Toutes nos décisions, petites ou grandes, devraient être un lieu de la rencontre avec Dieu, en d’autres termes, de conversion. Dans cette perspective, il n’y a pas de décision qui ne soit d’importance. Être mus par un grand désir de voir nos vies s’ordonner, voici donc la condition pour tirer pleinement profit de la démarche des Exercices spirituels.

L’acte essentiel d’une existence humaine, c’est de se décider. En latin, decÄ«dere (avec un i long sur la deuxième syllabe) signifie «détacher en coupant», « couper », « retrancher ». Maurice Blondel a bien exprimé la perte inhérente à tout choix : « On ne marche, on n’apprend, on ne s’enrichit qu’en se fermant à toutes les voies, sauf une, et qu’en s’appauvrissant de tout ce qu’on eût pu savoir et gagner autrement. »  La décision est la mise en oeuvre de ce que nous avons de plus précieux, de spécifiquement humain, notre liberté : ce lieu où, comme dit Edith Stein (sainte Thérèse Bénédicte de la Croix) nous pouvons « rassembler tout notre être et nous décider ». Une existence humaine n’a de valeur que celle de ses décisions. Tout le reste n’est que de la bourre de remplissage, dit le père François Varillon.

Une école de décision

Les Exercices spirituels sont une école de décision. Leur titre (n° 21) le dit bien : « Exercices spirituels pour se vaincre soi-même et ordonner sa vie sans se décider en raison de quelque affection qui serait désordonnée ». La décision apparaît comme l’acte central, entre deux termes opposés : ordonner sa vie en se libérant des attachements désordonnés.

Les quatre semaines des Exercices s’articulent autour d’une décision vitale qu’Ignace appelle l’élection. Elle occupe une position centrale, en fin de deuxième semaine : d’abord préparée par l’expérience du salut faite en première semaine, amorçant le détachement des passions désordonnées pouvant la fausser, et la contemplation aimante du Sauveur en deuxième semaine, puis confirmée par Dieu lors de l’offrande que lui a présentée le retraitant en troisième semaine (en union avec la passion du Christ) et en quatrième semaine (dans la joie de la résurrection du Christ). L’offrande de la décision s’intègre dans le mystère pascal :

"Ces décisions humanisantes, il est rare qu’elles ne soient pas des sacrifices, des morts à l’égoïsme, on ne peut pas se donner et se garder pour soi. Tout le monde sait par expérience qu’il n’y a pas de vie humaine humanisante authentique sans sacrifice. Mais ce que les incroyants ne savent pas et que, nous, nous devons savoir (puisque c’est pour cela que nous sommes chrétiens), c’est que chacune de ces décisions humaines humanisantes qui font mourir en quelque sorte notre égoïsme est un passage à la vie divine, chacune de ces morts partielles est une nouvelle naissance. C’est la décision qui a une structure pascale, une structure de mort et de résurrection."

Les deux dernières semaines offrent ainsi la durée nécessaire à la confirmation de la décision, Dieu signifiant qu’il l’agrée par la paix qu’il donne. Le Directoire des Exercices est un guide pour ceux qui donnent les Exercices. Il a été rédigé en plusieurs étapes par des auteurs successifs, mais, au départ, sous la supervision d’Ignace, pour être publié par un de ses successeurs, le père Claudio Aquaviva, en 1599. Or le livret consacre 24 pages, sur un total de 106 (dans l’édition française du père Édouard Gueydan), soit près d’un quart, à la manière de guider l’élection. C’est là un indice révélateur de l’importance de cette décision vitale dans les Exercices.

Le désir de se convertir

L’élection vise sans doute en premier lieu le choix d’un état de vie, en particulier celui de la vie consacrée ou du mariage. D’où le nom de « retraite d’élection » pour les retraites aidant à faire ce choix. Mais les Exercices (au n° 189) prévoient une autre forme d’engagement pour amender et réformer sa propre vie et son état, à l’intention de ceux qui n’ont pas à changer de statut, mais éprouvent le désir de se réformer. Dans les deux cas, il s’agit d’une décision de conversion radicale. 

"Pour Ignace, le « discernement des esprits » est mis au service de la décision, c’est-à-dire de l’acte libre par lequel l’homme engage sa vie et la maintient fidèle tout au long de son existence, quelles que soient les conditions de vie. Nous touchons là un point où se manifeste le plus clairement l’originalité de la spiritualité ignatienne, résumée par son auteur au début des Exercices : « Chercher et trouver la volonté de Dieu dans la disposition de sa vie » (première annotation, n° 1). Sans doute y a-t-il des moments où s’impose la nécessité d’un choix de grande importance. Mais, dans l’ordre de la fidélité à Dieu seul, il n’y a pas de petites décisions. Tout acte libre est le lieu de la rencontre avec Dieu."

Si telle est bien la visée essentielle des Exercices, il va de soi que l’une des premières conditions pour s’y engager avec profit, c’est d’être poussé par un profond désir de conversion, de changement de vie. Il ne paraît pas superflu d’en avertir clairement ceux et celles qui demandent de faire les Exercices. La difficulté peut en effet survenir avec des retraitants heureux de faire une « halte spirituelle » ou, pour des religieux et religieuses, de se soumettre à l’obligation de la « retraite annuelle » ou à l’épreuve obligée d’un parcours initiatique conduisant aux voeux, sans pour autant éprouver le désir de changer quoi que ce soit dans leur vie… Ignace ne proposait pas les Exercices au tout-venant, mais à des personnes animées par un désir fort, une ferme détermination de conversion. Même Pierre Favre et François Xavier (« la pâte la plus difficile qu’il ait jamais eue à manier ») ont attendu trois ou quatre ans avant de se lancer dans cette aventure. Le désir de conversion, lié à l’intime conviction de notre impuissance à y parvenir par nous-mêmes, voilà la condition de base pour laisser Dieu agir en nous.

Recevoir notre décision

Comment aider le retraitant à laisser mûrir en lui cette décision, à la « prendre » en la « recevant » ? Au début de la retraite, il semble opportun de signaler au retraitant que le parcours est orienté vers une décision de conversion, une décision vitale. Le retraitant est ainsi invité à être attentif à recueillir tous les signes que Dieu va lui faire pour lui indiquer ce qu’il attend de lui.

À mi-chemin de la retraite, qu’il s’agisse des Trente jours ou de sa version condensée en huit jours, celui qui donne les Exercices demande au retraitant de se préparer à la décision vitale en relisant les notes prises depuis le début de la retraite, pour recueillir les appels perçus. Quel visage du Christ, quel « mystère » de sa vie, quel saint ou sainte m’attirent davantage ? Quel appel de notre monde me touche davantage ? Quel est le meilleur que Dieu a mis en moi et qu’il m’appelle à laisser se déployer: ma grâce personnelle, mon charisme propre ? Les moments et les relations qui me rendent le plus heureux ? Quel est l’obstacle principal ou quels sont les obstacles principaux à l’action de Dieu, tels que j’ai pu les repérer dans la première étape du péché pardonné ? Quel changement Dieu attend-il de moi dans ma manièrede me comporter avec les autres ? Il convient pour le retraitant de mettre ses réponses par écrit.
Un ou deux jours après, le retraitant pourra être invité à prendre une heure de prière où il suivra la procédure habituelle des oraisons. Après avoir contemplé un moment une scène évangélique comme Jésus appelant Pierre à venir vers lui en marchant sur les eaux, ou à aller en eau profonde pour jeter le filet, le retraitant pourra rédiger sous forme d’une prière adressée au Père ou au Christ sa «décision vitale» : son engagement déterminé à réorienter sa vie dans tel ou tel sens, à faire les pas en avant que le Seigneur attend dans la manière de se comporter, en mentionnant quelques points concrets de conduite significatifs de cette orientation. 

Loin d'un volontarisme

Attention ! Il ne s’agit pas d’élaborer dans l’imaginaire un programme de perfection, bâti de façon volontariste et orgueilleuse. Le «davantage» des Exercices n’est pas d’ordre quantitatif (plus de prières, plus de choses à faire) mais qualitatif. C’est une réponse à un appel de fonds pour mieux se laisser conduire par l’Esprit. Plutôt que de « résolutions de retraite », risquant de n’être que le produit d’un effort volontariste vite retombé, c’est une réorientation de tout l’être, dans la ligne de ma vocation unique.

"À son niveau le plus profond, « la volonté de Dieu dans l’arrangement, la disposition, l’orientation de ma vie pour le salut », c’est le caractère vraiment unique de ma personne, le « nom » par lequel Dieu m’appelle, mon « Moi vrai et profond », « ma vocation personnelle » comme je l’ai nommée. Car le sens authentique de l’« élection » dans le processus et la dynamique des Exercices ignatiens est la prise de conscience, dans une liberté intérieure croissante, du plan de Dieu sur moi, en sorte que je puisse l’accepter profondément dans ma vie et que je le vive fidèlement et généreusement."

Après avoir été rédigée de façon concise, cette décision sera offerte à Dieu, en lui demandant de bien vouloir la « confirmer » par la paix reçue. Elle pourra aussi être présentée à l’accompagnateur et faire l’objet d’un échange avec lui, puis être écrite au dos d’une image pour en garder mémoire, comme une stèle posée dans le désert par les patriarches pour marquer leur rencontre avec Dieu… Le paradoxe de cette décision, c’est celui même de la liberté du Fils, telle que le quatrième évangile nous la présente constamment : jamais autant elle-même que lorsqu’elle se reçoit du Père. Celui qui ose se présenter comme le « Je suis » divin est le même qui affirme qu’il ne fait rien de lui-même, qu’il ne dit que ce qu’il a entendu auprès du Père. Il en va de même pour nous : notre décision n’est jamais autant nôtre que lorsque, libres de tout attachement désordonné, nous la recevons de Dieu. Et c’est de lui seul, qui nous l’a inspirée, que nous attendons la force pour la réaliser.