La naissance de l'idée de progrès, au début du XVIIIe siècle, demeure mystérieuse. Il nous est difficile aujourd'hui d'imaginer ce qu'a été son essor soudain. Il nous est devenu inconcevable qu'au long des siècles et des millénaires passés le monde ait été essentiellement aujourd'hui ce qu'il était hier, ce qu'il sera demain, qu'il allait de soi que l'idée ou l'horizon du monde ait été fixe et immuable (bien que le monde ait une histoire et que cette histoire connaisse des variations). Et brusquement, à la fin du XVIIe siècle, de tous les côtés à la fois, en politique, en civilisation, des hommes commencent à penser que le monde peut être en progrès !

NAISSANCE DE L'IDÉE DE PROGRÈS


On ne peut négliger de voir que la naissance de l'idée de progrès a demandé une rupture sensible avec ce que supposait la mentalité chrétienne et catholique, elle qui cautionnait la représentation d'un monde fixe et immuable.
Ne serait-ce que parce que le monde chrétien, pendant de longs siècles, et sans doute en dépit de son orientation profonde (car on a toujours pensé qu'un progrès était possible dans l'intelligence de l'Évangile), s'est accommodé de l'idée d'un monde immuable et l'a sacralisée, il est impossible aux chrétiens d'ironiser sur l'idée de progrès. Quand, préparée par Francis Bacon et Descartes, elle prend la forme nouvelle de l'esprit de découverte et d'expérience en tous domaines, la condamnation de Galilée (1633) fait de l'Église catholique un obstacle à l'esprit de découverte. À la fin du XVIIe siècle, les persécutions de Louis XIV contre les protestants, le maintien de la religion d'État, le refus d'admettre la liberté de conscience, l'opposition à la tolérance sont le contexte immédiat où naît, par opposition, l'idée de progrès. Enfin, une suspicion tenace à l'encontre de l'idée même que l'homme ait une tâche humaine à accomplir sur la terre a fait que les Églises chrétiennes n'ont pas favorisé au début du XVIIIe siècle une naissance équilibrée de l'idée de progrès. Supposée par l'enseignement de Jésus (le renouveau, la résurrection), liée au christianisme qui fait basculer le temps cyclique de l'Antiquité, celle-ci a dû naître contre ses représentants. Ce qui troublait Teilhard de Chardin.

La révolution scientifique


En 1750, Turgot prononce un discours intitulé Tableau philosophique des progrès de l'esprit humain. Paraît L'Encyclopédie. Condorcet, disciple et ami de Turgot, après ses brillants débuts scientifiques, développe de façon méthodique et rationnelle, dans l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, l'idée de progrès assurés par le développement des sciences, dans le but d'« assujettir toutes les vérités à la rigueur du calcul ». Le calcul est à ses yeux le grand émancipateur de tous les préjugés, traditions fausses et superstitions. Dans cette œuvre posthume (1795), il donne à contempler « l'espèce humaine, affranchie de toutes ces chaînes, soustraite à l'empire du hasard, comme à celui des ennemis de ses progrès, et marchant d'un pas ferme et sûr sur la route de la vérité, de la vertu et du bonheur ». Il ne doute pas de toucher « enfin le perfectionnement réel de l'homme ». Chez Condorcet, la croyance au progrès a déjà remplacé Dieu.
Dès le Directoire, le succès de l'Esquisse est immense. Le XIXe siècle, à part Baudelaire, emboîte le pas. Après la Révolution française, l'idée de progrès règne pendant la plus grande partie du XIXe siècle, en commençant par Benjamin Constant et Madame de Staël, protestants qui croient beaucoup au perfectionnement de l'homme, puis avec Saint- Simon et Auguste Comte jusqu'à Jules Ferry et l'école républicaine, sous les formes les plus diverses, dans tous les domaines. Elle comporte le rejet de l'idée d'un monde fixe et immuable, donc une rupture avec l'Ancien Régime; en tout cas avec la résignation augustinienne accentuant le rôle du péché originel, que l'enseignement de l'Église répandait couramment et que le pape Pie VI mettait en avant dans sa réponse à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1791.

L'idée d'histoire


Au cours du XIXe siècle, l'idée de progrès, loin de rester abstraite, se complexifie, se concrétise d'abord par le progrès des techniques et des sciences, puis par le progrès de l'industrie. Il devient impossible de lui échapper. Elle croise alors une autre idée neuve, l'idée d'histoire, qui consiste à appliquer à son tour à l'histoire des hommes le même schéma progressif, depuis que la Révolution l'a mis en œuvre dans l'action, et non plus seulement spéculativement. L'idée d'histoire ne consiste pas seulement, à la manière de Vico, en ce que les hommes « font leur histoire ». Il y a plus. La Révolution française a manifesté à tous que les hommes peuvent changer les pensées et les structures vermoulues des vieilles sociétés. Le progrès n'est donc plus limité aux sciences de la nature, il est possible de l'appliquer à l'homme, aux sociétés humaines. « Tout un secteur immense de l'existence humaine qui paraissait traditionnellement hors des prises de l'activité transformatrice tombe désormais sous la juridiction de la libre initiative humaine. La société ne présente pas des structures intangibles, mais au contraire des structures devenues » (Paul Valadier).
L'idée de progrès et l'idée "d'histoire croisent donc une troisième idée-force, celle de « révolution », une idée incarnée dans un groupe et transformée en arme de guerre, en instrument pour bâtir une nouvelle société, « raison en acte et acte providentiel » (Octavio Paz), une idée et bientôt des événements dont les dates (1789, 1917, la révolution chinoise de 1949} rythment et dominent le XIXe et le XXe siècles. La force de déflagration de ces trois forces conjuguées est énorme. Si l'on ajoute qu'après Darwin l'idée d'évolution s'impose, on voit à quel point la dynamique de l'esprit penche de ce côté-là. Il y a désormais un parti du progrès ! Un couple conceptuel s'instaure : l'idée de progrès engendre logiquement son antagoniste, qualifiée de réaction.
Face au progressiste, on se retrouve vite réactionnaire !
Dans ces conditions, dans le domaine religieux aussi, l'idée de progrès est partout présente au XIXe siècle, suggérant l'idée d'un troisième âge, l'âge spirituel, l'âge de l'Esprit qui considère comme dépassée l'institution d'une Église visible, trop cléricale, trop sclérosée, chez Bûchez, Leroux, George Sand, Michelet... La « spiritualité » prend, dès la première moitié du siècle, le relais de la « religion » établie. La croyance au progrès remplace peu à peu Dieu dans les esprits, surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle. Un temps d'incubation a préparé des hommes déjà « privés de Dieu » à adhérer avec enthousiasme, après la grande guerre, à l'espérance communiste de 1917.

Progressisme et développement


Malgré les doutes de la fin du siècle, malgré les ébranlements de la première et de la seconde guerre mondiale, la croyance au progrès est relancée après 1945. Dans le bouleversement du monde qui suit, le communisme bénéficie pendant de longues décennies, en Europe occidentale et en Europe orientale, du label de progrès qui lui évite de devoir rendre des comptes sur les violences qu'il commet. Le prestige de cette doctrine de progrès dans des pays socialement encore proches de la féodalité en Europe centrale et orientale est une des causes de la facile prise de pouvoir par les communistes dans ces pays. En France aussi, après 1945, l'aura et la dynamique progressiste du marxisme deviennent un « horizon indépassable » (Sartre) qui submerge la jeunesse des milieux laïcs et catholiques.
La notion de progrès s'élargit aussi et s'universalise du côté américain. Le « développement » devient le nouveau nom du progrès. Le fameux « Point IV » du discours d'investiture du président Truman, le 20 janvier 1949, en marque le commencement : « Il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l'amélioration et de la croissance des régions sous-développées » 1. Encore rhétorique au début, ce vocabulaire, qui prétend échapper au colonialisme, devient commun : le mot « développement » commence alors à prendre vers 1965 un sens transitif et non plus passif, celui d'une action de développer « exercée par un agent sur un autre ». Les peuples sont divisés en peuples « développés » et « sous-développés » — autre binôme conceptuel qui s'impose rapidement avec l'évidence de tout ce qui concerne le progrès. Les peuples non occidentaux sont pour la plupart « non développés », ils ont vocation au développement. Ce vocabulaire est repris par l'Église catholique à partir de 1965 (encyclique Populorum progressio). En deux siècles, tous les domaines de la vie humaine ont été innervés.

Une idée qui nous imprègne


Cette rapide fresque historique de la croyance au progrès, qui comporte aussi les mouvements de réaction et les phases de pessimisme, troublante et indécise quand on en évoque le passif, suscite une réflexion étonnante. L'idée du progrès a beau être repoussée intellectuellement, il n'en reste pas moins qu'elle nous imprègne. Elle va de soi, de nos jours, comme autrefois allait de soi l'idée de monde fixe et immuable. Elle est une mentalité commune qui échappe à notre liberté. Nous ne pouvons renoncer à l'élan de l'idée de progrès sans nous nier nous-mêmes, sans aller à contre-courant de ce que nous sommes, de ce qui nous façonne depuis trois siècles.
Quelles que soient les critiques que l'on porte à son endroit, au vu de ses résultats ou en raison du caractère rationaliste qu'elle a pris avec Condorcet, toute .notre mentalité la suppose, elle imprègne le monde dans lequel nous naissons, elle est notre climat, notre horizon, désormais sur le mode américain. Elle est plus forte que nous.
Tout au plus pouvons-nous lui apporter des corrections. Même si aujourd'hui, à l'évidence d'un profond déséquilibre de l'humanité, nous n'y croyons plus, elle demeure, elle renaît de ses cendres. L'idée de progrès n'est que la logique d'une idée, un mythe, un vecteur ! Une idée à la limite indépendante des événements et des faits ! Une idée abstraite, aveugle aux conséquences, souvent une transposition laïque de l'eschatologie chrétienne et de la croyance en Dieu. Mais, comme idée directrice, on ne peut la rejeter. Car si l'homme se met à douter, comme il arrive aujourd'hui, qu'il ait une tâche à accomplir dans le monde, il se sent contredit dans ses aspirations les plus profondes. Le ressort caché du totalitarisme du XXe siècle a été de persuader l'homme qu'il est superflu et de trop sur la terre. Le chômage, l'abandon, la déréliction ont vite fait de nous en convaincre. Se sentir inutile, ne pas avoir de place sur la terre est pour un homme la pire des blessures.

LES CRISES DE L'IDÉE DE PROGRÈS


Dès sa naissance, l'idée de progrès est en crise. Idée unilatérale, donc toujours en déséquilibre, elle provoque par principe un déséquilibre qui s'accentue de plus en plus. Paradoxalement, elle aggrave la situation humaine, car si la société ne sort plus des mains du bon Dieu, si elle est la construction des hommes, alors un échec devient beaucoup plus grave, les hommes sont seuls responsables : le doute, le désespoir sur l'homme deviennent bien plus angoissants. C'est ce qui se passe après que s'est développée une ubris destructrice.

Une humeur morose


À la fin du XIXe siècle, dans La Bête humaine, Emile Zola exprime ses doutes : « Le chemin de fer comme fond, le progrès qui passe devant la bête humaine déchaînée. (...) Ça, c'était le progrès, tous frères, roulant tous ensemble, là-bas, vers un pays de cocagne. (...) Ah ! c'est une belle invention. Il n'y a pas à dire. On va vite, on est plus savant... Mais les bêtes sauvages restent les bêtes sauvages, et on aura beau inventer des mécaniques plus belles encore, il y aura quand même des bêtes sauvages dessous », profère la tante Phasie 2. Le premier grand ébranlement que reçoit la croyance au progrès est causé par les massacres à grande échelle, de caractère technique, avec la mitrailleuse, le char, de la guerre de 14-18. Dès 1920, au vu des vies fauchées par millions, toute une partie de la jeunesse refuse violemment le mythe du progrès et s'enivre de la jouissance du présent. La crise économique de 1929 accentue le doute.
Un homme a vécu et pensé de l'intérieur cette histoire : Georges Friedmann, dédié à l'étude du « machinisme industriel », sondait dès 1936 La crise du progrès et, au terme de sa vie, il posa en 1970 la question de La puissance et la sagesse 3. La technique donne à l'homme une grande puissance, mais la sagesse ne marche pas au même rythme. Entre 1935, 1970 et 2003, le déséquilibre qu'il décrit s'aggrave. Dans les périodes où la croyance au progrès s'efface ou disparaît, observe-t-il, ce n'est pas le plus souvent au bénéfice d'une lucidité plus grande, mais au profit d'une humeur morose et défaitiste. Les moments où l'idée de progrès s'efface provoquent plutôt un repli sur soi, aux conséquences politiques parfois désastreuses, un doute qui attaque le vouloir-vivre. Dans les années 30, Heidegger voit comme tout le monde la crise de l'idée de progrès, qui le conduit à penser que les temps modernes sont dominés par la technique, que la technique est une puissance qui « oblige » l'homme, une « mise en demeure », un « arraisonnement » (dos Gestell). Mais cette pensée volontiers oraculaire ne lui permet plus, à terme, de faire de justes distinctions entre les régimes politiques. Il considérera les démocraties et les fascismes sur le même horizon englobant, ce qui, du coup, facilitera sa complicité avec le nazisme. L'irrationalisme s'abîme dans le fascisme.
Qui sait si ce qui se joua pour un grand philosophe ne se rejoue pas aisément dans l'actualité ? Bien souvent, le scepticisme à l'égard du progrès dans les générations actuelles ne mène pas à l'action, mais au repli sur soi. Alors que la science promet toujours un progrès, le temps vécu se recourbe ou se replie sur lui-même, sur la déception. Cela touche la jeunesse, et pas seulement la jeunesse.

La fin d'un espoir


La crise des années 30 n'est rien au regard du contre-coup qui suit, avec vingt ans de retard, les horreurs de la « solution finale ». Les camps de déportation ou d'extermination, en Allemagne, en Russie, l'extermination des juifs, inscrivent le désespoir au-dessus de l'idée de progrès. Cette fois, l'homme est défiguré par principe, méthodiquement, scientifiquement, c'est la nature humaine que l'on veut défigurer et transformer dans les camps. « Toutes les expériences diverses qui sont faites en science et en politique pour "conditionner" l'homme n'ont d'autre but que la transformation de la nature humaine pour le bien de la société » 4. L'idée de progrès se mue alors en l'inverse même de son projet, elle se nie elle-même, l'amélioration devient un cauchemar. Plus inquiétant encore, alors que la critique du totalitarisme nous a en principe rendus plus lucides, le génocide qui fait deux millions de victimes au Cambodge en 1975, et se justifie par l'idée d'éradication et de purification, passe sans trop nous troubler.
Depuis soixante ans, l'expérience européenne ne cesse de se débattre avec ces conséquences et celles du communisme, encore mal comprises. Une idée qui se mue en son contraire ? Le meilleur des mondes et 1984 de George Orwell nous le font entrevoir. Nous l'entrevoyons aussi en imaginant un univers de clones, une planète entièrement mise en exploitation. L'idée de progrès subit un double choc vers les années 90. D'abord, la conscience écologique, qui se crée dans la prise de conscience que nous sommes en train de piller et dilapider les ressources de la planète, réintroduit l'idée de limite, étouffée depuis longtemps. Puis, avec la chute du communisme, s'efface l'idée de messianisme, de temps progressif, de temps orienté. Citons Emmanuel Levinas :

« Aujourd'hui nous avons vu disparaître l'horizon qui apparaissait derrière le communisme d'une espérance, d'une promesse de délivrance. Depuis la Bible, nous sommes accoutumés à penser que le temps va quelque part, que l'histoire de l'humanité se dirige vers un horizon : le temps promettait quelque chose... Avec l'effondrement du système soviétique, le trouble atteint des catégories très profondes de la conscience européenne. Notre rapport au temps se trouve mis en crise. »
 
Le XXe siècle, vu en perspective, après d'immenses espoirs, se conclut sur une mise en cause de l'idée de progrès, un désespoir à son égard. Chacun le sent, dans le grand déséquilibre moderne, il est besoin de ressources spirituelles pour donner au progrès un sens et des limites. Aucun progrès humain n'est possible sans une profonde métamorphose d'une croyance trop simple. L'idée de progrès, en principe et au départ fortement justifiée par une ambition de bonheur, n'a-t-elle pas perdu en cours de route sa finalité ? Le bonheur n'est plus que verbalement à l'horizon du progrès, qui tend à devenir une spirale qui s'auto-alimente. L'Antiquité, la Renaissance, le XVIIIe siècle, même le christianisme, n'oubliaient jamais le bonheur. Le XXIe siècle peut-il y croire ?


L'ACCOMPLISSEMENT PERSONNEL


L'idée de progrès est notre fil rouge, mais il nous faut chercher une nouvelle sagesse, un contrepoids. Dans La puissance et la sagesse, Friedmann se tourne de différents côtés : où trouver ces ressources ? Il n'est pas sûr de les trouver dans les religions, peu aptes à se réformer. Depuis trente ans, au niveau collectif et individuel, l'attention se concentre sur la recherche de sagesses de vie.
Cependant, l'idée du progrès telle que l'ont pensée les modernes subit une vraie métamorphose. L'incertitude est l'aspect nouveau qui accompagne désormais son essor. Le progrès était inséparable de la maîtrise des phénomènes. Or, à mesure que nos connaissances scientifiques augmentent, augmente aussi notre ignorance, et cette ignorance engendre de l'incertitude. Nos techniques ne cessent d'engendrer des effets imprévisibles 5. Il est aisé de transposer : l'incertitude réapparaît aussi dans le champ des individus et des relations humaines. Plus nos possibilités personnelles augmentent, plus s'enrichissent nos relations, plus grandit l'incertitude.
Hannah Arendt observe justement que, dans les actions humaines, l'action, « avec ses innombrables conflits de volontés et d'intentions », n'atteint presque jamais son but, le résultat n'est jamais celui qu'on attend, il est toujours infléchi par l'action imprévue des autres, de nouveaux entrants (ce qu'on appelle « le paradoxe des conséquences »). Par contre, l'action produit des histoires. L'action humaine comporte un rapport passif/actif, une grande part de passivité, correspondant à l'activité qu'on y déploie, qui ne peut être éliminée. Faire et subir sont deux faces de la même médaille. Nous sommes l'acteur de notre vie, mais pas l'auteur, dit-elle. « Notre histoire, l'histoire dans laquelle nous sommes engagés tant que nous vivons, n'a pas d'auteur, parce qu'elle n'est pas fabriquée. » C'est pourquoi on sublime bien des événements en les racontant. La littérature, le roman, l'histoire, infatigables fournisseurs de modèles et de miroirs, rendent plus claires et plus douces les épreuves que nous sommes enclins à traiter à bords francs.
Le rêve de maîtrise que comporte le mouvement américain du « développement personnel », devenu succès mondial, laisse voir alors sa source, son cadre, sa limite. Ce mouvement, dont une grande part de la force de séduction réside dans la promesse d'« une actualisation du potentiel humain » 6, paraît conçu selon l'ancienne idée du progrès linéaire : une culture de la maîtrise et de l'illimité. Ce nouveau mythe ne fait que relayer celui du progrès. C'est la même croyance, transposée au niveau de l'individu. Autant que de développement personnel, n'importe-t-il pas de tenir compte de la pluralité humaine, des réseaux dans lesquels nous sommes engagés, de jouer notre rôle dans le monde ? Avant tout préoccupé par le moi, le développement personnel ignore trop les lois de la relation. Donner, recevoir, rendre sont, selon Marcel Mauss, les trois lois symboliques de l'espèce auquel nul ne saurait échapper.
Ne faut-il pas situer le développement personnel dans un contexte, d'abord américain, ensuite européen, qui connaît à la fois une volonté de maîtrise et une extrême solitude des êtres humains ? L'interaction se faisant mal, l'amour étant souvent fugace, fragile, incertain, la religion étant impossible pour beaucoup, le développement, je le conçois alors, finalement, seul. Bien des personnes, après les ruptures, les drames, les pertes, se retrouvent sans personne à aimer. Dans le roman de Richard Ford, Indépendance, le héros, divorcé et séparé de ses enfants, doit faire un long chemin pour apprendre à retrouver des liens qui l'engagent. L'individu solitaire qui ignore les appels et les absolus extérieurs à lui (la politique, Dieu) est le client du développement personnel.
Le « soin » des relations exige d'accepter l'incertitude, l'imprévu, qui demande tant de détours, d'allées et venues, de contradictions, de patience, de variations, de retours en arrière — toutes choses difficiles à supporter. Le moderne veut croire qu'il n'aura plus à supporter toutes les humiliations qui lui viennent des autres, il est tenté par l'action unilatérale. C'est lâcher le réel pour la fiction. La carte du Tendre est disposée tout autrement que la pyramide de Maslow, elle est à plat et non hiérarchique, tout en courbes et lacets, non géométrique.
La religion pourrait-elle mépriser l'accomplissement personnel, malgré sa forme individualiste actuelle ? Le christianisme, avec ses grands penseurs, suppose au contraire cet accomplissement. Dans une phrase qui est au cœur de sa philosophie et innerve tout un développement, Thomas d'Aquin affirme : « Tout être qui tend à sa propre perfection tend à la ressemblance divine. » Cette pensée identifie audacieusement en l'homme le désir de bonheur et le désir de Dieu, elle approfondit la place première du bonheur, héritée, fût-ce de façon contradictoire, de l'Antiquité et de l'Évangile. La vue chrétienne est consciente de la part de mensonge, d'opacité, voire de cruauté que l'être humain porte avec lui ; elle porte une conception du temps comme renouveau, pardon et rédemption, et l'idée évangélique d'un kairos, d'un « moment favorable qui ne peut être rempli que par moi » (Remy Brague) : ces trois éléments étroitement connectés enrichissent et corrigent l'idée linéaire du temps chronologique progressif. Mais ce ne peut être une opération purement intellectuelle, c'est affaire d'hommes qui réalisent en eux une synthèse de l'idée de progrès et du christianisme.



1. Gilbert Rist, Le développement, histoire d'une croyance occidentale, Presses de Sciences Politiques, 1996, pp 118-122.
2. Gallimard, 2001, pp 71-72.
3. Gallimard, 1997.
4. Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, 1983, p. 236.
5. Dominique Bourg, Planète sous contrôle. Textuel, 1998, p. 54.
6. Cf. Michel Lacroix, « Le développement personnel », Christus, n" 188, octobre 2000, pp 401-408.