On a encore peine à réaliser qu'à leurs débuts les temps modernes se soient avant tout exprimés en espagnol. En effet, alors que l'Espagne venait à peine de recouvrer son intégrité territoriale après sa victoire sur les Maures à Grenade en 1492, elle se retrouva en l'espace de vingt ans à la tête de « l'Empire où le soleil ne se couchait jamais » 1. Deux ans avant son couronnement (1519), Charles-Quint n'a pu que choisir Madrid comme centre névralgique de son royaume, d'autant que la mission évangélisatrice inattendue des terres américaines conférait à l'Espagne un caractère de « peuple élu » dont l'Empereur serait en quelque sorte le « messie ». Si l'on considère l'autonomie de l'individu comme la caractéristique majeure des temps modernes, on peut alors dire que l'Espagne en fut à double titre la première expérimentatrice :
• A travers la découverte de l'Amérique, de nouvelles civilisations et géographies inhabituelles face auxquelles chacun dut faire appel à ses seules ressources, étant à mille lieues de tout point d'ancrage traditionnel : dans le grand isolement où se trouvaient conquistadores, religieux et simples colons, c'est un fait remarquable, même si cela en conduisit beaucoup aux pires exactions ;
• A travers la découverte — parallèle à celle de l'Amérique — du monde intérieur comme donné à tout baptisé, chacun étant renvoyé à sa propre solitude devant Dieu : face aux fonds et tréfonds d'un antique héritage spirituel à renouveler, le besoin de repères, de méthodes, se fit que plus que jamais sentir.
Une prodigieuse aventure mystique put dès lors commencer.
 

UN CLIMAT AGITÉ ET EXALTANT


Ainsi, à peine sortie du Moyen Age, l'Espagne dut assimiler, en un laps de temps extraordinairement court, la plupart des idées renaissantes provenant du reste de l'Europe. Pour l'y aider, il fallut compter sur l'intervention d'un homme providentiel : Francisco Jiménez de Cisneros (1436-1517). Nul mieux que lui n'eut le sentiment que l'Europe vivait un moment spirituel majeur ; nul mieux que lui n'eut autant les moyens d'en tirer les conséquences ; nul mieux que lui n'usa de son influence pour mettre en oeuvre les grandes intuitions de son temps.
 

L'empreinte de Cisneros



Entré très tôt chez les franciscains, confesseur de la reine Isabelle la Catholique, puis provincial de son Ordre en Castille, archevêque de Tolède en 1495, inquisiteur général en 1507, régent du royaume à deux reprises, Cisneros meurt au moment où Charles-Quint s'installe en Espagne et huit jours avant l'affichage des thèses de Luther.
Cisneros résume à lui seul le grand élan réformateur de l'Eglise. Il arrive dans un contexte spirituel où se fait jour une nouvelle inquiétude : de plutôt collectif au Moyen Age, le salut est désormais massivement perçu comme individuel. Or les Ordres mendiants apparaissent, contrairement au clergé diocésain et aux moines (on les estimait aussi corrompus que les Médicis au Vatican), comme les vrais représentants de l'idéal chrétien par leur attachement radical à l'Evangile. Enjeu considérable, car les milieux religieux, à cette époque, représentaient