Serions-nous si austères dans notre conception de la spiritualité que l’imagination y soit si spontanément suspecte ? À l’inverse, comment expliquer que l’on puisse se montrer si enfiévré en sa faveur dès qu’il est question d’art, de sciences ou de politique (« l’imagination au pouvoir ! », scandait-on dans un passé, révolu certes, et pourtant pas si lointain) ? Pourquoi tant d’excès autour d’une manifestation de l’esprit tour à tour exaltée comme « géniale » et décriée comme « malin génie » ?

La puissance de l’écart


S’il convient de se garder des excès d’appréciation, il est sûr en revanche que cette faculté est, à bien des égards, déroutante, puisqu’elle s’affirme par des poussées fortement individualisées. Arrive toujours un moment où celui qui imagine se distingue des autres. Outsider, pionnier, visionnaire, évadé ou largué, on avance d’abord seul sur le chemin de l’imagination. Imaginer, c’est sortir, au moins dans un premier temps. Sortir du lot, du mode de pensée ambiant, de ce qui est tenu pour réel, s’aventurer. On peut se per­dre dans ces échappées, et l’on comprend les prudences alentour. S’entendre dire : « C’est le fruit de ton imagination » équivaut à se voir révéler son illusion ; et en effet, combien de démons (jalousie, obsession, passion, haine, peur) issus des délires de l’imagination ! Combien de fausses routes, quels que soient les conseils judicieux dont on est entouré !
De façon plus amène, sortir peut être aussi simplement rêver : l’oiseau libre, l’oiseau moqueur de Prévert n’est pas loin. Mais ces sorties-là plaisent rarement aux maîtres et aux gens sérieux. Ils ont leurs raisons : celui qui sort par la porte du rêve, qu’il soit enfant ou adulte, échappe à toute maîtrise, au moins momentanément. Pourtant, cette puissance de séparation, qui peut servir l’évasion et le furtif, est aussi ce qui fait la force de l’imagination. Elle a ce don : avec elle, on supporte de n’être plus porté par le plus grand dénominateur commun. Ni par les mots ressassés, qui sont entre nous comme la musique de fond des grandes surfaces, apaisement relatif, houle par laquelle on se laisse porter sans avoir à réfléchir ; ni par le « politiquement – éthiquement, religieusement – correct » si confortable ; ni par la reconnaissance – compréhension et en­couragement – de l’entourage ; ni par les valorisations sociales qui supposent d’être conforme. Mieux : non seulement on supporte, mais on recherche cet écart.
Parlera-t-on de résistance, de refus ? À peine, car le refus est une forme consciente, affirmée, sûre d’elle-même, et on risquerait de donner à ce mot des accents héroïques dignes d’un romantisme qui se révélerait décalé. Cette sécession advient en douceur, « sur la pointe des pieds », ou « sur des pattes de colombe ». Elle appartient d’abord à l’ombre, et non au fracas. Parlons plutôt de soustraction. Tout naturellement, celui qui imagine file ailleurs, s’applique ailleurs, vibre ailleurs. Il ne s’en laisse pas conter. Impressionné, il est capable de se déprendre. Il sera difficile à formater ; réfractaire sans le savoir, souvent sans le vouloir. L’homme unidimensionnel, prévisible, contrôlable politiquement, idéologiquement ou écono­miquement, est souvent rationnel, parfois raisonnable, rarement imaginatif.
Imaginer, c’est être capable de se soustraire. Autrement dit, de laisser une distance entre soi et ce qui est donné. Et il est vrai que cette puissance de séparation peut s’organiser en une forme très consciente de pensée. Imaginer conduit à vivifier le doute, à se méfier des évidences, à rouvrir ce qui était fermé. C’est l’art des brèches dans un monde compact, l’art de la faille dans le discours en béton. Construction et méthode viennent dans la foulée. De Descartes en son doute méthodique à l’hypothèse de départ des géométries non euclidiennes, en passant par toutes les grandes théories scientifi­ques et leurs enchaînements, c’est une longue dialectique entre ce qui est donné et ce qu’on teste en lieu et place. Une énergie de l’intelligence qui s’ordonnerait à elle-même une cure de rébellion. Une fécondation de la raison par ce qui n’est pas elle.
Il y a dans ce souffle une force de soulèvement : pas seulement pour écarter ce qui se donne pour évident, mais aussi pour écarter ce qui est réputé impossible. « Impossible, vraiment ? Est-ce si sûr ? » Voilà ce que glisse l’imagination à l’esprit en éveil. Imagi­ner, c’est déployer des possibles, et c’est ce qui en fait une force féconde. « J’habite le Possible – Maison/Plus belle que la Prose – », disait Emily Dickinson, maison où la poésie approche les silences scellés du temps et de l’éternité, là où se déploie « la prodigieuse Vision des diamètres divins » 1. Pour ces chemins-là, nulle science avérée. Ce sont des possibles qu’ignorent les puissants, autorités reconnues, savants et sages certifiés, tout bardés de leur savoir. Le pouvoir – pouvoir intellectuel compris – croit tout à sa portée, mais il reste dans le même ordre toujours ; rien à voir avec ces possibles cachés que fait lever sans bruit l’imagination. L’humilité d’esprit, la liberté simple, qui accompagnent ce travail bien particulier de l’imagination, ne sont pas ici accessoires, tant il est vrai qu’il est des choses cachées révélées aux petits.
 

L’assise de l’attention


Discrétion donc, et audace secrète. Mais aborder ainsi l’ima­gination, n’est-ce pas une imposture ? N’est-elle pas flamboyante plus que sobre ? Indiscrète et tapageuse plus que pudique ? Ne se manifeste-t-elle pas, hors les métamorphoses du grand art, par une accumulation d’images et d’affects mal contrôlés, un fatras psychologique où s’engouffrent pêle-mêle éclaircies et ténèbres ? Cavale lâchée sur des contrées de fantasmes, surexcitation au mieux encombrante, au pire franchement malsaine ? Une sorte d’auto-échauffement qui vous coupe des autres, non par l’intuition d’autre chose qui ne serait pas immédiatement donné, mais par la somme de ses désordres ?
On se souvient de la suspicion de Simone Weil dénonçant « l’ima­gination combleuse de vide » 2, celle qui vous vaut l’amour imaginé ou la détresse inventée, la mystificatrice qui refuse la morsure du réel, relègue l’amer de certaines situations par ses mises en scène : voyez comme le moi s’avance alors et se donne un rôle avantageux. Héros ou victime, les deux font l’affaire. La faute est ici de se raconter des histoires et, ce faisant, de déserter l’attention, faculté entre toutes chère à l’esprit qui entend se tourner vers le dedans ou l’au-delà des choses ; en ces espaces, les mots sont forcément inadéquats. Débri­dée, la fonction imaginative donne dans la profusion. Elle amasse. Elle étouffe sous l’entassement des images de substitution ce qui est trop difficile à supporter. Elle occulte et divertit, mais c’en est fini pour elle de la finesse de l’écart, de la subtilité de ce qui, seulement, s’entrevoit. Le descriptif est juste ; le verdict, cruel.
Mais l’imagination n’est pas toute dans une faculté d’accumu­lation. Où elle paraît intéressante pour notre époque et pour une quête de l’esprit, c’est au contraire dans sa possible sobriété dès qu’elle se fait parente d’une attention de pleine vigilance ; quand ses avancées progressent sur un fond d’attention immobile, d’attention en état de contemplation. Parlera-t-on d’« imagination blanche » ? On le pourrait. Ce qui se lève dans son sillage, ce ne sont pas de nouvelles images, pas de substitution à attendre, mais, comme le dit Roger Munier, plutôt l’énigme, l’énigme du monde ; l’énigme de ce qui n’est pas donné dans ce qui se donne : « Je suis témoin et tout se voile. Je dis : la pluie, la pluie d’été, la haute futaie, l’oiseau. Mais ce sont là des mots. J’entends et vois, mais ce n’est rien que ce que j’entends et vois. Une énigme se lève, paisible, certes, et presque douce, mais une énigme, un moment nouveau de l’énigme alentour… » 3.
L’attention et l’imagination s’épaulent, elles que l’on dit si sou­vent opposées, et le premier fruit de cette étrange collaboration, c’est un arrêt ; une défaite même, où se résorbe le connu, dissipé, tandis que s’épaississent nuages d’inconnaissance. Comme paraît naturelle, alors, la parenté entre le mystique et le poème, en exode l’un et l’autre, en quête d’une voie, car à moins de se dissoudre dans l’infini silence, les mots cherchent aux forêts de symboles l’expression de l’approche du mystère. Et comme paraît étrange de trouver là l’imagination – non pas celle dont se méfie à juste titre la tradition spirituelle, mais cette imagination blanche évoquée plus haut, assumant l’absence des savoirs reconnus ; balbutiante, éblouie, éprouvée aussi ; hésitante, mais infatigable ! C’est bien elle, pourtant, sous-tendue de présence et d’attention. Elle, apprenant à celui qui avance, le pas-à-pas, l’humilité, la persévérance… et la capacité de tenir dans la solitude.
Belle inspiration et beau sujet de méditation pour des temps de stockage de connaissances, accessibles par un clic de souris, tou­jours là, à disposition, de façon à n’être jamais démuni, mais, tout au contraire, informé, blindé, sécurisé, suréquipé. Belle inspiration pour des temps de surtension qui estiment que le succès de ce qu’on entreprend sera fonction de l’accumulation des démarches, selon des procédés qui doivent être de plus en plus accélérés, rentabilité oblige. Jamais peut-être l’invisible et l’inconnaissance n’auront eu autant besoin qu’aujourd’hui de l’imagination, ne serait-ce que pour les poser comme possibles non délirants. Et cela – est-il nécessaire de le préciser ? – n’a rien à voir avec le nomadisme spirituel qui picore à droite et à gauche des recettes prêtes à l’emploi. C’est de bien autre chose qu’il s’agit. Mais qu’il est difficile, au milieu des « déluges contemporains » 4 (images, bruits, bavardages), de se tenir en attente d’invisible et d’inouï, surtout quand l’énergie de la jeunesse incline à s’adapter à l’impatience et à l’avidité ambiantes !
 

L’accueil de l’altérité


Sous-tendue d’attention, modeste et méditative : on voit que l’imagination est loin d’être seulement impulsive. Elle a ses mé­thodes. Elle a ses patiences. Un mode particulier d’investigation et d’approche. Interviendra-t-elle aussi dans la rencontre de l’autre ? On peut l’affirmer : nul, sans sa subtile intervention, ne sera capa­ble d’un véritable accueil de l’autre. Il est tant de possibilités de se méprendre sur ce que ressent l’autre, sur ses raisons d’agir, sur ses réactions, sur son réel désir, sur sa liberté ! Il n’y a d’altérité au sens fort que si je parviens à reléguer ce que le moi me donne de vivre et d’éprouver. Et même plus ! Il faut que je sois persuadé de l’inanité de ma propre expérience en ce domaine, ce qui suppose un sacré travail de l’imagination (il revient à imaginer par la négative), avant que la patience et le courage d’une ascèse ne prennent le relais !
Car le moi n’est pas seulement moi ; il est le monde tout entier qui s’est organisé autour de moi, me faisant plus que moi : conti­nent à moi seul. Grande est alors la tentation de ne juger des autres qu’à proportion de ce continent-là. Pas d’altérité pour qui n’accepte pas de perdre contenance, pour qui ne mesure pas les limites de son continent ; et ce, non par concession, mais par conviction. Où l’on voit, une nouvelle fois, que la place du moi permet de faire une discrimination entre les formes d’imagination. Le moi y est-il central ? Il y a lieu de s’inquiéter : il risque d’utiliser « l’imagination brodeuse » ! Est-il en voie d’effacement, en posture discrète ? Les choses deviennent plus intéressantes. Car les miroirs de l’imagination où se reflète le moi obscurcissent le reste du monde, ils sont inévitablement déformants, gauchis par les conflits intérieurs non réglés, l’espoir d’apaiser les turbulences ou les frustrations. Les subterfuges ne manquent pas pour s’annexer et le monde et les autres, en se faisant croire qu’on se tourne vers eux. Tout peut être contaminé de faux, même l’apparente attention aux autres, même certaines générosités qui ne sont, au fond, que des tentatives théâ­trales de satisfaction du moi, avant d’être souci de l’autre.
L’imagination n’est pas pour rien dans la capacité d’échapper au moi. Encore faut-il savoir ce que l’on entend par là ! Nulle violence intime n’y parviendra : elle irait à l’encontre du but poursuivi. Elle conduirait à une haine de soi, pire encore que l’encombrement, ou à une fausse humilité de circonstance, qui ne serait qu’un fâcheux détournement des difficultés rencontrées. Les choses à ce stade ne se font qu’en douceur, et l’imagination y a large part, en opérant un simple déplacement d’attention. Déliée, délivrée, à elle de révéler l’absolue étrangeté de celui qui, à côté de moi, est autre. Étrangeté qu’on risquerait d’oublier, car cet autre qui m’est proche est bien un sujet, semblable à moi ; lui et moi sommes liés par une même condition et sommes dans une relation de réciprocité.
Pourtant, il est autre, absolument. Je ne saurai jamais comment le monde s’est institué autour de lui, à travers son histoire, sa percep­tion, ses joies et ses douleurs. Ce n’est que par abus de langage que je lui dirai : « Je partage ta douleur », car je ne serai jamais qu’à ses côtés s’il souffre. De sa joie, je ne percevrai que l’éclat, sans savoir ce qu’elle est. Tout ce par quoi il passe, je ne peux que le constater de l’extérieur ; l’éprouver ou le savoir, jamais. Cette certitude si faci­lement oubliée, à moins que ne travaille en nos coeurs l’imagination d’inconnaissance – l’imagination blanche –, est ce qui fait une présence pudique. Elle protège l’altérité, et ce faisant, elle protège la possibilité de relations libres et authentiques. Force est de constater que tel n’est pas toujours le cas dans les accompagnements divers et variés, qu’ils soient psychologiques, spirituels, circonstanciés, comme l’accompagnement des malades, ou celui des adolescents en difficulté, tant d’autres encore… Pas plus que le simple compa­gnonnage ou la vie partagée en couple et en famille, ils n’échappent aux invasions, projections ou interprétations abusives.
Là où la curiosité précipite des flots d’images, fussent-elles men­tales, la pudeur suggère au contraire de détourner le regard, sans pour autant relâcher l’attention de la présence. La présence pudique se fait présence pure, disponible, ouverte, mais c’est une présence les yeux bandés : témoin je suis de ce que manifeste l’autre, mais cet autre ne se résume pas à ce que j’en vois. Sa radicale altérité et l’invisible de son secret sont à imaginer, les yeux baissés, d’une imagination sans images, une imagination du sillon ou du sillage qui creuse la place de l’invisible.
 

Le Tout Autre


Cette imagination-là est par nature mystique. Elle murmure à l’esprit la possibilité de la transcendance dans un monde de certitudes horizontales et immédiates ; elle déjoue les pièges du matériel, échappe à l’unidimensionnel sous toutes ses formes. À elle de permettre que le temps ne soit pas seulement instrument de rentabilité ou instrument de plaisir, mais porte en son sein la brûlure de l’éternité. À elle encore l’imagination du silence que le monde semble fuir, et la conviction du silence intérieur. À elle la force de nous faire croire à la place de la contemplation dans une société hyperactive et nerveuse. À elle, finalement, la possibilité du grand désir, qu’on pourrait étouffer sous la satisfaction des be­soins. Et d’ajouter que, déliée du moi et de la pesanteur des choses, gracieuse, elle est assez légère – « coeur léger et mains légères », comme le dit Cristina Campo 5 –, assez mobile dans la très immobile attention pour retourner aussi à la contemplation du visible. Car dans son murmure, celui d’une source, se perçoit que le visible et l’invisible sont moins contradictoires qu’intérieurs l’un à l’autre, indissociables. Imaginer à ce stade, c’est se tenir aux aguets dans le recueillement de l’inconnaissance.
C’est ainsi que l’imagination, inspirée par grâce, conduit à pres­sentir la présence du Tout Autre. Elle lui cherche des Noms qu’elle récuse aussitôt, inspire des gestes, un style, une façon de vivre. Elle rend vivable ce que d’aucuns jugent invivable, comme par exemple « être dans le monde sans être du monde ». Elle nourrit la fidélité et la confiance. Elle sait garder le secret, brûle pourtant de le faire connaître, parle et renvoie au silence, efface ce qu’elle écrit. Du temps, elle porte la continuité, la discontinuité et ses fulgurances d’éternité. Du Visage et de la Parole, elle défait les parodies. Elle cherche. Elle prépare le terrain. Elle invite. Elle est au début.
Nous n’aurons jamais fini de commencer.



1. Cité par Claire Malroux dans Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Gallimard, 2005, p. 61.
2. La Pesanteur et la grâce, Plon, 1948, p. 19.
3. Exode, Arfuyen, 1993, p. 32.
4. Voir Marc-Alain Ouaknin, Zeugma. Mémoire biblique et déluges contemporains, Seuil, 2008.13
5. Les Impardonnables, Gallimard, 1987, p. 142.