Qu'est-ce qui tient lieu d'inquiétude religieuse, aujourd'hui ? L'inquiétude religieuse traverse d'abord le croyant, lui permettant de faire, peut-être malgré lui, l'expérience de celui qui cherche Dieu loin de la foi. Dans une société qu'on ne dira jamais assez plurielle, l'inquiétude religieuse peut être d'abord une intranquillité devant les possibles — possibles de la vie qui vient pour une génération entre-deux, possibles des positions intellectuelles, des choix politiques et sociaux... A l'éclatement des possibles et à l'indétermination qui lui fait face correspondent l'éclatement des savoirs et le désarroi devant la difficulté du lien à faire. L'inquiétude religieuse au sens d'un désir secret de Dieu se tourne aujourd'hui en indétermination, parfois réjouie, parfois souffrante, devant son propre devenir. L'homme est désormais inquiet de sa propre finitude, plutôt que de l'infini de Dieu.
 

Le jeune homme riche


On est aujourd'hui moins tourmenté par la question de Dieu comme devant un abîme que par la question de soi devant l'abîme des possibles. Observez les trentenaires, ces trentenaires indécis que vous pouvez voir au cinéma si vous ne les rencontrez pas ! Allez voir Dieu seul me voit de Bruno Podalydès, Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) d'Arnaud Desplechin ou Fin août, début septembre d'Olivier Assayas. Vous les croiserez aussi dans vos paroisses, dans des mouvements d'Eglise ou des associations. Ils ont eu de relatives facilités dans leurs études supérieures, ils ont fini par trouver un emploi, ils ont changé de région, ils ont le sens de la convivialité, ont pris des responsabilités dans la vie associative, cherchent leur place dans l'Eglise, ils ont entre 25 et 35 ans. Ils veulent être heureux. Ils sont indécis.
Ils ne sont pas inquiets de Dieu mais de la forme ou du lieu à donner à leur bonheur. Ils veulent bien mettre Dieu dans le coup. D'ailleurs, ils viennent trouver Jésus, renouant avec la démarche bien connue du jeune homme de l'évangile. « Maître, que dois-je faire pour être heureux ? » serait la formulation contemporaine de : « Que doisje faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? » [Me 10,17). La question du bonheur, revenue des tréfonds de l'adolescence, taraude à nouveau ces jeunes hommes et jeunes femmes riches. Cette inquiétude dans la recherche du bonheur court après un remplissement : être heureux, ce serait être comblé. Ce jeune homme riche-là vit dans l'attente de mettre la main sur ce qui lui manque — attente sans cesse différée qui le rend malheureux. La question : « Que dois-je faire pour être heureux ? » devient souvent : « Quand posséderai-je l'objet de mon désir ? » Attente qui se focalise sur l'absence de son objet, manque vécu comme un échec et une désolation. L'attente est aveugle et l'inquiétude est alors celle de n'être jamais comblé.
C'est le point où l'inquiétude prend son sens contemporain, en se distinguant du désir — désir qu'elle était pour saint Augustin : le « coeur sans repos », c'est le coeur inquiet et désirant, aspirant vers Dieu de toutes ses forces, et trouvant dans cette aspiration l'élan qui le fait avancer. Autour de ce désir s'organise une manière de vivre, à partir de Dieu et vers Dieu, qui ouvre à une « vie heureuse ».

Le bonheur du désir


Le jeune homme riche oublie souvent qu'il y a un bonheur dans le désir lui-même. Le désir qui se réjouit d'être insatiable est le désir de Dieu même, ce mouvement initial qui nous fait venir auprès du Maître. Transformant son attente en besoin, le trentenaire oublie de se réjouir du mouvement qui le fait tendre vers le Maître du bonheur, Maître du désir. Car le désir est infini parce que son objet est infini. « Il désire au-delà de tout ce qui peut simplement le compléter (...) le Désiré ne le comble pas, mais le creuse », écrit le philosophe juif Emmanuel Levinas 1, en des termes que ne renierait pas Grégoire de Nysse. Ce désir ne cherche pas le rassasiement mais l'élan de la marche, car ce qu'il découvre l'entraîne sans cesse plus loin : « Moïse brûle encore de désir, et il est insatiable d'avoir davantage et il a encore soif de ce dont il s'est gorgé à satiété (...) Car c'est en cela que consiste la véritable vision de Dieu, dans le fait que celui qui lève les yeux vers lui ne cesse jamais de le désirer » 2. Il désire sans cesse davantage, parce que Dieu est toujours plus grand. Son bonheur est alors de ne pas cesser de découvrir Dieu : Dieu qui ne comble pas mais donne le goût des choses.
Non, on n'en aura jamais fini de désirer, si le désir d'être heureux est aussi désir de Dieu — désir qui vient de Dieu (est suscité par lui), désir qui va vers Dieu (est tendu vers lui) : « Non pas comme un Désir qu'apaise la possession du désirable, mais comme le Désir de l'Infini que le Désirable suscite, au lieu de satisfaire » 3. Chercher le Christ, c'est alors apprendre de lui le bonheur du désir, plutôt que le secret du bonheur. Se réjouir de la recherche elle-même, au jour le jour, dans la trame du quotidien, sans projeter dans un futur indéfini une réalisation rêvée, une image de bonheur à laquelle on voudrait correspondre à la force du poignet ; car différer dans le lointain nous empêche d'être heureux là où nous sommes, là où nous sommes déjà heureux. Chercher et trouver la joie en toutes choses : c'est ainsi que Jésus renvoie le jeune homme riche à la pratique du quotidien, résumée par les commandements. « TU connais les commandements » (Me 10,19). Certes, il sont connus, ainsi que la manière de vivre qui en découle : les engagements, le catéchisme, les responsabilités — tout cela, les trentenaires y ont trouvé leur place « dès leur jeunesse ». Mais ils veulent plus, et c'est pourquoi ils sont venus trouver Jésus. Ils veulent un peu d'exceptionnel dans l'ordinaire des jours.
 

Incapables de décider


Ils viennent avec la richesse de leurs talents, de leurs capacités, de leurs goûts et de leurs curiosités. Et la réponse de Jésus déroute toujours autant, qu'elle soit réponse à la question du Royaume de Dieu ou à celle du bonheur : « Une seule chose te manque ; va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, suis-moi » (Me 10,21). Parole de Jésus qui renverse les attentes, parce qu'elle retourne la question du manque. Le manque indiqué ici n'est pas un besoin mais un envoi. On voulait être comblé, on est renvoyé à un manque qui signe notre fragilité et nous ouvre en même temps à notre stature de sujet. Lorsque ce qui manque, c'est de se défaire du trop plein, le manque devient le lieu de la révélation de nous-mêmes à nous-mêmes et de notre capacité de choisir. Le manque est ici l'espace de la liberté — cet espace « où Dieu peut encore créer » 4 —, et non plus le lieu de notre suffisance. D'un manque que l'on voulait combler avec avidité, Jésus nous renvoie à un manque essentiel : l'ouverture à l'autre de ce que nous sommes. Comme si Jésus disait : « Une seule chose te manque, c'est d'exercer ta liberté. De l'exercer pour ton bonheur et pour celui des autres. De l'exercer à ma suite. »
Voilà la tristesse du jeune homme riche d'aujourd'hui. La tristesse du trentenaire réside en son indécision : il est devant Jésus et connaît la fin de l'histoire du jeune homme riche de l'évangile — et il ne veut pas, lui, « s'en aller tout triste ». Sa tristesse est d'être là et de ne pas parvenir à bouger. Elle n'est pas même dans un geste de départ. Ainsi, il reste là, à balancer d'un pied sur l'autre, hésitant, évaluant ses richesses et ses talents, ses curiosités et ses goûts, ses plaisirs et ses attentes. Ses « grands biens » sont dans la diversité des possibles qui s'offrent à lui. Il est devant Jésus et devant la multiplicité des possibles. La tristesse du trentenaire — qui est sans doute le revers d'une forme de jouissance — lui vient quand il se découvre riche, trop riche, et incapable de choisir parmi son trop plein de capacités, parmi la multitude de formes que pourrait prendre sa vie. Trop de possibilités pour pouvoir choisir. Or, c'est précisément ce à quoi l'appelle Jésus : à choisir, à faire usage de sa liberté pour cesser d'être dans le trop plein des possibles et dans l'indécision. L'appel à choisir est un envoi.
L'inquiétude du ttentenaire, jeune homme riche devant Jésus, c'est son indécision, une indétermination devant la vie, qui n'exclut pas la familiarité avec Dieu mais ne sait qu'en faire. Le désir d'être heureux fait la peur de se tromper devant le trop plein de possibles. Cette inquiétude-là indique la nouvelle manière dont l'homme perçoit sa finitude et se situe devant Dieu.
 

L'homme devant l'indéfini


Quand l'inquiétude du désir ne se réjouit plus d'avoir l'infini pour objet disparaît également l'inquiétude devant l'infini de Dieu dans le monde. Quand l'heure n'est plus au « coeur inquiet de Dieu » s'évanouit symétriquement la crainte de Dieu comme admiration de sa toute-puissance dans la Création ou dans l'oeuvre d'une vie réussie, ainsi qu'il seyait aux siècles passés. Ni l'infini dans l'intime, ni l'infini de l'univers ne font plus le fond de l'inquiétude religieuse. Certes, l'inquiétude de l'indétermination reste inquiétude du soi et de la place à trouver dans le monde, mais elle ne témoigne plus de l'écart entre les deux infinis décrits par Pascal : l'homme indéterminé est presque familier de l'infiniment grand et de l'infiniment petit.
L'inquiétude ne se décline plus selon la question pascalienne : « Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ? », et elle ne répond plus : « Un milieu entre rien et tout » 5. Mais l'homme indéterminé fait l'épreuve de sa finitude dans l'indéfini. L'indéfini n'est pas ce qui le dépasse au point de n'avoir plus rien de commun avec ses capacités. Il ne s'agit pas de la transcendance de l'infini mais du champ de notre action : l'indéfini est ce qui relève de nous, mais ce à quoi nous ne parvenons pas à fixer de limites. L'inquiétude n'est plus celle de la personne devant Dieu mais celle du sujet devant lui-même, aux prises avec soi et avec les choses : il ne se définit pas par sa situation « entre rien et tout », mais il a la conscience aiguë de soi comme origine de ses actes, et s'effraie de leur portée. De là son arrêt devant les possibles, son recul devant la décision. Le vertige n'est plus devant l'infini mais devant le possible. L'expérience métaphysique de l'infini laisse place au doute du sujet sur lui-même, à l'expérience de sa fragilité devant la décision. La transcendance de Dieu ne disparaît pas pour autant pour le croyant, mais elle est moins fondée sur la distance que sur une familiarité, moins sur la rupture que sur la proximité. On le nomme désormais plus volontiers le « Très Bas » que le « Très- Haut ». Ce Dieu-là ne se retire pas du monde : il est perçu comme se faisant infiniment proche.
 

Le souci pour autrui


L'inquiétude émerveillée devant l'Infini de Dieu, qui a fait les riches heures de la foi dans un monde qu'on ne disait pas encore désenchanté, laisse place aujourd'hui à l'inquiétude indécise devant l'indéfini des possibles. La finitude de l'homme ne consiste plus à « s'anéantir en présence de l'infini » 6 mais à se reconnaître une fragilité dans la capacité de choisir et d'assumer ses choix. Pourtant, cette indétermination de soi devant les multiples possibles ne se réduit pas à une position solipsiste, et trouve en soi-même le souci pour autrui. L'inquiétude qui manifeste la fragilité du sujet a cela de positif qu'elle ouvre le sujet sur autre chose que lui, qu'il ne maîtrise pas. Cette expérience fondamentale de « démaîtrise » l'éveille d'un rêve d'autosuffisance, et le rend capable d'une relation non captatrice à autrui. L'indétermination se doublerait presque d'une bienveillance spontanée envers l'autre, comme s'il fallait rendre efficace pour autrui ce qu'on est incapable de faire pour soi. Plus profondément, l'expérience de sa propre fragilité — fut-elle de l'inquiétude irrésolue — permet au sujet de reconnaître les mille et une fragilités de ses contemporains, et de les rejoindre sur le terrain de leurs besoins.
Cette inquiétude pour autrui, autre aspect de l'inquiétude contemporaine, peut être comprise comme la forme fondamentale de la responsabilité. Ce terme, récurrent dans le discours éthique contemporain, se démet en partie de sa charge juridique pour désigner la relation même à autrui. L'inquiétude pour autrui devient le lieu fondateur et ultime de toute intention et de toute action qui recherche la justice. Il a fallu des guerres et la Shoah et Hiroshima pour que la fin du XXe siècle se caractérise par un « plus jamais cela » qui met autrui à la première place, comme y insiste Levinas. L'inquiétude n'est donc pas sans autrui. La responsabilité est l'inquiétude qui met autrui à la première place. Si « les autres nous hantent » 7, nous portons au plus intime de nous-mêmes une autre inquiétude que celle de notre indétermination. La responsabilité envers autrui n'évacue pas pour autant le souci de soi manifeste dans l'indécision. Le souci pour autrui permet au sujet de sortir de son embarras sur lui-même. De l'indécision sur soi à la décision pour autrui, l'inquiétude change en ouvrant l'espace d'une liberté qui cesse d'hésiter. La responsabilité est une réponse à l'indétermination de l'hésitant
Le souci pour autrui rend possible un certain retour sur soi, sur un soi converti par l'appel d'autrui et la réponse qu'il lui a accordée. L'exercice de la responsabilité peut se retourner en vertu de l'amitié, réciprocité ou partage des inquiétudes, qui n'est pas sans conséquences sur le sujet indécis. En effet, si une décision n'appartient à personne d'autre qu'à celui qui la prend, la confrontation des inquiétudes et la fréquentation de la vulnérabilité d'autrui nous sortent de la solitude de l'indétermination. Si « le sage a besoin d'amis » 8, l'indécis apprend de l'appel de l'autre et de l'amitié qu'il n'est pas seul devant les possibles. Un autre regard que le sien, qui s'est usé à scruter les horizons indéfinis, lui est offert sur les possibles. La responsabilité se transformant en vertu dialogale permet l'évaluation des possibles, mais peut surtout faire retrouver le désir derrière le manque Le souci pour autrui comme l'amitié se caractérisent par une gratuité qui appelle celle du désir. Le monde des possibles redevient habitable, car il est aussi mesuré à l'échelle d'autrui : de sa vulnérabilité comme de son amitié offerte
 

L'inquiétude devant l'éclatement des savoirs


L'inquiétude indécise devant l'indéfini des possibles, l'inquiétude de soi, qui semble prendre la place de l'inquiétude émerveillée devant l'infini de Dieu, se convertit elle-même en souci pour autrui. Cette inquiétude responsable, ouverte à autrui comme à un infini 9, témoigne encore d'un autre désarroi et d'une préoccupation qui ne laissent pas tranquille l'homme devant l'indéfini. Se sentir responsable d'autrui, c'est l'indice le plus apparent d'un souci plus général, qui traverse la vie pratique et la vie intellectuelle, celui défaire le lien. Cette inquiétude, présente dans le milieu de l'enseignement et de la recherche, part du constat d'un lien rompu entre les savoirs, entre les spécialisations : rupture entre les sciences et les lettres, ignorance due à l'incompréhension ou à l'indifférence entre les diverses sciences dites humaines, et, à l'intérieur d'une même discipline, entre les écoles, les méthodes en présence ou les siècles étudiés... Nous retrouvons Pascal quand se pose la question du sujet connaissant, de l'homme devant ses savoirs : « C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies et l'étendue de leurs recherches » 10. Jamais l'homme ne s'est trouvé devant un savoir aussi divers et aussi éclaté qu'aujourd'hui. Une vision unique du monde est devenue impossible, et il faut bien renoncer au rêve d'une érudition universelle. Chacun ne contribue que pour une part infime au savoir qui se constitue globalement. Nous retrouvons ainsi la souffrance d'une insatisfaction devant la pluralité qui dépasse nos capacités, devant l'écart entre ce que chacun sait et ce qu'il ne peut de lui-même savoir. Chacun fait ainsi l'épreuve de la fragilité de ses propres connaissances.
Il ne s'agit pourtant pas de la nostalgie d'une connaissance globale, d'un savoir absolu ou du point de vue surplombant de la « reine des disciplines ». Mais plutôt d'une inquiétude qui au découragement mêle la curiosité. Ici, le choix est fait : un choix intellectuel qui libère la pensée, qui donne corps à un interlocuteur, mais qui a pour corollaire de poser les limites d'une spécialisation. Ainsi, envisagée à partir du petit point de vue d'une spécialité universitaire, l'étendue des possibles du savoir, de tous ces savoirs auxquels on ne peut plus avoir accès, essouffle la recherche et ouvre la question du lien à inventer. Là encore, il ne s'agit pas du vertige d'être pris entre deux infinis, mais de celui d'être devant la multiplication de savoirs devenus inaccessibles.
Comment alors faire le lien entre des disciplines qui s'ignorent, comment faire se rencontrer des questions semblables mais posées à l'intérieur de champs différents, comment approfondir une réflexion en la confrontant à d'autres, comment trouver un langage commun, faire converger des méthodes... ? Le chercheur a fort à faire, qui veut contribuer à créer la rencontre, malgré les particularités et la défense des bastions : il joue, dans l'incertitude, le rôle du passeur. Peut-être son effort est-il voué à l'échec, mais, gratuitement, il tente le passage : Jacob au Yabboq de l'éclatement des savoirs. Dieu l'attend peut-être dans la tentative de faire le lien. A la multiplicité des possibles correspond ici l'éclatement des savoirs ou des manières de faire intellecruelles. L'inquiétude peut prendre la forme du retrait, et risque alors le regret, voire le ressentiment, devant ce qui se passe ailleurs et dont on est exclu. Mais si elle cherche à faire le lien, elle est de l'ordre de la responsabilité : souci de comprendre la différence d'autrui.
Cet éclatement des savoirs peut aussi produire, pour le croyant, un écart entre l'expérience de foi et l'expérience intellectuelle Le souci du lien à faire se pose alors d'une manière plus pointue, si le croyant, tout chercheur qu'il est, ne veut pas demeurer dans la séparation entre, d'un côté, un investissement toujours plus grand dans la recherche intellectuelle, et, de l'autre, le contentement oisif d'une foi qui ne cherche pas à comprendre. La question devient celle de la manière de faire le lien entre la recherche intellectuelle, pliée aux moeurs de la vie universitaire, et la recherche de foi. Il faut parfois faire l'épreuve de ce hiatus, constater que l'on n'a pas de mots pour dire « qui est Dieu pour moi », pour se laisser aller à la recherche d'une cohérence qui intègre l'intelligence de la foi. Au déficit de cohérence des possibles correspond ce déficit de cohérence entre la recherche universitaire, publique, et la recherche de foi, souvent reléguée au domaine privé, et dès lors privée de parole.
 

Entrer dans la patience de Dieu


Comment, du fond de ces inquiétudes qui partagent l'individu, trouver une cohérence intérieure, comment retrouver l'inquiétude heureuse du désir et la substituer au manque ou au désarroi, comment donner à la responsabilité la perspective de la confiance en Dieu ? Le théologien allemand Karl Rahner, face à l'éclatement des connaissances et à la dispersion des disciplines du savoir, prônait une position qui pourrait valoir aussi pour l'inquiétude de soi qu'est l'indécision. En appelant à une « patience intellectuelle envers soimême », il indique une attitude qui vaut bien au-delà de la seule sphère intellectuelle. Cette patience n'est pas simplement une indulgence envers l'indétermination, mais la recherche d'une cohérence qui traverse les possibles et les noue secrètement : « Et comme cet accord ne nous est pas encore donné, comme cette paix n'est pas en notre pouvoir, il nous faut exercer la patience envers nous-mêmes » 11. La patience envers soi-même doit découvrir le fil rouge qui fait l'unité d'une vie et le bonheur du désir, et devient ainsi une réponse possible aux inquiétudes d'aujourd'hui — à condition de ne pas être une quiétude volontariste, mais une entrée dans la patience de Dieu même.
Entrer dans la patience de Dieu, n'est-ce pas accueillir le regard de Dieu sur nos propres impatiences, un regard de tendresse qui aménage les possibles ? Nous devenons alors « patients avec notre impatience », découvrant une liberté que l'hésitation devant les possibles ne nous laissait qu'entrevoir. Entrer dans la patience de Dieu, c'est échanger l'inquiétude du vertige des deux infinis, et l'inquiétude devant l'indéfini des possibles contre la confiance en un bonheur qui est déjà donné, et qui n'attend que notre acquiescement. Entrer dans la patience de Dieu, c'est retrouver le goût et la perspective du désir, retrouver un Dieu « toujours plus grand » — plus grand que la multiplicité de nos possibles, car « celui qui nous habite en profondeur accueille douloureusement l'homme que nous voulons être » 12. Entrer dans la patience de Dieu en troquant l'indéfini hésitant de nos possibles contre l'infini de sa tendresse. Nous apprenons alors à nous concilier avec l'inconnu de nos possibles et de nos savoirs. Nous apprenons de la patience de Dieu envers nous notre vraie liberté. L'inquiétude du croyant aujourd'hui, si elle peut se convertir en patience envers soi-même, en entrant dans la patience de Dieu, n'est pas pour autant passivité. L'inquiétude convertie par la patience retrouve le dynamisme heureux du désir. D'inquiétude de soi, elle s'ouvre à la mesure sans mesure d'autrui. Le Dieu toujours plus grand, toujours plus patient, pose sur nos impatiences un regard d'amour, et ne cesse d'inviter notre liberté à sa suite.



1. Totalité et Infini, Nijhoff, 1984, p 6
2. Grégoire de Nysse, Vie de Moïse, Albin Michel/Cerf, 1993, pp 137-138
3. E Levinas, op cit, p 21
4 Cf Eloi Lederc, Sagesse d'un Pauvre, Desdée de Brouwer, 1996, p 106
5. Pensées, I, § 84 [347] (pp 1106-1107 dans l'édiuon de la Pléiade)
6. Ibid, II, 3, § 451 (p. 1212)
7. Maurice Merleau-Ponty, L'OEil et l'esprit, Gallimard, p 13.
8. Aristote, Ethique à Nicomaqve, X 9. 9. < Aborder Autrui dans le discours, c'est accueillir son expression où il déborde à tout instant l'idée qu'en emporterait une pensée. Cest donc recevoir d'Autrui au-delà de la capadté du Moi ; ce qui signifie exactement : avoir l'idée de l'infini » (E. Levinas, op. cit., p. 22).

10. Op cit, p. 1107.  11. De la patience intellectuelle envers soi-même, Médiasèvres, 1990, p. 8.
12. îoid., pp. 8-9.