Le titre porte la marque d’une ferveur et d’un manque qui nous font hommes à mesure qu’à notre tour nous le déchiffrons : L’Inconnu me dévore. Là sonne déjà le poème, l’ultime aveu : « Ma vie fut toujours un invisible départ vers autre chose, vers Quelqu’un. Et ce fut parfois amer, et déchirant. » Grall nous parle. De sa parole plus essentielle, poétique, tout est chez l’éditeur Rougerie qui publia avec la même fidélité l’oeuvre de Saint-Pol- Roux, figure invoquée par lui dès les premières lignes. Voici le livre. Sur le côté de l’oeuvre, comme en arrière d’elle, petit texte qui restait, qui allait son chemin comme pour partir en quête des brebis perdues. Nous. C’est une lettre commencée à l’aube d’une maladie et achevée un jour de Pentecôte où l’auteur sentit combien toute sa vie il avait aimé ce souffle qui venait de loin en lui. Rien de lugubre à ce testament, juste la certitude agrandie par la proximité fatale, un élan vers la nature, les peintres, poètes, saints, saint Albert Peyriguère, par exemple, comme il se plaît à le nommer, et « le réalisme de la poésie sacrée, les puits, l’eau, le désert, les confins, Job dans son abandonnement, le plat de lentilles, la Samarie, le Golgotha… ». « Tout cela, dit-il, je l’ai vu, je le sens, je le sais. »
C’est une amoureuse initiation que L’Inconnu me dévore. À ses Divines, ses cinq filles, Grall dit : « Vous fuirez la laideur en tout », « je ne veux pas que la confiance et la tendresse vous désertent. Vous êtes ad vitam aeternam les invitées d’une fête. » Écrit en 1969, au moment d’affirmation du désir tout-puissant, cet aveu d’amour pour Dieu seul pouvait relever soit de la folle rêverie, soit de l’incroyable prophétie. Chroniqueur à La Vie, Xavier Grall (1930-1981) est homme de son temps, il peste contre l’institution, le bourgeois. Il cultive un paradoxe : être pleinement acquis aux révolutions mais accroché au latin et aux anciens rituels. Une position de libre-penseur en mal de christianisme authentique, assez commode sur le plan théorique et qui a fait florès depuis.
Mais il n’y a pas de pose. Même dans ce qui est un peu convenu comme colère ou indignation prête à porter, la sincérité de l’homme prend le dessus et nous sommes emportés. C’est lorsqu’il revient sur son enfance, la piété populaire et le drame d’une éducation à rebours de la chair, sur le long chemin qu’il dut parcourir pour reconquérir la jubilation, la fleur du christianisme, qu’il nous touche et nous ravit. Improbable et autoritaire comme un prédicateur pris de vision, voilà que le plus libre des hommes, le plus insensé des amants, le plus allergique aux ordres, écrit avec une autorité inattendue : « Nous sommes tous dans la main du grand Amant et les premiers balbutiements de notre adoration sont les premiers moments de notre dignité. » La beauté de la langue nous dévore à notre tour, dans la contemplation dont il nous livre l’inestimable fruit de solitude et de douleur : « Il y a dans ce monde une énorme énergie d’amour. […] Vogueurs d’infini, nos navires sont trop fragiles. Mais, mes Divines, à votre âme, assignez la Haute mer. »
Christophe Langlois