Parmi les "distractions" que lui causent les affaires où il est engagé et ses propres luttes intimes, Favre maintient fermement son âme à la recherche de Dieu aimé pour lui-même. Il découvre que, pour rester uni à dieu, il faut "entrer" en lui et, par le même mouvement de l'amour, "sortir" vers le monde devenu le "pâturage" de Dieu. Alors est réalisée l'unité, dans l'ordre et dans la paix.

Béni soit le Seigneur, qui a tant de chemins pour nous amener peu à peu (puisque nous ne pouvons y bondir) à la connaissance parfaite de lui-même ! Mais auparavant combien faut-il de craintes, de tristesses, de répugnances, dont sont l'occasion toutes les créatures infirmes où ne se trouve pas notre paix, - bien qu'elles soient le moyen pour monter jusqu'à l'amour de Dieu. Une fois qu'on est rentré pleinement dans cet amour, on est heureux, parce que, accédant à la paix, " on entre et on sort" et "on trouve des pâturages" (Jn., 10, 9) au dedans comme au dehors : si bien que, lorsqu'on a découvert cette nouvelle route qui part de l'amour, on peut "regagner son pays" (Mt., 2, 12), d'où l'on était venu par une route semée de craintes et de dangers jusqu'à l'amour de Dieu Très Haut. Avant cet amour, on ne pouvait que monter et tenir haut son regard ; mais dès qu'on est entré dans l'amour cordial de Dieu, alors on peut s"élever toujours dans cet amour, pénétrant chaque jour davantage en Dieu ; on peut aussi descendre avec plus de sécurité vers les autres, pour les voir, pour les entendre, etc.

Après la messe et l'action de grâces, comme je revenais à travers le quartier jusqu' à la maison, je sentis une assez grande grâce : je me rappelais dans le détail la messe que je venais de dire, et j'y revenais par la pensée, en méditant doucement chaque partie. Je me sentis encouragé à faire ainsi travailler ma mémoire sur mes exercices spirituels, et je faisais une demande au Seigneur : moi qui suis souvent distrait, du fait que mémoire et attention se reportent vers d'autres exercices, vers des affaires, des actions, des conversations, des pensées qui ne tendent pas immédiatement à Dieu, que je puisse au contrairre revenir sur les oraisons et les contemplations spirituelles, par une sorte d'adhésion ardente. J'espère que cela viendra, le jour où mes affections et mes actions seront aussi ordonnées qu'elles sont désordonnées pour le moment. Désordonnées, oui, en ce que je m'attache et m'affectionne trop à ces choses qu'il ne faut pas aimer de tout son coeur, de toute son âme, de tout son esprit, de toutes ses forces, partout et toujours, tout le reste accédera alors à cet ordre tranquille qui est la paix, tout le reste suivra sans troubler ni l'intelligence, ni la mémoire, ni la volonté, ni rien au monde. Mais ce sera dans la partie des bienheureux vers laquelle nous montons chaque jour.

Les désirs conçus dans l'oraison acheminent à l' "action bonne", c'est-à-dire entreprise dans l'Esprit-Saint. L'amour affectif veut devenir effectif. Prière et action se soutiennent ainsi mutuellement ; dans l'une et dans l'autre, il s'agit d' "avoir le Christ" ou l'Esprit du Christ.

Réfléchissant aux façons de bien prier et de bien agir, et aussi à la manière dont les bons désirs de l'oraison acheminent et disposent à l'action bonne, et inversement l'action bonne aux bons désirs, je notai ce que j'avais clairement senti : celui qui part l'esprit cherche Dieu dans l'action bonne le trouvera mieux ensuite dans l'oraison. Je dis que la chose est fréquente, à condition d'avoir d'abord cherché principalement dans l'oraison pour trouver ensuite dans l'action. C'est pourquoi celui qui cherche et trouve l'esprit du Christ dans les actions bonnes, celui-là fait un profit plus solide que celui qui s'adonne à la seule oraison. Avoir le Christ dans l'action ou l'avoir dans l'oraison correspondent donc souvent à l'avoir de façon effective ou de façon affective. Il faut donc tâcher de te briser et de te mortifier toi-même, de t'unifier et de te disposer à entreprendre toute sorte d'actions bonnes ; tu sentiras souvent que c'est la meilleure préparation à l'oraison mentale. Que ta vie tienne donc de Marthe et de Marie ; qu'elle s'applique à l'oraison et aux actions saintes ; qu'elle unisse en un mot la vie active et la vie contemplative, et de telle sorte que, si tu exerces l'une pour l'autre et non pas (comme il arrive souvent) pour elle-même, c'est-à-dire si tu cherches l'oraison comme un moyen d'une action meilleure, ou inversement l'action pour l'oraison. Il en serait autrement de celui qui mène une vie purement contemplative, dont le but est de s'exercer à amasser les trésors de la connaissance et de l'amour de Dieu, et qui n'a pas à demander de façon aussi universelle les grâces nécessaires à ceux qui sont dans l'action.

Ces derniers, en effet, ont bien des rôles à jouer, ils sont chargés de bien des tâches qui exigent de l'apôtre toutes sortes de vertus. Il leur est faceile de voir, grâce à leur action elle-même, d'innombrables besoins (y compris leurs besoins personnels) qui requièrent la force de Dieu, son onction et l'influx de tous ses dons. Et non pas seulement pour eux, mais aussi pour le prochain auquel ils s'intéressent ; pour le secourir et l'aider, nous avons besoin de beaucoup de clarté spirituelle, dans nos yeux, nos oreilles et tous nos sens. C'est donc vers cela qu'il faudra diriger nos oraisons, plus souvent qu'il ne faudra diriger notre action vers l'oraison comme vers sa fin. On doit s'appliquer non seulement à chercher l'esprit du Christ pour les choses purement spirituelles, comme sont la contemplation et l'oraison mentale, affective, afin de les bien et très bien faire, mais tâcher de toutes ses forces de le trouver aussi dans l'action extérieure, dans les prières vocales, dans les entretiens particuliers, dans les sermons.

Tandis que j'entendais une confession générale, je reçus une grande lumière sur ce que c'est que faire miséricode envers les vivants et les morts ; si bien qu'en y songeant, brusquement, je me trouvai en larmes, sans cesser pourtant d'être attentif à la confession, de mon pénitent. Je compris encore, au cours de ces réflexions, combien faire miséricorde est un moyen efficace de trouver pour nous la miséricorde de Dieu, et comme il est facile d'avoir en Dieu un gracieux donateur, si nous nous donnons nous-mêmes gracieusement, nous et ce qui est à nous. Certains, fort occupés à prier, ne trouvent point parfois ce qu'ils voudraient pour leur consolation spirituelle, parce qu'ils n'ont pas la miséricorde spirituelle pour leur prochain. Et certains, par contre, s'occupent si bien du salut des autres purement pour Dieu que, sans la chercher beaucoup, ils trouvent de la part de Dieu grande indulgence, non seulement pour le pardon et la rémission de leurs pêchés, mais aussi pour l'obtention de ses dons variés.

En s'"ouvrant" à Dieu, on s'ouvre aussi à l'action et l'action elle-même s'ouvre à l'apôtre. Ouverture, épanouissement, dilatation : autant d'images sur lesquelles Favre revient souvent pour suggérer l'harmonie spirituelle créée par cette union de la prière et de l'action.

Tandis que je disais l'office de saint Etienne, pape et martyr, dont le chef est conservé avec vénération dans l'église de Spire, je sentis de grands désirs, et avec beaucoup de foi et d'espérance en leur réalisattion ; celui, par exemple, que le pape saint Etienne daignât lui-même, le premier, nous ouvrir quelques accès aux choses spirituelles. Et je lui parlais en ces termes : "Bienheureux père, et tout sanctifié dans la vérité, faites par vos prières que l'action dont je dois m'occuper s'ouvre pour moi.' Ce qui revenait à dire : "Il ne suffit pas que je m'ouvre, moi, et me dispose aux oeuvres de la moisson de Jésus-Christ ; il faut aussi que les oeuvres, de leur côté, s'ouvrent à moi, et qu'elles soient disposées pour moi, par la grâce de Dieu."

Pendant que je communiais à la Messe, j'eus un autre désir : avec grande dévotion, je souhaitais - et demandais - que le sacrement très saint daignât faire de moi son instrument docile, celui de sa Mère, celui de tous et chacun des Anges, de tous les saints, de toutes les âmes du Purgatoire, et de n'importe quel vivant ; un instrument avec lequel chacun pût agir à son gré. De toute façon, en ce jour, je me suis offert à tous. Fasse le Christ que je puisse réaliser ce que j'ai offert, que je puisse être à tous, et non pas seulement être, mais aussi vivre et agir pour tous, et à la place de tous, pour la louange de Dieu et pour le salut de tous les vivants et de tous les morts !

Le jour des sept Frères de l'Ordre des Mineurs, tandis que je célébrais, je sentais une certaine crainte que la charité ne s'assombrît en mon coeur, et qu'il ne se resserrât au lieu de s'épanouir à l'égard de quelques personnes dont les défauts me venaient à l'esprit; et je reçus alors cette réponse au dedans de moi : "Crains plutôt que le Seigneur que tu vois devant toi, ne te ferme pas son coeur, un coeur tout de joie, et que ton coeur ne se resserre pour lui et ce qui est à lui. Car si tu restes bien épanoui pour Dieu, et lui pour toi, tout le reste semblera aisément ouvert pour toi, et toi pour le reste. Cherche donc la pure dévotion envers Dieu et ses saints; et tu trouveras aisément ce qu'il faut pour le prochain, quel qu'il soit, ami ou ennemi. Quand l'esprit "principal" (Ps., 50, 12), saint, droit et bon, se trouve là, il y a aussitôt avec lui la dévotion, et avec la dévotion les autres biens que j'ai dits, surtout l'épanouissement du coeur en face de toutes les choses et de tous les hommes.

Le mouvement est unique, qui va de l' "affection" par laquelle l'Esprit-Saint fait "sentir" les choses de Dieu à la parole et à l'oeuvre par lesquelles l'apôtre veut, sous sa motion, communiquer ce qu'il a reçu. 

J'avais bien eu déjà un autre désir, celui que le Seigneur daignât me diriger selon son bon plaisir quand il s'agit d'exprimer les choses que j'ai senties sous la dictée du bon esprit, pour moi ou pour les autres.

Car souvent je parle, j'écris, j'agis, sans rechercher l'esprit dans lequel j'avais d'abord conçu. Il m'arrive, par exemple, d'exprimer dans un esprit apaisé et joyeux, et avec charme extérieur, ce que j'avais d'abord senti dans un esprit de componction et avec des gémissements spirituels. Celui qui écoute en profite donc moins, car l'esprit dans lequel ces choses sont dites n'est pas aussi bon que celui dans lequel je les avais reçues. Je demandais donc au Seigneur de bien vouloir m'accorder sa grâce pour que, dans l'enfantement et la croissance de l'action, dans la parole ou le travail de la plume, l'esprit fût le même que dans la conception. Ce qui arrivera quand il y aura le même esprit dans l'affection, la pensée, la parole et l'oeuvre. Je concluais qu'il fallait imiter notre Docteur et notre Maître et la façon dont il parle : imiter l'Esprit-Saint, autant que cela est possible, et, lorsqu'il nous donne de sentir certaines choses avec des larmes, nous efforcer de les dire - ou de les écrire - avec des larmes, en désirant édifier l'auditeur de la façon dont l'Esprit nous édifie lui-même quand il nous enseigne ou nous fait sentir.

Il me vint alors une intelligence particulière de ce texte : "Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert", et de cet autre : "Il vint en esprit dans le Temple", où l'on perçoit un sens particulier de l'Esprit qui meut la personne à agir, à parler, etc., en ne la laissant pas à son sens humain et personnel.

Il faut s'efforcer de voir toutes choses en Dieu, et d'agir avec Dieu qui contient et meut tout ce qui est créé.

Il faut venir au Créateur, au moins en tant qu'il est, qu'il vit et qu'il agit dans les créatures. Mais il ne faut pas s'arrêter là ; il faut chercher Dieu en lui-même, et à part, au-dessus de toute créature, et en dehors (sans l'exclure toutefois d'aucune créature !), et au-dessous. Il arrivera alors que les créatures seront toutes connues en lui, d'une façon beaucoup plus parfaite qu'elles n'auraient été connues en elles-mêmes ; que dis-je ? d'une façon plus parfaite qu'elles n'existent en elles-mêmes. Oh ! puisse-t-elle bientôt venir, l'heure où je ne regarderai ni n'aimerai aucune créature hors de Dieu, mais où plutôt en toutes créatures je regarderai et aimerai Dieu, ou du moins je le crainderai ! Qu'il y ait ainsi pour moi une ascension, jusqu'à le connaître en lui-même, et en lui toutes choses, enfin, de façon que pour l'éternité il me soit tout en toutes choses !

Dans l'octave de la Pentecôte, je sentis une grande dévotion à demander l'un après l'autre les dons de l'Esprit-Saint, considérant combien importent le don ou l'esprit d'intelligence, l'esprit de sagesse, l'esprit de crainte, de science, de conseil, de piété et de force. C'est lui, l'Esprit-Saint, qui remplit toutes choses, et en qui sont toutes choses, et en qui elles vivent, et en qui elles se meuvent, de façons si diverses et saintes. Je sentis que c'était quelque chose de grand, et une très grande grâce, que d'avoir la faveur de celui qui est le principe, le milieu et la fin de toutes choses, à la fois si grand et si intérieur à elles.