De façon assez spontanée, les chrétiens comprennent la vie spirituelle de manière très affective, sans rapport avec les spéculations de la théologie. Cette opposition entre prière et intelligence de la foi a une histoire qu’il faut étudier. Dans la prière comme dans la théologie, on est démuni à considérer celui que l’on ne peut avoir sous la main. Pour parler de Dieu, la grammaire de la pensée fait défaut. En outre, aucune philosophie ou conception du monde ne s’impose dans le pluralisme contemporain : impossible de parler unanimement des hommes en ce monde dans leurs rapports entre eux et avec Dieu.
Il faut alors visiter quelques grands moments de la tradition spirituelle, depuis Maître Eckhart au XIVe siècle jusqu’à François de Sales au XVIIe, et même un peu au-delà. On y voit comment on a fait toujours plus de place aux sentiments dans la spiritualité. Celle-ci concerne alors de moins en moins toute l’existence, notamment corporelle et fraternelle, pour se réduire de plus en plus à un mouvement de l’âme vers le surnaturel. À partir du XVIIIe, la spiritualité ainsi comprise est grandement disqualifiée, tant pour les athées que pour une majorité de chrétiens. Puisque ce qui s’y éprouve n’est pas objectivable, observable, ce n’est rien, seulement sentiments, illusion ou folie.
La prise en compte du langage comme constitutif de l’expérience humaine, au XXe siècle, permet de parler autrement de la vie dans l’Esprit. À défaut de pouvoir en rendre compte scientifiquement, on peut au moins ne pas la réduire à l’erreur de la superstition, de l’idéologie ou de l’aliénation mentale.
Un maître guide la démarche, Michel de Certeau, qui a étudié la littérature mystique (la spiritualité chrétienne des XVIe et XVIIe siècles). Le discours mystique – la philosophie du langage le fait comprendre – s’acharne à témoigner de ce qui ne peut se dire mais qui doit cependant être dit, Dieu. Pour dire l’impossible, seule la ruse est possible, celle de la somatisation, de la poésie, du paradoxe et autres tropes littéraires. Le discours spirituel ne relève pas de la description, ni du mode d’emploi, ni de la méthode, mais d’une pénurie qui indique en creux le passage de celui auquel on répond mais dont la voix, à jamais, est silence.
La vie dans l’Esprit est la recherche de celui qui est honoré quand les frères, les petits d’abord, sont servis. Elle ne consiste pas tant à dire des prières, se bien comporter ou à agir pour transformer le monde, qu’à se laisser aimer et saisir par un Dieu que l’on ne peut saisir. Nommer Dieu n’est pas ce qui importe, car on risque toujours de désigner l’idole ; mais, dans sa quête et le manque de lui, se devine un unique, un originel qui est aussi le terme, que l’on découvre en aimant comme celui qui se donne. « Nous n’avons que l’expérience de cette donation, dont l’origine nous échappe. Nous ne pouvons pas nous représenter cette origine. Tout ce que notre expérience humaine peut nous suggérer, pour penser cette donation gratuite, c’est ce que nous associons au mot “amour”, lorsque celui-ci est vécu comme un don sans retour. »
Le parcours donne à lire quelques grands textes de la théologie spirituelle. On sera particulièrement attentif aux pages 119 à 129 qui disent la spécificité d’une quête spirituelle évangélique, chrétienne. On pourra regretter que la théologie soit souvent réduite à la caricature que les théologiens « scientifiques » en ont eux-mêmes faite. Il se pourrait que la théologie systématique ou dogmatique soit elle aussi un exode à la suite de celui qui manque et ne se devine que dans la réponse que suscitent son absence et sa quête.
Nombre de ceux qui prient s’estiment dispensés de réfléchir leur expérience ; la prière leur parlerait de façon évidente de Dieu. Rien n’est moins sûr. Ce « petit » livre, issu d’un cours donné au Centre Sèvres, leur sera d’un grand secours, à eux comme aux nombreux quêteurs de l’origine, qu’ils soient chrétiens ou non. Il les aidera à relire leur propre quête à la lumière de la tradition ecclésiale et de l’interrogation contemporaine sur le ce-vers-quoi nous marchons. Il propose des mots pour comprendre l’expérience spirituelle et la vivre en Église ; il offre les tuteurs dont a besoin son développement. La prise en compte du monde et des cultures est un chemin nécessaire pour la théologie spirituelle, si la vie dans l’Esprit prend chair au coeur du monde et des cultures.   

Patrick Royannais