En guide expérimenté des multiples manières de « se figurer » l’intériorité de l’homme – l’âme selon les Anciens, la conscience selon les Modernes – Jean-Louis Chrétien invite ses lecteurs à cheminer de « la chambre du coeur » au « temple de l’Esprit », à visiter les « demeures de l’âme » sous forme de « maison, château, appartements », le soi supposant toujours un « chez soi » à la fois déjà là et à construire. La diversité de ces bâtiments et le foisonnement de leurs descriptions incitent à tourner les pages avec gourmandise comme on tournerait celles d’un livre d’images. Attitude que ne rejetterait pas Origène qui médita longuement le verset 7 du psaume 38 de la Septante : « C’est dans l’image que chemine l’homme. » Mais il s’agit, pour lui et pour bien d’autres Pères de l’Église, d’images actives, émanant des profondeurs de l’homme, non sans retentissement sur le monde. Origène conseille vivement de « scruter nos actions une à une, et nous examiner nous-mêmes : par cet acte ou cette parole, est-il peint en notre âme une image céleste ou une image terrestre ? » Augustin n’hésite pas à parler de « mort camérale » (mort en chambre), expression saisissante pour dire le consentement intime au désir mauvais : « Secrète est cette mort : elle a lieu dans la maison, elle a lieu dans la chambre, et pourtant c’est une mort. » D’où l’importance de « garder la porte » de ce lieu pour ne pas donner prise au « verbe mauvais de la bouche intérieure », ce qui ne va pas sans combat spirituel comparé par Augustin à des « scènes de ménage » entre l’esprit et la volonté. L’acte de la prière silencieuse élargira et pacifiera cet espace intime, non par la vertu de la prière elle-même mais par la grâce de Celui auquel elle s’adresse. Ces figures patristiques de l’intériorité « deviendront un bien commun de l’Europe », note J.-L. Chrétien en évoquant les prolongements médiévaux de cette topique.
Le passage de la « chambre du coeur » au « temple de l’Esprit » accentue la présence sanctifiante de Dieu en l’homme pour autant que celui-ci pratique l’offrande de lui-même, le « sacrifice intime », inséparable de la communion ecclésiale, qui brise le culte de soi : « Cette vie cultuelle sanctifie le corps lui-même. La vie quotidienne peut devenir à tout instant service divin. » Grégoire le Grand, inspiré tant par la Bible que par les Pères qui le précédent, dessine « l’autel de l’oeuvre bonne », sur lequel l’homme offrira les parfums composés à partir de ses actes broyés et pulvérisés « comme dans le mortier du coeur ». Et J.-L. Chrétien de commenter : « Le sensible est l’abécédaire ou l’imagier du spirituel. » Plus tard, François de Sales bâtira son Traité de l’amour de Dieu selon l’architecture du temple de l’Esprit, dont le plus haut lieu ne s’ouvre qu’à la condition de renoncer au désir de le voir et de le posséder. Au long des pages, Anciens et Modernes ne cessent de se croiser, qu’ils soient philosophes, théologiens, psychanalystes, romanciers ou poètes, soumis au questionnement de J.-L. Chrétien quant à leurs diverses manières d’habiter et d’édifier la « maison de l’âme », tels le « château intérieur » de Thérèse d’Avila et le « sous-sol » de Dostoïevski. La sécularisation de la « chambre du coeur », déjà repérable chez Dante (Dieu vient de l’extérieur et non de l’intérieur), est manifeste chez Montaigne qui, dans son « arrière-boutique », s’entretient de soi-même à soi-même et non plus avec Dieu. La rupture sera consommée avec Bergson et Freud : « Le “moi” remplace et forclôt l’esprit, il est par essence la puissance inhospitalière qui interdit de penser mon être comme habité. » Résonne alors en finale la thèse de ce livre : « L’identité moderne résulte d’une profanation de l’espace intérieur, ce terme étant entendu au sens strict de “rendre profane”, de désaffecter ce lieu de ce qui fut longtemps sa destination et sa fonction les plus hautes. » Reste désormais à s’interroger sur « le sens et l’avenir de cette profanation ». 
 
Annie Wellens