Convalescent, âgé et malmené après de sévères réparations chirurgicales, me voici, aux heures du crépuscule déambulant le long des interminables couloirs du CHU de la grande ville. Je pousse lentement devant moi la « potence » (la bien nommée !) des perfusions nourricières. Le calme a succédé aux activités frénétiques de l'usine à santé. Quelques blouses blanches se faufilent de cellule en cellule pour répondre aux appels de détresse. L'espace de la réflexion s'ouvre devant moi. Au rythme d'un pas qui se réassure, lentement, les étapes et les épisodes de ma longue vie, depuis mon enfance, affleurent à ma mémoire. La prodigalité de mon passé resurgit. Tous les cadeaux reçus, tout le bien accompli, mais aussi le gâchis du parcours. Et pourtant : « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien. Tout cela est en arrière... Car ma vie, aujourd'hui, commence avec moi... »
Mon passé révolu, socle de mon présent, balise le chemin des deuils à consentir. Il faudra renoncer au ski et au tennis, aux activités du soir trop fréquentes, aux voyages lointains, et même accepter l'évaporation de certains noms propres hier encore familiers. « C'est alors qu'arrivent les années dont tu diras : je ne les aime pas (...), le temps où se courbent les hommes vigoureux, quand se taisent toutes les chansons, quand on redoute la montée et qu'on a peur des frayeurs du chemin (...), tandis que l'homme s'en va vers sa maison d'éternité » (Qo 12,1-5). Le temps de la suprême pauvreté ! C'est un aspect de cette saison de la vie. Ce n'est pas le seul. Nos sociétés modernes insistent trop sur ces diminutions. D'autres cultures, en Afrique ou en Asie, plus près de nous aussi, dans la tradition judéo-chrétienne, soulignent les richesses, les fécondités et les potentialités du grand âge. La première partie de ce développement inventorie ces richesses en prenant appui sur l'Ecriture notamment. Le grand âge est celui de la mémoire, garant des continuités, celui qui inspire le respect sans lequel le « vivre ensemble » n'est plus possible. Celui de Y accomplissement, de la joie et de l'action de grâce. Celui de la sagesse et du conseil.
Sagesse, oui, mais à certaines conditions pour ne pas rater sa vieillesse. Il faut préciser ces conditions. Ce sera la seconde partie de ce développement. Comment consentir activement aux mutations nécessaires pour vivre au présent et en capter l'humble réel, même s'il apparaît restreint ? Comment s'accepter tel qu'on est pour que l'événement soit avènement ? Comment savoir pardonner et se pardonner pour ne pas traîner derrière soi le cancer des amertumes ? Comment trouver toujours et partout l'humble chemin de l'amour ? En fin de compte, comment vivre notre vérité de baptisés, plongés dans la mort du Christ ressuscité ?


LES ATOUTS DU GRAND ÂGE


Moïse, au cantique du Deutéronome, exalte la place des anciens. Ce sont eux qui relatent les merveilles de Dieu aux générations successives : « Rappelle-toi les jours d'autrefois, considère les années, d'âge en âge. Interroge ton père, qu'il te l'apprenne ; les anciens, qu'ils te le disent. Quand le Très Haut donna aux nations leur héritage » (32,7-8).


La mémoire des anciens


Le mémorial des dons de Dieu et de ses bienfaits ne doit pas tomber dans l'oubli. Il enracine le peuple dans sa foi et dans sa consistance intérieure. Le thème est souvent repris, dans les Psaumes par exemple : « Nos pères nous ont raconté l'oeuvre que tu fis de leurs jours, aux jours d'autrefois » (44,2). Au buisson ardent, Yahvé s'était présenté comme le Dieu des pères, « le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob » (Ex 3,6). Ce sont eux, les patriarches, qui légitiment la foi d'Israël. Ils transmettent l'héritage
Rôle capital, sous peine de voir les jeunes générations flotter au gré de toutes les dérives. Nos sociétés le vérifient à l'évidence On a ainsi vu un récent ministre de l'Education nationale, peu suspect de bigoterie, prôner une meilleure connaissance du passé chrétien de notre pays. Non pas en vue de créer l'uniformité du groupe humain, mais pour que chacun puisse se situer et s'enraciner dans un présent qu'il reconnaisse. « De façon paradoxale, en transmettant ce qu'il a reçu, le vieillard dessine le présent : dans un monde qui exalte la jeunesse éternelle, sans mémoire et sans avenir, cet élément donne à réfléchir » 1. Cet aspect justifie le respect dû au vieillard, garant d'une société bien établie : « Tu te lèveras devant une tête chenue, tu honoreras la personne du vieillard » (Lv 19,32). Et surtout celle de tes parents : « Honore ton père et ta mère, comme te l'a commandé Yahvé ton Dieu, afin que se prolongent tes jours et que m sois heureux sur la terre que Yahvé ton Dieu te donne » (Dr 5,16). Le respect des parents se présente comme un vecteur de bonheur, de réussite et de longévité. Comment nier que ce soit là un lieu d'examen de conscience dans notre monde actuel ?

Le temps des accomplissements



Nous pouvons porter sur notre parcours un double regard : celui de la déception (« j'aurais pu faire mieux et plus »), mais aussi, à l'inverse, celui de l'émerveillement devant ce qu'il nous a été donné de vivre et de continuer à vivre encore. Ainsi les Psaumes : « Dans la vieillesse encore, ils portent du fruit, ils restent frais et florissants » (92,15) ; « Bénis Yahvé, mon âme... Il rassasie de biens tes années et comme l'aigle se renouvelle ta jeunesse » (103,6). Depuis Abraham et Sara jusqu'à Zacharie et Elisabeth, Syméon et Anne, la prodigalité divine se manifeste au profit de personnes âgées. Non pas le temps des grands desseins et des projets ambitieux, mais celui de la récolte et de l'engrangement. Arrêt sur image. Le moment du bilan. Nous sommes conduits à la repentance, certes, mais sans retour morbide sur soi. Nous croyons au pardon et nous présentons au Seigneur notre corbeille de fruits.
C'est le sentiment qui prédomine quand nous célébrons le sacrement des malades, surtout en communauté. Il s'y vit un moment de grande pacification, de remise de soi dans la confiance et la paix : « Ma vie n'a pas été parfaite, loin de là, mais la miséricorde du Seigneur est sans mesure, le cœur de Dieu est plus grand que notre cœur. » J'offre au Seigneur les balbutiements de mes amours, de mes peines et de mes joies, et je croise son regard avec confiance en me souvenant aussi de la petite phrase du Curé d'Ars : « S'il n'y a rien après, je serai bien attrapé, mais je ne regretterai pas d'avoir cm à l'amour ! » Et nous rejoignons, humblement mais en vérité, l'attitude de Jésus en croix : « Tout est accompli. » Le constat de la mission achevée. Faut-il être Jésus pour « remettre son esprit » dans une telle paix ? Nous sommes en droit de solliciter quelques petites parcelles de cette grâce pour « finir notre vie comme on finit un ouvrage, pour sentir vivre en soi sa propre mort » (Pierre Emmanuel).
Nous étions réunis autour du lit d'une de mes parentes, au tout dernier moment, après le sacrement des malades. Une de mes sœurs pleurait. Très calmement, la mourante l'a reprise : « Ne pleure pas. J'ai fait mon temps. Laissez-moi maintenant me recueillir. » Fil ténu des permanences humaines depuis le temps des patriarches : « Abraham expira, il mourut dans une vieillesse heureuse, âgé et rassasié de jours, et fut réuni à sa parenté » (Gn 25,8).

La sagesse des ans


La vieillesse « est l'époque privilégiée de la sagesse, qui est en général le fruit de l'expérience, parce que "le temps est un grand maître". On connaît la prière du Psalmiste : "Apprends-nous la vraie mesure de nos jours : que nos cœurs pénètrent la sagesse" (Ps 90,12). » Ainsi parle Jean-Paul II 2. Et, dans le même document, le pape rappelle aux jeunes le Livre de Siracide : « Ne néglige pas le discours des vieillards, car eux-mêmes ont appris de leurs pères » (8,9) ; « Tiens-toi dans l'assemblée des vieillards ; y a-t-il quelqu'un de sage ? Attache-toi à lui » ; « Quelle belle chose que la sagesse des personnes âgées ! » (25,5).
Le roi Roboam le sait : « Il prend conseil des anciens qui avaient assisté son père Salomon » (1er 12,6), et mal lui en prendra de ne pas écouter ces conseils et de leur préférer ceux de ses jeunes compagnons ! Le temps, l'expérience la relecture des événements, privilèges de l'âge sont des vecteurs de discernement. Nos contemporains le sentent. Ils sollicitent de plus en plus le conseil de l'« accompagnateur » formé à ce genre de présence aux autres sur la base du respect, de l'attention et de l'ouverture d'esprit. L'âge est tout le contraire d'un handicap en ce domaine : il permet une grande liberté d'attitude, de jugement et de parole
L'enfant, dans sa fraîcheur, interroge le vieillard du regard. Il est en connivence avec lui, souvent fasciné par ce qu'il pressent de mystérieux savoir derrière les rides et les lunettes. Aux deux extrémités de la vie ils se rejoignent sur le registre de l'émerveillement et de l'action de grâce : l'enfant par anticipation, le sage par étonnement. Et la louange trouve son essor. Regardez, par exemple les vieillards de l'Apocalypse tels qu'on les voit notamment à la basilique de Moissac, « vêtus de blanc, avec des couronnes d'or sur leurs têtes (...), tenant chacun une harpe à la main (...), ils chantent un cantique nouveau (...) en se prosternant devant celui qui siège sur le trône (...) et en l'adorant » (4,5 ; 5,8-9,14). Il y a dans toute sagesse une invitation à l'adoration.
Encore faut-il obtenir cette pente de l'esprit et la cultiver, car la sagesse n'est pas un dû, elle est un don. On peut passer à côté comme l'expérimentent les anciens confrontés à Job : « Il ôte la parole aux assurés, il ravit le discernement aux vieillards » (12,20). A l'inverse le jeune Salomon le savait : « Je suis un tout jeune homme, je ne sais pas agir en chef... Donne à ton serviteur un cœur plein de jugement pour gouverner ton peuple, pour discerner entre le bien et le mal. » La demande agrée aux yeux de Yahvé : « Parce que tu as demandé cela, que tu n'as pas demandé pour toi de longs jours, ni la richesse (...), voici que je fais ce que tu as dit : je te donne un cœur sage et intelligent » (1er 3,11-12). Reste à voir à quelles conditions le don de Dieu sera orchestré par le candidat à la sagesse.


LES CONDITIONS DE LA SAGESSE


Non point se résigner aux diminutions, mais y consentir. Savoir accepter les « trans-formations » au-delà de la seule estime des « formes » précédentes. Pour devenir autre, il faut accepter de voir mourir ce qui a précédé. Le grain de blé, seul dans son grenier, sèche et meurt. Il doit pourrir pour germer. Ainsi, prendre de l'âge devrait être considéré comme un cadeau nous permettant de mieux apprécier qui nous sommes : pas seulement un corps dont la loi inéluctable est de se désagréger, mais un vivant convoqué vers d'autres rivages. « Il vous faut abandonner votre premier genre de vie, dépouiller le vieil homme (...), pour vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement et revêtir l'Homme Nouveau » (Ep 4,22-24).

Consentir aux mutations


Cela implique qu'il faut vivre pleinement le moment présent. Certes, le retour en arrière peut ranimer d'heureux souvenirs, mais il peut aussi engendrer le poison des regrets et de la culpabilité. Prudence donc dans la réminiscence, mais aussi dans la projection vers le futur qui peut mobiliser l'activité mais également développer en nous la peur de l'échec. Le passé est un chèque périmé. Le futur, une promesse aléatoire. C'est le « sacrement du moment présent » qui nous est donné. Dieu nous l'offre comme une invitation à trouver dans l'instant la possibilité d'une plus grande plénitude d'amour. « Aucune créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rm 8,39).
Nous sommes tentés de nous comparer aux autres et de nous déprécier. Se déprécier accélère le vieillissement. Quand on a décidé qu'on ne vaut rien et qu'on n'a plus rien à apprendre, on vieillit mal. C'est l'avortement systématique de tous les possibles. L'humilité ne consiste pas à se minimiser, mais à reconnaître la vérité. Cette vérité nous apprend que si nous sommes faibles, médiocres et pécheurs nous sommes aussi des êtres merveilleux, créés par Dieu au sommet de sa création, capables d'être admirablement co-créateurs avec lui, et surtout ses enfants, ses partenaires, aimés de lui gratuitement. Alors, attention à notre dialogue intérieur ! Ne sois pas trop sévère à ton égard, car on a malheureusement remarqué avec justesse que « si tu parles aux autres comme tu te parles à toi-même, tu risques de n'avoir pas beaucoup d'amis ». Nous avons un « lustre » caché, composé de lumière et de beauté inhérente à notre état de créature préférée de Dieu. Il faut en prendre conscience.

Pardonner et se pardonner


Les ressentiments et les amertumes s'accumulent souvent avec l'âge Entretenir le mécontentement, le reproche, la vengeance et la haine est un processus qui somatise immédiatement et se traduit en pessimisme, en découragement, en apathie en ulcères ! Ces poisons sont des germes de maladie. Si nous n'arrivons pas à minimiser un affront, il nous envahira bientôt et nous tiendra à sa merci. A l'inverse, pardonner est un pouvoir du cœur qui entraîne la guérison. Il libère l'énergie utilisée jusque-là pour entretenir le ressentiment. « Quand m présentes ton offrande à l'autel, si là m te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l'autel, et va d'abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et alors présente ton offrande » (M 15,23).
Mais le plus difficile est encore de se pardonner à soi-même. On voudrait tellement avoir été autrement. L'intransigeance envers soi-même est un envers de l'orgueil. C'est le pire des poisons. Se référer à la miséricorde du Seigneur vis-à-vis de ses enfants, y compris de soi-même, est le meilleur remède offert au chrétien pour se sortir de ce danger mortifère.


S'ouvrir aux autres


En prenant de l'âge, on a tendance à se replier sur soi et à ne plus s'intéresser qu'à ses petites misères physiques. Le bulletin médical est au centre des conversations qui deviennent vite des monologues, car la personne âgée cesse de porter aux événements extérieurs et même aux autres un intérêt réel. Ce repliement est désastreux pour la vitalité intérieure, car il est évident que c'est l'aptitude à donner quelque chose de soi aux autres qui maintient et fait croître la jeunesse intérieure L'altruisme est la meilleure de toutes les jouvences. Il est toujours possible de donner aux autres une parcelle de nos talents. C'est leur offrir de l'amour. Or l'amour ne suit pas les lois habituelles du monde Plus on en donne plus il prolifère en nous. Dans ce domaine, « tout ce qui n'est pas donné est perdu ».
Cette loi vaut particulièrement pour les retraités. Attention au sophisme qui parle de la retraite en termes exclusifs de repos. « When I rest, I rust » (« quand je me repose, je rouille »), disait Martin Luther King. Le retraité qui a été actif toute sa vie deviendrait un « patient », une larve purement passive s'il cessait tout d'un coup de faire des projets (si humbles soient-ils) et de se donner des buts. La meilleure des motivations est de chercher à aider ceux qui en ont besoin. Cela suppose le regard préalable de la contemplation : savoir déceler les clins d'oeil de Dieu, l'invitation qu'il me fait, l'attente de l'autre à mon endroit. La prière de l'automne est une prière simplifiée. Ce qui importe n'est pas « l'abondance de la matière, mais de goûter les choses du dedans » (saint Ignace). Un simple mot de l'Ecriture, une attitude ou un regard glanés dans la vie courante suffisent à rassasier l'âme. L'appétit quantitatif a diminué. La saveur est aux aguets. C'est elle qui nourrit la tendresse, la paix et la louange du crépuscule.

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Le temps du déclin, le temps de cette pauvreté ni subie ni voulue, mais reçue, est celui de la foi. Nous croyons que, dans la mort affrontée et accueillie, Dieu agit et fait naître du nouveau. En « remettant » son Esprit au Père, Jésus retourne à la communion trinitaire. II est vivant et nous entraîne dans son sillage. C'est le kérygme central de la Bonne Nouvelle Saint Paul le clame haut et fort : « Le Christ est ressuscité d'entre les morts, prémices de ceux qui se sont endormis. Car la mort étant venue par un homme, c'est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même que tous meurent en Adam, ainsi tous revivront dans le Christ » (1 Co 15,21-22). Si la tête est vivante, les membres le sont aussi.
Nous aimerions percer le mystère et connaître les modalités de notre « à-venir ». Renonçons à explorer le « comment ». Accrochons nous à la certitude de la foi, celle d'un « passage » vers une nouvelle naissance. Et sachons nous y préparer en ratifiant notre baptême. Nous l'avons reçu une fois pour toutes. Il faut le vivre au quotidien : « Nous avons été ensevelis avec le Christ par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Rm 6,4). Acceptons sereinement les passivités et les diminutions, qui sont autant de « petites morts au quotidien », pour accueillir avec confiance les promesses de la vie. « Pour nous, chrétiens, tout est naissance. Tout souffle est cri de naissance, tout soupir jusqu'au dernier. Le chrétien ose dire qu'il n'y a en cette vie que des naissances » (Paul Guérin).



1. Conseil pontifical pour l a Laïcs, 1999 {Documentation catholique, n° 2199, col 214). « L'homme âgé est le témoin de ce qui mérite d'être gardé dans la mémoire des générations un vieux qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle » (Jacques Loew).
2. Lettre aux personnes âgées, 27 octobre 1999 (DC n° 2207, col 972)