Beaucoup d’hommes et de femmes subissent un exil qu’ils n’ont pas choisi et parler de l’exil, c’est d’abord faire silence devant tous ces visages malmenés par la tyrannie de l’histoire. La mémoire d’un père de famille me revient ce soir à l'esprit. Il venait du Vietnam avec un fils de six ou sept ans et vivait dans un foyer de réfugiés en Avignon. Il n’avait plus aucune nouvelle de sa femme et ne savait pas si elle l’avait volontairement laissé partir seul sur son embarcation de fortune ou si les circonstances de ce départ précipité au mépris des autorités l’en avaient empêché. Plus de nouvelles, plus de certitude : la terre perdue avec tous les privilèges du travail et de la sécurité, ne demeuraient plus que la promesse de l’enfant, fruit d’une alliance devenue invisible et l’espérance de retrouver un jour le visage qui l’avait engendré.

Sans doute n’est-ce là qu’une analogie  mais la situation de cet homme à l’égard de son épouse est révélatrice de la fragilité de tout enracinement et de toute alliance, y compris de celle que l’homme resserre invariablement avec Dieu au plus intime de sa conscience.

Oui, l’homme est soumis aux mille accidents de l’existence et à la violence immédiate de ses injonctions dont aucune forteresse spirituelle ne peut contenir les assauts. La primauté des événements sur la liberté de l’homme est telle qu’elle risque sans cesse de le déporter  du pays de la Parole et de la vie vers des  lieux d’exode et de sécheresse.  Du jour au lendemain, et même d’une heure à l’autre, les intermittences du cœur font entrer dans le temps de la Passion  là où celui de la Transfiguration paraissait avoir su établir souverainement sa tente. Tout ce qui paraissait familier et acquis  a l’air de s’effondrer en un instant et il ne reste plus à l’homme que son oreille intérieure pour écouter son Créateur et Seigneur, solidaire dans l’exil de ce réfugié congolais qui n’a plus que le volume de son transistor à serrer entre les bras de sa mémoire meurtrie.


Ce temps de l’exil survient de façon politique et matérielle dans le déplacement spectaculaire de populations entières; mais il survient aussi dans l’âme complexe et malade de l’homme :  quand les liens sociaux se décomposent de façon brutale et inattendue, quand le malheur s’abat en avalanche sur une vie où tout semblait construit sur le roc, quand Dieu ne brille plus que par l’œil blanc de son absence, comme au temps du désert et de la manne:
 « Un cœur inquiet, un regard qui s’éteint, une existence qui s’épuise. » (Dt 28, 15 -69)
C’est en ces temps d’exil et de désolation que la reconnaissance de Dieu peut s’affiner en profondeur et en simplicité. C’est en eux que peut briller avec le plus de clarté le salut d’un irréversible appel à une vie plus humaine et plus sainte, par eux aussi que l’homme désarmé ne sait plus marchander avec Dieu. C’est pourquoi la conscience de l’exil ne peut coïncider avec une quelconque démission de la volonté.
En aspirant à une patrie meilleure,  une patrie céleste de tout notre cœur, de toute notre force et de toute notre volonté, nous redonnons à Dieu la joie de sa paternité qui a fait de Jésus le Christ sa Demeure pour l’éternité. A nous de demeurer  en lui 
jour après jour pour faire entrer davantage le temps de l’Eglise et du monde dans l’accomplissement déjà perceptible de son éternité.
Claude Tuduri, sj
Crédit photo : Camp de réfugiés pakistanais Shah Mansour , Emilio Morenatti ©AP