La « spiritualité ignatienne » apparaît de moins en moins comme une spiritualité « particulière », avec des pratiques spécifiques qui la distingueraient d’autres spiritualités, mais comme « une spiritualité évangélique » ou « une spiritualité de la vie chrétienne », pour reprendre les termes du P. Varillon. Ainsi s’expliquerait le paradoxe des Exercices spirituels : considérés par les jésuites comme le cœur de leur spiritualité, ils sont en même temps proposables à des laïcs, des prêtres, des religieux, contemplatifs ou apostoliques, qui témoignent du profit qu’ils y ont trouvé sans jamais avoir eu l’impression d’avoir fait une cure de spiritualité ignatienne !

Il apparaît par ailleurs que, contrairement à ce qu’on a toujours cru, c’est Lallemant lui-même que nous lisons, et non une amplification due à son disciple Rigoleuc : celui-ci a probablement et tout bonnement recopié les papiers de son maître.

La nouvelle édition de la Doctrine spirituelle du P. Lallemant dans la collection Christus, « édition augmentée », tient compte de ces découvertes et des nouveaux éclairages qu’elles apportent sur la tradition spirituelle ignatienne.


 

Louis Lallemant, Doctrine spirituelle, DDB, Paris, Bellarmin, St-Laurent, coll.Christus,  nouvelle édition augmentée, établie et présentée par Dominique Salin, s.j