Il sera question de célibat et non de solitude, alors que tout en soi ou alentour porte à vivre autrement. Car toute vie, qu'elle soit vécue en couple ou en communauté, comporte une part de solitude à assumer nécessairement. Ce n'est pas la solitude qui est en question, mais le fait de ne pas avoir de partenaire stable et privilégié, comme dans un couple ou une communauté. Le but des remarques et constatations qui vont suivre est de parler d'une situation qui n'est pas facile à vivre, sans vouloir apporter de remèdes ou d'explications, afin de faire écho à ce qui a été entendu ou constaté au contact d'hommes et de femmes vivant cette situation.
Il y a quelques années encore, personne n'aurait pensé à traiter ce genre de sujet. Il y avait des célibataires, certes. On les remarquait, on les plaignait. Aujourd'hui, le fait nouveau est d'abord quantitatif. Pour les seuls Etats-Unis, le nombre de célibataires a augmenté de 33 % en quinze ans ; en France, il augmente de 3 % par an. Un nombre important et sans doute égal de garçons et de filles se retrouvent un jour dans cette situation malgré eux. Les hebdomadaires leur consacrent régulièrement un dossier. Cataloguées comme « célibatantes », les femmes se reconnaissent peu dans cette caricature. Le nombre même pose question : il indique un phénomène nouveau à interroger, qui dépasse largement ceux qui ont à le vivre.


Un phénomène social nouveau


On peut en effet invoquer un certain nombre de faits nouveaux : adolescence et études plus longues, changement de mentalité et de moeurs, éclatement de la cellule familiale, conditions de travail conduisant à une instabilité géographique, et donc relationnelle, etc. Entre tous ces phénomènes, y a-t-il un lien de cause à effet ou une simple simultanéité ? Faut-il inclure les différentes crises traversées par nos sociétés depuis les années soixante, et donc y adjoindre la chute brutale des entrées dans la vie religieuse et des vocations sacerdotales, la baisse non moins sensible du taux de natalité, l'augmentation du nombre de divorces ? Et, plus récent, mais lié aux précédents, le phénomène des familles monoparentales ?
L'intérêt de prendre ensemble tous ces phénomènes consiste à voir qu'il s'agit d'un véritable éclatement social, ou plutôt de la manifestation au grand jour d'une réelle fragilité. Le vécu social réclame une fermeté, une assise personnelle, dont beaucoup de nos contemporains sont dépourvus. Le mode de vie d'aujourd'hui met en cause des manières de vivre qui auraient peut-être duré dans un système à la cohésion plus forte. Prendre en compte cette situation, c'est pousser la question plus avant, nous interroger sur nous-mêmes, sur l'époque que nous vivons, ce qui se dit ou se cherche. Entendre ce que dit muettement un corps éclaté aux meurtrissures multiples...
Parmi les réalités nouvelles, il faut parler, bien sûr, du nouveau rapport homme-femme. Les filles comme les garçons cherchent à faire des études qui leur plaisent, pour, comme les garçons, avoir un métier qui leur plaît, où elles pourront s'investir vraiment. Il y aurait à réfléchir sur ce « comme », voir où se situe vraiment l'égalité homme-femme et comment s'opère le processus identitaire. Les célibataires comme les personnes mariées sont acteurs de la vie sociale, si ce n'est que les uns ont l'impression d'être acteurs à part entière et que les autres souffrent d'un manque.
Cette réalité humaine est difficile à vivre à plusieurs titres :
    • Difficile par le simple fait du non-choix qui est celui du célibataire. Plus les années passent, plus aussi peut se développer un sentiment de frustration, d'injustice ou d'échec personnel. Comme toute situation imposée, subie, l'individu ne peut que ressentir comme une violence le fait de ne pas avoir été choisi ou de ne pas pouvoir choisir comme il (elle) l'entend. D'autant que si plusieurs ont pu vivre des situations où « ç'a failli marcher », d'autres vivent douloureusement le fait de ne pas avoir été préféré à quelqu'un d'autre, ou encore d'avoir hésité entre vie religieuse et mariage sans pouvoir concrétiser à présent leur désir de vie à deux.
    • Difficile à cause du temps qui passe, inexorable, et avec lui la frustration liée au temps perdu, l'impression que les chances diminuent, que les potentialités s'amenuisent, que c'est du gaspillage, que « ce serait si bien si », etc.
    • Difficile dans le domaine de la sexualité, ou plutôt dans son exercice qui devient problématique. Si certains vivent paisiblement une abstinence, pour d'autres c'est une source de tension ou de frustration. Ne pas exercer sa sexualité réclame une forte démarche de sens qui fait justement défaut et engendre une frustration encore plus grande. Certain(e)s en veulent à l'Eglise de ce qu'ils considèrent comme une brimade à leur égard.
Toutes ces difficultés peuvent être amplifiées par le mauvais esprit, dans le but, jamais avoué, d'empêcher l'être d'humain d'accéder à sa vie et à sa liberté. Une partie du travail sur soi, pour un célibataire, va consister à désamorcer ce processus d'amplification pour retrouver un fonctionnement libre.


La tentation de la fuite


Les célibataires sont tentés de fuir une situation qui ne leur convient pas. Le mot « tentation » n'est pas utilisé par hasard. Il indique que nous sommes agis comme de l'extérieur de nous-mêmes, que c'est quelque chose qui ne vient pas de nous et avec lequel il faut se battre. Un regard un peu lucide sur nous-mêmes ou, mieux, une parole risquée sur soi avec quelqu'un de confiance révélerait à quel point nous sommes agis par des pulsions, des peurs, etc., plus encore que nous n'agissons ; il nous révélerait qu'un certain nombre de nos conduites, de nos manières de faire ou de vivre, n'ont pas leur source exactement là où nous le pensons !
Vis-à-vis d'une situation jugée insupportable, une tentation majeure est la fuite ou la négation, ce qui revient à peu près au même. Ce n'est pas le propre du célibat non choisi, mais celui de toute situation qui prend au dépourvu : veuvage, divorce, mort d'un enfant, etc. La fuite n'est pas forcément un processus conscient, élaboré. Le psychisme réagit à sa manière en mobilisant ses forces. Ces tentations peuvent se repérer par des conduites, ou plutôt par l'aspect excessif de certaines de nos conduites. Il y a du « trop » quelque part, et, quand il y a du trop, il y a donc un manque !
Citons quelques exemples :
    • Ne pas vouloir choisir. Il faut tout faire : beaucoup travailler, ne pas limiter loisirs et sorties, voir ses amis, voyager, etc. Surinvestissement dans la vie professionnelle ou, inversement, repli sur soi contrit et malheureux.
    • Présenter la face de quelqu'un d'équilibré, qui vit très bien la situation comme elle est, sans problème. Or il suffit d'écouter un peu pour se rendre compte que l'arrière-boutique n'a pas la belle apparence de la vitrine...
    • Fuite en avant dans la séduction : le désir de plaire, d'être remarqué(e), au risque que cette démarche prenne le pas sur le désir d'une rencontre authentique.
    • Préférer un ersatz de relation, avec ses insatisfactions que l'on connaît pourtant par coeur, plutôt qu'aucune relation. Manque ici le courage de rompre.
Tout cela vise à masquer un malaise, une carence liée à une vie affective difficile, d'autant moins satisfaisante que les amis se sont mariés, ont des enfants, ont leur vie. Les célibataires ont du mal à trouver la leur. Ils ont même de plus en plus de mal — sauf à se jouer une certaine comédie — à avoir une relation vraie avec des couples qui ont d'autres centres d'intérêt auxquels ils n'ont pas accès et qui ne sont pas forcément les enfants. La caractéristique des couples stables est d'investir l'avenir, de faire des projets, de se situer autrement dans la société, toutes choses difficiles pour des célibataires. Sans être en marge de la vie sociale, ils sont un peu à part. Quand cet « un peu » devient de plus en plus évident et de moins en moins supportable, il faut fuir. On ne sait comment, ni où, mais il faut fuir. C'est alors que notre psychisme vient à la rescousse.


Des attitudes révélatrices


En abordant un certain nombre de comportements sous l'angle de la tentation, alors qu'il serait si facile de n'y voir qu'un trait de caractère ou de dire : « Chacun réagit à sa façon, tout simplement », on vise ici un double but. D'une part, alerter les intéressés, les aider à sortir d'une lecture banalisante, afin qu'ils prennent en compte ce qu'un certain nombre de leurs comportements, y compris les plus anodins, révèlent d'eux-mêmes. Les proches y sont très sensibles, car ce qu'ils voient à travers ces comportements, c'est, sinon de la détresse, du moins de la difficulté à vivre. Les sentant particulièrement vulnérables, ou fragilisés, ces proches n'osent guère parler, préférant se cantonner dans un silence prudent ou une compassion quelque peu affectée.
Accepter de prendre en compte ce que ces attitudes peuvent révéler de soi, c'est faire preuve d'un sain réalisme ou d'une saine humilité. L'expérience humaine nous apprend toujours que l'on est un peu différent que ce que l'on pense être. Les images qu'on nous renvoie ne sont pas toujours faciles ou agréables à supporter. Or c'est en les prenant en compte que l'on progresse dans sa liberté personnelle. La première tentation ne serait-elle pas de ne pas voir, de ne pas vouloir voir, ou d'effectuer une pirouette ?
D'autre part, parler de tentation, c'est aussi indiquer le lieu d'un combat, considérer que d'autres forces oeuvrent sur un terrain dont le véritable enjeu est l'accès à la liberté. Pour le dire de façon tout à fait claire, l'Esprit Saint pousse du côté de la liberté, du combat nécessaire, de l'humilité ou du réalisme, même s'il n'est pas gratifiant au premier abord. L'autre esprit, l'ennemi de la nature humaine, pousse du côté de la fuite, du rejet, sous les prétextes les plus futiles et les plus divers. Car le véritable enjeu du célibat non choisi n'est pas de savoir si l'heureux élu va un jour se présenter et s'il sera possible d'entrer avec lui dans une relation stable et durable, ou bien encore de savoir comment supporter la solitude, mais d'apprendre à devenir l'être humain que je suis. Cette question, que d'autres peuvent éviter, au moins pour un temps, parce qu'elle est masquée par la reconnaissance sociale, la maternité ou la paternité, les célibataires, à cette époque charnière, ont le privilège de la recevoir de plein fouet. Elle les percute d'autant plus que rien ne les y a préparés. Comme toute situation non anticipée, la violence en est accrue. Or, parmi les rêves d'enfant ou d'adolescent, il n'y a pas de place, ou rarement, pour vivre sa vie seul(e).
A partir d'un certain âge, être célibataire sans l'avoir choisi, c'est se retrouver sur un champ de bataille, alors que l'on croyait être sur une paisible prairie. Le réveil est brutal. Cette situation, paradoxalement, fait de ceux qui la vivent des combattants de première ligne. Ils sont plus exposés et fragilisés, confrontés qu'ils sont à l'urgence d'un choix, qui n'est pas celui d'un conjoint mais de la situation dans laquelle ils se trouvent. L'urgence d'une vie intérieure structurée se fait plus grande. Or, comment choisir de vivre une situation jugée insupportable par bien des aspects ? Car il n'y a guère d'alternative que ce choix ou l'évitement ici nommé « tentation ». Il devient urgent de se faire des muscles intérieurs pour affronter la situation, entrer résolument dans un combat dont l'issue est la vie même.


Une fécondité


Sur le terrain de la fécondité que, d'habitude, on voit uniquement liée à l'activité sexuelle, les célibataires non mariés ne sont pas seuls. Ils y rejoignent une compagnie diverse et quelque peu hétéroclite : les religieux(ses), prêtres, veufs(ves), divorcé(e)s, et tous les couples éprouvant des difficultés à avoir un enfant. D'autre part, il semble tout aussi difficile de trouver un rapport juste avec les enfants que l'on a qu'avec ceux que l'on n'a pas, même si l'on parle beaucoup plus de la première situation.
La fécondité d'une relation s'exprime en termes de fruits intérieurs ou extérieurs, qu'ils soient visibles ou non. Serait-il acceptable, par exemple, de dire que les enfants sont les seuls fruits d'un couple, sans tenir compte de sa vie sociale, de sa façon d'habiter un lieu (maison ou appartement) ? La première fécondité n'est-elle pas ce que leur relation permet à chacun de vivre, de créer, d'inventer, pour lui-même et pour d'autres ? Ce peut être quantitatif et mesurable comme les activités nouvelles, les décisions, ou non immédiatement mesurable comme la qualité d'une présence, d'un accueil, d'une écoute.
Faute de cette relation partagée, privilégiée et stable, les célibataires involontaires seraient-ils inféconds, une terre sans fruits ? De toute évidence, non. Il suffit de voir ce qui se passe dans la vie professionnelle, les dévouements et solidarités, de voir aussi le rayonnement de quelques célibataires célèbres et créatifs (Beethoven, Jeanne Bourin, Michael Lonsdale...). Cependant, il est difficile de dire franchement oui tant qu'ils n'auront pas admis cette situation comme étant la leur : Beethoven a composé de la musique en souffrant toute sa vie de sa situation. Tant qu'ils n'auront pas admis non seulement qu'ils sont seuls mais que cela peut durer, tout le reste risque d'apparaître comme du remplissage, faute de mieux, dont on comble tous les ennuis et qui masque toutes les angoisses.
Les enfants sont au bout de la chaîne de sens qu'ils reçoivent de la vie du couple. Il en va de même pour les célibataires involontaires et les couples sans enfant : la décision et l'acceptation donnent sens à tout le reste. Dans un couple, redisons-le, ce n'est pas le fait d'avoir des enfants qui donne du sens. Le type de rapport qui va se développer avec eux dépend de ce qui se vivait entre l'homme et la femme avant que les enfants les constituent comme parents. A ce rapport peut correspondre, pour les célibataires et les couples sans enfant, la place prise par l'acceptation de ce manque. Elle en tient lieu, car elle rend possible sa propre fécondation par d'autres. Paradoxalement, à partir du moment où l'on n'est plus crispé sur soi, sur ce que l'on pensait devoir être sa vie, tout ce qui nourrit sa vie intérieure produit du fruit. Peut-on risquer une comparaison ? De même qu'un professeur ennuyeux, délivré de la nécessité de faire passer un message, devient intéressant et plein de vie, ainsi un(e) célibataire, délivré(e) de l'obsession de se marier et d'avoir des enfants, redevient gai(e), agréable, inventif(ve) pour lui-même et pour les autres. En réapprenant que la vie passe par soi, qu'on n'en est pas l'origine, qu'on ne la maîtrise pas, on la reçoit de mille et une façons. C'est cela, être fécond. Et, comme par hasard, il est arrivé à l'un ou à l'autre, au terme de ce chemin d'acceptation, de rencontrer quelqu'un !

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Les célibataires sont aux premières lignes du combat, car il n'y a ni esquive ni fuite possible pour eux. Le véritable enjeu apparaît clairement dans toute son exigence : être celui que je suis. Jésus lui-même a suivi ce chemin. Il a dû dépasser les tentations du désert, être livré à toute sorte de rencontres et de défis sournois au cours de sa vie publique, pour être enfin radicalement fils, obéissant, dans sa prière au Mont des Oliviers. Il faut bien apprendre un jour — et l'on a toute la vie pour cela — que la fécondité n'est pas dans la production, fût-elle de la chair de sa chair, mais dans l'être. La bonne question, que l'on soit marié ou pas, avec ou sans enfant, n'est pas : « Suis-je fécond ? », mais : « Comment devenir celui que je suis ? Qu'est-ce qui s'y oppose et comment le devenir davantage ? »