« Il faut beaucoup pardonner à cette vie incompréhensible », écrit Christian Bobin dans La nuit du cœur, en ajoutant : « Il faut tout lui pardonner pour cette douceur inouïe qu'elle exerce par surprise. »1 La douceur, comme la pauvreté, anoblit tout ce que la vie comporte de banal et d'ordinaire et, tel des pigeons des rues gauches mais fidèles, elles annoncent sur la chaussée des villes et des places publiques la blancheur et l'essor léger de colombes encore invisibles ; cherchant de leur orteil blessé quelques miettes de substance au milieu de l'asphalte, elles concourent à ouvrir le réel à davantage d'humilité.

Une présence gratuite et sublime

Par elle s'intuitionne le goût d'une présence gratuite. Une suite de petits rien, l'habitude d'un même lieu, d'un même travail, creusent le goût du ciel dans l'ordinaire des jours. Dieu se communique à l'homme hors des filets que nous lui préparons ; il passe à travers les mailles de nos réseaux ; et, par sa seule entremise, la veille de mille gestes monotones se change en une liberté qui ne nous appartient pas. Elle allège tout, déjoue nos petits surmoi et leur préciosité débile en découvrant la résistance du réel à tout ce qui veut le décorer, l'embellir, le cacher.

Des nuits, je me souviens. Le bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi, c'était cette traînée de pure brillance qui traverse le ciel, cette fusion froide au-delà de toute couleur. […] La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des tombes de silences et d'immobilité. L'air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu.2

Il y a mille façons de parler de la douceur de vivre, de la présence, de quelque chose d'humble et de simple. Chez Marguerite Duras, il y a le goût du rythme pour en parler, le goût d'une parole qui s'étonne, ralentit, fait mine de mourir et finalement rebondit. Elle montre l'eau, l'air et les songes comme une matière première toujours indéfiniment accessible. L'air bleu comme une algue de Matisse. Il attire, on le prend par la main et la vie vous dévoile sa forêt de symboles. La vie est habitable quand on la respecte telle qu'elle se donne, douce, belle, hospitalière.

L'écriture est sans doute un lieu qui ne peut apparaître qu'aux « marges du jour »3 ; elle n'est peut-être qu'une façon de déplier les concepts et d'écarter les masques usés qu'une foule de projecteurs imaginaires fixent sur soi. Elle permet en tout cas de jeter à bas les représentations pour ouvrir le cœur à un en-soi du monde merveilleusement présent.

Le monde est ce qui arrive bien avant nous, toujours avant, comme Dieu, sa parole et sa promesse. Tout est déjà là, pour nous, intouchable et disponible. Le monde se livre à nous comme le Christ prépare une demeure à qui le cherche et le désire. Il y a un « je-ne-sais-quoi » toujours en train de naître en soi et à l'extérieur de soi. Je me tiens à la porte et je frappe et tout peut devenir médiation où entrer sans fracas ni trajet dessiné par avance.

Quelques versets de psaume, deux, trois paroles lumineuses surprises dans un compartiment de train, un visage accueillant au passage d'un couloir interminable, une situation embrouillée à dénouer d'un geste net et réconciliateur. Ces portes, ces petits îlots de présence, sont d'innombrables relais où remplir sa gibecière de consolations sensibles, de patience et de grâce. Elles ne sont pas plus que des signes, des feux follets, mais couvrent les creux du monde et de son déroulé comme les sutures d'un indéchirable tissu existentiel. Elles n'en finissent pas de broder un fil rouge de parole entre les êtres et les choses, le hasard et la nécessité.

Tous ces agrégats d'instants – l'abeille qui vient butiner une fleur que vous ne cueillerez pas, la surprise d'un enfant du désert découvrant la neige pour la première fois, l'oiseau qui vous réveille invisible au fil de chaque nouveau matin –, tous ces fragments d'apparitions fugitives n'ont pas besoin d'être « poétiques », il leur suffit d'être là. Encore faut-il ouvrir les yeux pour être là avec eux, voir comment ils participent au déploiement d'une même indestructible avancée du temps et de sa parole. Une virginité du temps, plus profonde que l'indifférence souvent cruelle de la nature, traverse le monde, se poursuit infailliblement à chaque étape de son dévidement. La matité des jours et des heures réveille une attention, un étonnement et une plénitude qu'un épais souci de l'Histoire maintenait cachés sous un obscur boisseau.

Le gratuit frise souvent l'inachevé, le fragile et le fragment. Comme au milieu du XIXsiècle, les six mille chiffonniers de Paris ramassaient les détritus des rues pour les employer à la confection d'un beau et solide papier, il nous est possible de recueillir au jour le jour les fanaux discrets du grand opéra de la Parole pour en recomposer le silence et l'inimaginable cohérence. Si l'essentiel a été une fois pour toutes révélé, l'accessoire et l'accidentel demeurent toujours le lieu d'un dévoilement et d'une coopération proprement humaine. Dieu veille, Dieu espère, Dieu attend l'homme au croisement du moindre lambeau de réel et c'est notre métier que de l'y rejoindre et de l'y déchiffrer.

Le goût de la mémoire

Avec le temps qui unifie tout ce que les passions dispersent, les souvenirs aident à faire meilleur ménage avec le présent : ils viennent d'eux-mêmes à sa surface pour lui prêter main-forte, sans qu'on les sollicite. Le travail de la mémoire peut naître à l'improviste, au gré des circonstances et d'un recueillement involontaire : il sait nous faire passer d'une entière absorption dans l'effort à une insensibilité profonde aux requêtes de l'immédiateté ; entre deux bus, sur une banquette de métro, dans l'attente d'un serveur amoureux qui oublie ses commandes, au gré de mille divagations ou d'incidents techniques salutaires, le temps de la réminiscence se glisse, à pas de velours et sans effraction, dans les méandres de la vie sociale. Il peut ouvrir des espaces de liberté et de repos loin des regrets ressassés où sans doute un enfer humain, trop humain, indéfiniment cherche à se refonder.

Ce temps ouvre soudain une parenthèse dans l'exposition au regard de la technique et de l'anonymat ; nous ne sommes plus si inquiets de nous voir jugés en un rien de temps sur les prouesses requises par mille dispositifs d'évaluation et d'émulation sociale. Un langage autre, tissé de paroles et de gestes neufs, décrispe l'agir et le rapport aux autres de bien des vanités et fait passer de l'obligation de rendement à une fécondité plus vaste et plus durable.

Cette durée qui fait irruption au milieu du monde dilate un loisir propice à un véritable art de servir, puisqu'il s'y découvre à l'unisson une allégresse naturellement ennemie de l'avarice. Nous ne nous effrayons plus trop du temps qui fuit à la vitesse de la lumière, si se donne un peu à entendre le bruissement de l'âme qui le traverse indubitablement. La vie se laisse reconnaître don léger, mesure sans mesure d'un pur jaillissement de puissance et de grâce.

Ce genre d'intermèdes ou d'interludes existentiels induit à relire sa vie avec distance et liberté. Non pas la jauger et la soupeser comme la maturité d'un fruit sur le marché s'abîme à passer entre les mains de mille clients indécis, mais la reconsidérer sous le seul angle d'un amour authentique et de la charité qui seule peut produire dans le temps une justice efficace. Combien de conflits étaient gauches et inutiles, combien d'attitudes empruntées et bruyantes, de gestes déplacés et sans tact.

N'est-ce pas que notre mémoire, comme notre imagination, sont naturellement adultères et que nous préférons souvent aux traces de cynisme et de mal qui s'y rencontrent le néant scabreux d'un oubli compensatoire et informe ? Or, le déni de la mémoire et de l'imagination, condition de l'avenir, étiole et obscurcit le présent, le rend inaccessible et lointain.

Mais ce présent, cristallisation de tous les autres temps, n'est-il pas d'abord un cadeau que l'on ne mérite pas, n'est-il pas d'abord tout ce qui peut incliner notre oreille à l'extrême contemporanéité du Christ et à l'éternelle renaissance de son hospitalité dans un monde qui souvent le renie ?

Le présent, union de la mémoire et de l'imagination

Cet espace de mémoire et d'accueil, où peuvent enfin coïncider l'origine et la nouveauté, ressemble à la vérité d'une certaine écriture poétique. Par elle et en elle, le monde peut se reconfigurer dans la paix, et le lecteur le refigurer dans l'espérance d'un échange profond avec son prochain. Inconnus l'un à l'autre, l'auteur et le lecteur peuvent se réconcilier au croisement d'un profond mystère d'absence et de présence : il fallait donc un tombeau de papier pour renaître de ses cendres, il fallait donc se mettre hors d'état d'empiéter l'un sur l'autre pour écouter ce que le langage porte de plus clair que les soucis de soi et du monde.

On s'est laissé gagner par des mots qui trouent l'opacité du langage, on a pris le temps de se mettre à l'écoute et de rendre présent l'infime, la brèche, le fragment ; ce n'est rien, mais c'est un passage où tout peut se donner à découvert hors des prestations de l'opinion, de la plainte et des défenses de soi.

Nous ne voulons plus parler le langage de la totalité qui ne peut rien qualifier de précis mais nous cherchons à nommer ce qui nous est proche, comme si nous ne pouvions nous souffrir que là où se donne l'être dans sa plus imminente vulnérabilité : il est un dénuement riche de toutes les présences, une transparence qui couvre le secret d'une parole toujours à venir. Nous n'aimons pas Dieu en l'air, de façon métaphysique, nous l'aimons incarné dans un style de vie et de langage qui veut la sobre ivresse d'une contemplation active.

À nommer le monde en sa matérialité la plus simple, on se dépayse de l'habiter davantage. On pourrait dire aussi que nous l'habitons davantage à le déchiffrer de plus près, à percevoir sa longueur, sa largeur, sa hauteur, son site et sa durée, sa texture et ses particularités. J'en prendrai pour exemple la lumière tamisée d'un roman de Duras, Un barrage contre le Pacifique (Gallimard, 1950). Décrivant une Indochine à la dérive sous le regard d'une famille française spoliée par l'administration coloniale, il n'a rien d'un roman édifiant. Cependant, par ses formes et son style, il est beaucoup plus instructif et spirituel que bien des traités de morale à l'écriture rébarbative et lénifiante.

Ce récit dit bien notre situation face au langage et au monde. Nous aimerions construire du stable et du bon mais les intempéries, l'adversité de la nature et les conflits d'intérêts ruinent sans cesse notre projet comme le raz-de-marée de l'océan le fait de la rizière cultivée en vain par la mère de Marguerite.

Il en est de même de l'action. Rien ne sépare l'action de la contemplation sinon notre faiblesse à toujours étouffer les appels du présent, à reporter le possible dans une procrastination morose. Que faisons-nous du moment favorable, du kaïros, des mille circonstances qui pourraient ouvrir notre cœur à l'étonnement de la création et du salut à l'œuvre au cœur même des faiblesses de l'homme ? Que de talents gâchés, que de compassions perdues par la projection de l'espérance dans un avenir brumeux qui refuse les croix et les épiphanies du présent, ses failles et ses accomplissements. Un conformisme atone et aphone entretient la jalousie des places et l'anémie de la parole tandis qu'à la fin des charmes poussiéreux de la bourgeoisie, « [q]ui cache son fou meurt sans voix » (Henri Michaux).

Oui, un style de vie et de langage devenu obsession d'une répétition à l'identique nous absente des risques et des grâces du présent. Un christianisme identitaire et de confort nous fait davantage pleurer sur la destruction des pierres que sur les détresses de ceux qui ne savent pas où reposer leur cœur et leur tête, tant la parole du Christ peine à se frayer un chemin dans le brouillard de nos âmes inhibées. À un monde saisi de désarroi, elle apparaît affadie et convenue, prudentielle et comme encore voilée.

1 C. Bobin, La nuit du cœur, Gallimard, 2018, p. 29.
2 Marguerite Duras, L'amant, Éditions de Minuit, 1984, pp. 100-101.
3 Cf. le grand recueil éponyme de Jean-Pierre Lemaire, Les marges du jour, La Dogana, 2011.