Longtemps cantonnée dans la vie intime et privée, l'émotion est devenue, en quelques décennies, un acteur incontournable de la vie de chacun, et de celle de toute la société. Personne n'envisage aujourd'hui d'exercer un travail ou de pratiquer une activité qui ne générerait pas en même temps des émotions positives suscitées par le goût, l'enrichissement culturel ou l'épanouissement. Et, à l'inverse, sauf à se sentir exclu et méprisé, on n'imagine pas que l'émotion des victimes de situations éprouvantes ne soit pas partagée par ceux qui leur sont proches, d'une manière ou d'une autre : par l'affection, le voisinage, la responsabilité. L'émotion colore affectivement toutes les composantes de la vie au point d'en devenir un critère essentiel d'authenticité et d'orientation. Même dans la vie spirituelle et la prière, on espère ressentir quelque chose d'une présence inédite de Dieu à soi-même à l'aide de la méditation, de l'adoration et de la beauté des liturgies.

Il est donc nécessaire d'éclairer d'abord l'émergence culturelle de l'émotion, devenue l'une des valeurs essentielles de la vie sociale, si l'on veut accueillir de manière juste la force qui l'anime et discerner le profit spirituel que chacun peut en tirer pour sa vie.

La « chair des émotions »

Des siècles durant, l'émotion est socialement contenue car, en son fond, elle perturbe le fonctionnement harmonieux et prévisible du corps. Agréable ou désagréable, elle se manifeste comme une réaction épidermique du corps à un événement qu'on ne domine pas. La rencontre imprévue d'un chien secrète une peur incontrôlable, un geste d'amour éveille en nous la tendresse, la beauté d'un paysage nous émerveille, la douceur d'une mélodie nous apaise, les mauvaises nouvelles d'un proche nous bouleversent, une scène incongrue provoque l'éclat de rire, et ainsi de suite. Comme l'étymologie du mot l'indique, l'émotion est une « sortie de route »,