L'article reprend volontairement le sous-titre du remarquable ouvrage de Daniele Menozzi, Les images. L'Eglise et les arts visuels (Cerf, 1991). L'introduction, la bibliographie classée et le recueil des documents les plus significatifs concernant l'attitude des différentes confessions chrétiennes envers les images en font un exceptionnel outil de travail. Les nombreuses références à cet ouvrage pourront être comprises par le lecteur comme une invitation à poursuivre la réflexion. Ajoutons que le présent article ne prend en compte que les rapports de l'Eglise latine avec l'art occidental, ce qui constitue déjà, en soi, un monde...

Notre époque est témoin, d'une manière apparente, d'une effervescence dans le monde des arts et de la culture. On est frappé par l'incontestable engouement pour les visites culturelles, dont l'ampleur, c'est certain, dépasse largement la curiosité, par la multiplication des publications artistiques où s'entreaoisent les divers modes d'expression plastique, littéraire, cinématographique, et la qualité des reproductions qui doue les oeuvres d'art du pouvoir d'ubiquité. D'une manière beaucoup plus radicale, on est saisi encore par l'apparition d'images nouvelles : virtuelles, de synthèse, interaaives... L'effacement des dimensions spatiales et temporelles leur attribue un rapport au réel qui n'est plus celui de leurs soeurs aînées qui, elles, se référaient à un arrière-monde Du téléviseur dans les couloirs du métro aux éaans géants, cet univers médiatique public ou individuel est omniprésent : l'homme y construit à volonté, et sans état d'âme, sa ou ses propres images. Tout est fait pour être vu, même si personne ne regarde, et l'image, incorporée au décor même de la vie, apparaît de plus en plus comme une dimension du réel, susceptible d'être explorée maîtrisée, exploitée produite comme toutes les autres par la rationalité scientifique ou économique, en dehors de toute référence.
Dans ce « triomphe du visuel » 1 où tout se regarde et se voit, quelle peut être l'expression de la foi lorsque les feux du speaacle s'éteignent ? Depuis Abraham et Moïse, depuis Elie, notre Dieu est un Dieu caché qui se révèle au-delà de la vision. Nous le savons aussi, Dieu se révèle dans son Image. Par quel retournement l'Eglise et les chrétiens peuvent-ils en être témoins ? Quels peuvent être les nouveaux rapports de l'image avec une Eglise qui, au fait du génie des images pendant des décennies, voit ses oeuvres « tombées » au rang d'objets de culture, ayant apparemment perdu toute force de cohésion sociale et tout message de transcendance, et voit par contre apparaître des images aux statuts et fonaions qui lui sont étrangers ? A bien des égards, cependant, la question des liens Eglise/image n'est pas nouvelle, même si elle se pose autrement dans notre monde exhibitionniste. Elle participe d'une longue histoire, extrêmement complexe, où intégration, vénération, destruaion et séduaion, exhibition et pudeur ont, tour à tour, joué leur rôle. Une histoire d'autant plus confuse — ambiguë — que la puissance, le pouvoir, l'attrait profond et inésistible de l'image ont toujours échappé au contrôle des théologiens — leur réflexion a été a posteriori — et que les attitudes de l'Eglise envers elle se révèlent changeantes — voire en rupture — selon qu'il s'agisse des rapports du peuple à son Dieu, de l'enseignement des clercs ou du débat théologique...

TROIS MALENTENDUS


Longtemps, la pensée courante a reçu et véhiculé trois idées quasi fondatrices qui, si l'on peut commencer aujourd'hui à mettre leur postulat au passé, ont gravement retardé la compréhension de l'attitude de l'Eglise en Occident vis-à-vis de l'image ses réticences et ses créations. Un bref résumé permettra de mieux situer l'enjeu des débats historiques et de comprendre leur portée ht'c et nunc.

La querelle des images


La première idée pose la querelle des images, qui a tant ébranlé l'Empire romain d'Orient 2, engendrant conflits sanglants et divisions partisanes durant plus d'un siède (726-843), comme caractéristique des relations entre Eglise et art.
Se souvenant que le culte rendu au Dieu invisible est un culte « en esprit et en vérité », cette crise serait le sursaut de l'Eglise devant l'envahissement progressif de l'image Le triomphe de l'iconophilie serait celui d'une « purification », en quelque sorte, du culte de l'image. Cette idée s'est imposée par sa cohérence avec le contexte politique. Ayant pactisé avec le siède, l'Eglise se serait laissé gagner par l'image d'Empire : un redressement s'imposait. Mais c'est surtout parce que le feu de la polémique s'est éteint autour d'une même conviction de foi, l'Incarnation (et que cela permettait d'en faire une question éminemment théologique et fondamentalement « dogmatique », donc fondée sur l'autorité), que cette querelle est devenue exemplaire. Oubliant que chaque conflit sourd d'un contexte spérifique, et que l'Eglise latine n'envisage pas l'image sous le même angle métaphysique que l'Eglise grecque, on croit la voir rebondir, huit siècles plus tard, lors de la seconde crise iconoclaste, celle de la Réforme, qui « ramène également la brebis égarée dans la norme ».
S'appuyant sur les mêmes arguments — oubli de la transcendance, dérive païenne de l'image détournement idolâtrique —, on ne s'est pas gardé d'une généralisation hâtive. En un mot, les rapports Eglise/image seraient forcément polémiques ou, pour le moins, apologétiques. L'image qui s'introduit régulièrement dans l'Eglise risque de ternir l'Image véritable et met en péril la pureté du message En conséquence l'Eglise se doit d'être vigilante d'intervenir, de « rendre à César ce qui est à César » : l'image oui, puisqu'il y va de la reconnaissance de l'Incarnation, Nicée l'a prodamé 3, mais que celle-d reste à sa place et dans la « tradition » !... Et, selon l'idée avancée ou débattue on cite alors abondamment les auteurs iconodastes ou iconodules. Quelle place, cependant ? Quelle tradition ? On ne prédse ni l'une ni l'autre, comme si l'essence du christianisme était purement spirituelle.
Quant à analyser les raisons profondes des survivances ou résurgences de l'image et de ses formes, l'idée n'a pas effleuré le domaine de la théologie. Faute de quoi celle-d — qui est pourtant l'enjeu du débat — leur reste étrangère. Cette aporie recouvre d'un voile pernicieux l'histoire des liens entre l'Eglise latine et les arts. Certains y voient la raison de l'athéisme de l'art contemporain, d'autres recourent sans réserve à l'icône orientale, seule image rédemptrice dans ce monde « idolâtre » 4. C'est sans doute aller, dans un sens comme dans un autre, un peu vite en besogne.

La « Bible des illettrés »


La seconde idée est celle qui s'est longtemps — et abusivement — parée de l'autorité du pape Grégoire le Grand, définissant l'image chrétienne comme la « Bible des illettrés ». Cette formule s'est instaurée sans peine, car, justifiant le primat du texte sur l'image elle servait indubitablement de « paravent commode », selon l'expression d'Yves Christe, aux fins didactiques, cultuelles et pastorales. Le débat sur les liens Eglise/image se contente alors de confondre modèles de pensée codifiés par la hiérarchie ecdésiale dercs ou théologiens, avec l'image elle-même.
Cependant, si la définition est pratique, litteratura laicorum, elle ne résiste en aucun cas devant les évidences littéraires, et encore moins devant les évidences archéologiques. Car les textes sont là, et l'honnêteté intelleauelle impose que l'on s'y tienne : c'était dans un contexte précis qu'intervenait Grégoire le Grand, forgeant la formule pour - répondre à Sérénus, l'évêque iconodaste de Marseille en l'an 600 5. Le rapprochement Ecriture/image est donc à comprendre dans ce contexte hostile à l'image, et non pas comme un exposé dogmatique sur l'attitude générale de l'Eglise envers l'image. Quant aux évidences archéologiques, le caradère très érudit de certaines oeuvres — les subtiles allégories des vitraux de l'abbatiale de Saint-Denis, pour ne prendre qu'un exemple, que leurs savants rapprochements d'éléments soipturaires font basculer dans une symbolique mystique bien audelà d'un simple commentaire de l'Ecriture — récuse l'adresse exdusive de telles images aux illiterati et dépasse de loin la doctrine officielle de justification éducative.
Il faut donc reconnaître cette opinion sur les rapports de l'Eglise à l'image non comme une caraaéristique du lien qui doit être entretenu, mais plutôt comme l'interprétation stratégique d'une époque qui relisait (relit ?) le Moyen Age comme une nostalgie de « chrétienté ». En outre, notons que cette idée ne justifie en rien le prodigieux développement de l'art chrétien en Ocddent, ni le déploiement étonnant d'images presque contradiaoires comme la sérénité d'un Vierge romane et les larmes d'une Mater dolorosa. Ce discours a paralysé toute perspective et toute aéation, sclérosant les relations ecdésiales et l'art dans un ghetto stérile « image-mission », et l'a pour longtemps coupé des grands mouvements artistiques contemporains.

La « remontée vers l'invisible »


Enfin, le troisième malentendu susdte un débat qui n'est pas dos. Considérant les images chrétiennes du IIP au XXe siède comme une « histoire de Dieu en images » dans l'art ocddental, il propose une dynamique de l'art chrétien selon un schéma parabolique de type descensus-ascensus 6. Celui-ci aurait un commencement : les signes symboliques de l'art paléochrétien assurant l'invisibilité de Dieu ; un développement ou « trajeaoire iconique » : la figure hiératique du Christ à l'époque carolingienne, puis théophanique à l'époque romane ; une phase d'humanisation progressive de Dieu jusqu'aux limites du possible : le Serviteur souffrant et la Pietà, à partir du gothique et pendant la Renaissance ; enfin, une « remontée » vers une spiritualisation de plus en plus grande, jusqu'à la dissolution de la figure céleste dans les hauteurs éthérées des coupoles baroques.
Cette dernière phase — « remontée vers l'invisible » — serait irréversible : « Avec la fin de l'art baroque, nous sommes devant la fin de l'histoire-en-images des figures chrétiennes de Dieu dans l'art ocddental. Ce qui suit n'est plus qu'épilogue » Autrement dit, le processus de visibilité de Dieu s'épuise là. Les images des XIX' et XX' sièdes ne sauraient être que de l'univers du « néo » (-roman, -gothique, -byzantin) ou du kitsch, et, dans tous les cas, jamais plus figures vivantes. Cette thèse, sous-jacente dans bien des discours sur l'art aujourd'hui, semble être confirmée par la mièvrerie — pour ne pas dire, avec Huysmans, le « blasphème » — de l'art chrétien du début du siècle, et vérifiée par la totale absence figurative de Dieu dans l'art contemporain.
Pourtant, là encore, des travaux comme ceux des pères Couturier et Régamey 7 ou de Frédéric Debuyst 8, et le nombre aoissant d'expositions ou d'ouvrages sur l'art et le saaé aujourd'hui, sans compter les aéations d'artistes contemporains dont la revue Chroniques d'art sacré dte régulièrement les noms et les commandes, devraient rendre caduc ce type d'analyse.

UNE ISSUE : L'IRRÉDUCTIBILITÉ DE L'ART


Ces trois interprétations, trop brièvement résumées, sont en fait des pièges pour l'esprit toujours enclin à la paresse et prompt à s'installer dans des « prêts-à-penser » confortables. Aussi longtemps que la théologie semblait la seule norme, on ne prit pas la peine d'analyser les concepts et les champs esthétiques qu'elle s'était annexés. Formidable « machine à acculturer » (Hervé Martin), l'Eglise n'avait-elle pas fait ses preuves ? Elle s'était battue pour la licéité des images, et il suffisait que les oeuvres d'art qu'elle avait su stimuler, codifier et struaurer, aient instruit, éduqué et renforcé le tissu social d'une « chrétienté ».
Cet état d'esprit, orchestré par les historiens romantiques de l'art chrétien, néglige avec une superbe étonnante le tournant qui commençait à s'opérer au XIII' siède — où déjà circulait le dictum Horam, l'adage d'Horace, « quidlibet audendi potestas » 9 —, tournant autour duquel se cristalliseront par la suite les revendications artistiques de la Renaissance. Il est vrai que les théologiens de la Réforme catholique pensèrent régler cette question en un tournemain. Le fameux Discorso du cardinal Paleotti est, à ce propos, un modèle d'érudition et d'intervention pédagogique 10 : les images se doivent d'être soumises à la correcte intelligence du fait chrétien. Mais peut-on freiner le génie aéateur ? Les accumulations de décrets, les dauses restriaives, les censures de l'Inquisition même (on connaît l'histoire de Véronèse qui en fit les frais), n'exercent sur lui qu'une tutelle a posteriori.
Aussi, lorsqu'au tournant de l'histoire le XVIII' siècle donne naissance à l'esthétique et qu'il offre à l'image un langage possible sur elle-même — sa aéation, sa transitivité, ses mutations, y compris le droit de se penser disdpline transcendentale et autonome —, l'Eglise, qui n'a jamais fait qu'instrumentaliser l'image, est démunie et laisse l'art s'éloigner d'elle. En 1790, avec la parution de La Critique de la faculté de juger de Kant, l'esthétique refuse officiellement, pour la première fois, la juridiction totalitaire de la théologie. L'art de rentredeux- guerres fera un pas de plus : se délestant définitivement des certitudes ontologiques et théologiques, il se refuse à une quelconque transcendance et pose l'oeuvre comme objet, pur « jeu de formes ». Il n'est pas non plus impossible que la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat, en 1905, dépouillant la première de son rôle culturel traditionnel, ait contribué à l'en éloigner définitivement.
Cependant, alors que le divorce Eglise/art semble dédsif et obsolètes leurs liens traditionnels, paradoxalement, leur relation ne cesse de renaître de ses cendres. Aujourd'hui naît un art contemporain qui se refuse à n'être marqué qu'au sceau d'une absence de transcendance, et s'éveille une Eglise (dercs et fidèles) qui se risque à un dialogue respectueux sur les voies pèlerines qui leur sont communes : le mystère du monde, le fondement de l'univers. L'enjeu est d'importance Mais n'anticipons pas.

Un non-lieu


Le mot peut choquer, et on trouvera peut-être des objeaions à l'idée qui est celle-d : l'Eglise latine et ocddentale n'a jamais développé de réelle « théologie de l'image », qui, en amont, se serait élaborée à partir d'une réflexion sur l'image, et, en aval, aurait donné lieu à un quelconque dogme ou décision canonique. On avancera saint Bonaventure et son Liber sententiarum 11, saint Thomas d'Aquin, et sa réflexion esthétique dans la Somme théologique. Certes. Mais, et cela n'enlève rien à leur génie l'un comme l'autre ne font qu'actualiser dans les contextes scolastique et pastoral (voire économique : mécénat, dons, commandes) qui étaient les leurs, la fonaion de l'image et les décisions du concile de Nicée tout entières contenues dans l'heureuse formule de Basile le Grand retrouvée chez Damascène : « l'honneur rendu à l'image va au modèle original » 12. Tous deux et leurs disdples approfondissent le triple rôle reconnu à l'image : enseigner, mémoriser (l'histoire chrétienne), stimuler (la dévotion), sans jamais soulever l'ambiguïté du statut de l'image dans l'économie de la vie spirituelle ni la question de ses pratiques (y compris celles des clercs). Il y a bien justification iconologique mais non théologie iconique.
Plus tard ? Le testament du pape Nicolas V justifiant la grandeur de l'art à propos de la reconstruction de la basilique Saint-Pierre ? Ou les directives du Concile de Trente qui insistent sur le nécessaire accompagnement des images d'une prédication « qui en édaire la fonaion et évite les abus » ? Ou encore l'intervention en 1745, du pape Benoît XTV « qui fixe pour la première fois dans l'histoire du magistère papal les modes de représentation de Dieu et de la Trinité » 13 ? Mais, à y regarder de près, à chaque fois, l'Eglise latine se limite à réaaualiser sur fond polémique, enjeux doarinaux et fins politico- ecclésiastiques, le horos nicéen : on traite de la mission de l'image et de ses normes, sans pour autant proposer de théologie iconique. Aussi souscrivons-nous au non-lieu que constate le grand historien André Chastel lors du colloque international sur Nicée II :

« A la différence de l'Eglise d'Orient, l'Eglise romaine n'a jamais légiféré sur l'iconographie religieuse ; il n'y a même pas une " théologie " de l'image comparable à celle qu'ont développée les grands docteurs de l'orthodoxie, comme saint lean Chrysostome ou saint Basile Si l'on cherche une référence canonique on trouve Guillaume Durand, le grand liturgiste du XIII', auquel vont invariablement renvoyer les discussions et qui fut constamment réédité aux XV' et XVT. Mais si l'on veut aller plus loin et rettouver ce qui fonde cette tradition occidentale autrement dit pour savoir où et quand a été affirmée la légitimité des images dans l'Eglise, il faut remonter aux Pères du deuxième condle de Nicée, en 787 (...) Tous les traités qui se multiplient alors sur la question des images feront en effet, référence au condle du VIII' siède et à lui seul » 14.

Autrement dit, ayant, une fois pour toutes, précisé la subtile distinction entre les différents types de culte que les fidèles doivent vouer aux images — latrie pour représentations du Christ, dulie pour celles des saints et hyperdulie envers la Vierge (ce qui, en soi, appartient encore aux domaines du normatif et du fonaionnel) —, l'Ocddent latin semble avoir considéré l'élaboration d'une théologie des images comme un « non-lieu », préférant centrer toute la question au seul fondement de la foi : l'Incarnation.

Une intuition fondamentale


D'aucuns trouveront ce constat trop abrupt. Abrupt, il l'est. Trop, non. Il l'est, parce que l'histoire des images et de l'Eglise en Occident est une trame longue de vingt siècles, tissée aux multiples nuances d'un large éventail d'objets visuels qui, tous, portent le nom d'images mais n'ont pas tous eu les mêmes fonctions et intentionnalités, ni joué les mêmes rôles dans leurs rapports avec le monde divin et les puissances surnaturelles (icônes, statues, reliques, architecture, peinture...). Il l'est aussi parce que cette histoire est peuplée d'une longue lignée d'hommes, dont certains ont su, plus que d'autres, ou autrement, pénétrer la nature intime de l'image, son irréductibilité, ses dimensions iconiques et, par là, ses forces de lumière, d'ombre, d'ouverture ou d'éaan au Mystère. On pense à l'esthétique néoplatonidenne de Suger, aux appels de Savonarole à une image simple et vraie, au De historia sanctarum imaginum et picturarum de Molanus, au défi de la Réforme..., à la Constitutio de sacra liturgia du Concile Vatican II, aux homélies de Paul VI ou à la somme théologique d'un Urs von Balthasar : La Gloire et la Croix.
Pourtant, les unes après les autres, la Théophanie de Moissac, le Beau Dieu d'Amiens, le Crucifié de Griinewald, le Jugement de Michel-Ange, les envolées mystiques autant qu'humaines de Rubens, l'humanité divine de Rembrandt, les Sacré-Coeur du XIX', le visage promis 15 de Jawlensky ou les saintes Faces de Rouault, les Crucifixions sans visage de Bacon, la lumière des pages de l'évangéliaire d'Alberola... justifient pleinement l'intuition fondamentale de l'Eglise d'Occident, qui rend l'aveu de non-lieu non péremptoire. Car si, d'entrée de jeu, les Pères ont assodé l'imago — ou l'iconidté, pour prendre un concept artistique aussi large que possible et englober toutes formes d'art — au drame fondamental de l'humanité — c'est-àdire à la Chute de l'« image » et à la Promesse de sa restitution par l'Incarnation, union sublime des contraires 16 —, c'est par une intuition qui les a conduits, eux et leurs successeurs de l'Occident latin, à ne jamais légiférer, tout au plus à « dynamiser », la quête personnelle et colleaive de la ressemblance originelle.
Car, finalement, c'est de cela qu'il s'agit, et voilà pourquoi le débat n'est pas dos et ne le sera jamais : l'art et la foi sont tous deux pèlerins d'un même mystère qui est la quête de l'Image acheiropoiète, l'Image qui n'a pas été touchée par les mains de l'homme, l'Image qui récapitule en elle les defs de l'Univers. « Remonter du modèle à la Matrice ! », s'écrie Paul Klee : « ... Elus [sont les artistes] qui plongent loin vers la Loi originelle, à quelque proximité de la source seaète qui alimente toute évolution » 17. N'est-ce pas nécessairement le propre de l'artiste qui suit son inspiration ou l'impérieux désir spirituel qui le possède ? « J'ai voulu peindre la virginité du monde », disait Cézanne. Il ne s'ensuit pas que l'art soit révélation de Dieu, ni qu'il soit religion. Il ne s'ensuit pas non plus que la foi puisse se limiter à la quête esthétique, ni que la foi fasse l'artiste. Mais il s'avère que l'art et la foi témoignent l'un et l'autre dès sources d'éternité, ce que Merleau-Ponty appelait l'« énigme de la visibilité » 18 et que l'Eglise nomme Révélation.
C'est en ce sens que l'intuition de l'Eglise latine est prophétique : ne légiférant pas, elle a rendu possible la traversée de l'image, car elle l'a liée à la réalité de la chair, la réalité d'êtres mortels et d'êtres de désirs. Il est vain d'opposer la théologie iconique de l'Eglise d'Orient au choix de l'Ocddent latin. Ce n'est pas une autre foi, c'est un autre chemin. A la Transcendance absolue de l'icône orientale, au Visage achevé, accompli, divinisé, l'Eglise latine ajoute l'expansion eucharistique du portail de Vézelay, l'ostension des plaies rédemptrices du portail de Bourges, le joug douloureux des Passions de Durer, le compagnon caravagesque sur la route d'Emmaùs, l'ascension incandescente du Greco, la tendresse de l'Enfant des Vierges gothiques... et encore la Kénose dans l'humilité transparente des Annonciations de l'Angelico, l'Inconcevable dans l'interrogation ineffable de Notre- Dame de la Nuée de Martine Boileau (Saint-Pierre-de-Chaillot)... Etonnante intuition qui a permis de multiplier dans le bois, la pierre, le parchemin, le papier et la toile, le réalisme plastique du scandale de la Croix des vertigineux cortèges d'horreurs d'un Jérôme Bosch et la liberté des formes non figuratives des Résurredions de Manessier, des champs colorés de Garouste, des transparences de Geneviève Asse, des alléluia de Haëndel et du Cri de Messiaen... « O admirabile commercium ! »

Le Verbe s'est fait chair


A ce point de notre parcours, il ne peut y avoir de condusion. Contemplée un moment à l'exposition sur l'art saaé de Boulogne, la sculpture de Nicolas Alquin est de celles qui continuent l'aventure. La traversée des images dans l'Eglise, nous le savons, ne se résout pas dans la monstration du Visage des visages. Les malentendus que nous avons énumérés le prouvent : le cahier des charges est lourd. L'Eglise ne put éviter les écueils du « trop visible », de l'abus de pouvoir, le chant des sirènes de l'ivresse esthétique ; elle s'est risquée aux rivages de l'idolâtrie et a sombré dans les abysses des « petites sensualités déguisées » 19. Après avoir été abandonnée par la foi intelleauelle d'une société laïcisée, elle affronte aujourd'hui, comme nous le disions dans notre introduaion, le « tout-visuel » omniprésent qui se réclame d'un univers autonome sans réfèrent.
Aussi, lorsqu'au milieu du mirage des images contemporaines, instantanées, brillantes et bavardes, un Nicolas Alquin fait sourdre de l'épaisseur de deux poutres de bois brut une gloire inattendue, il est de ces artistes qui, à chaque génération, se lèvent, prophètes, pour puiser au coeur de l'homme les thèmes existentiels qui font son espérance. L'image, ici, n'est pas « représentative », elle ne s'adresse pas seulement à la vue, mais les grossiers pans de bois s'adressent aussi et autant aux plus primitifs de nos sens : le toucher et l'ouïe, c'est-à-dire au corps. On entend grincer les battants comme grincent les portes de l'Hadès sur les mosaïques byzantines et celles des cellules de nos prisons. Au centre, de la densité de la matière, l'artiste fait naître l'image, à la fois enfantement douloureux et jaillissement lumineux.
Le retournement dont nous parlions serait-il là ? Pas de leurre, aucun indice de narrativité qui en ferait l'apparition d'un jour, mais, « issue de la bouche d'ombre de la Terre » (Eschyle), l'image est aussi Genèse et Pâque, Incarnation et Résurrection. Anaée dans l'humanité en ce qu'elle a de fondamental, elle retrouve ce langage universel qui est « comm-union », le seul et vrai langage de l'art et de la religion sans fusion ni confusion.



1. Jacques Ellul, La parole humiliée, Seuil, 1981
2. Les images, pp. 22-30.
3. Ond., p. 100 (traduction de YHoros de Nicée II) Cf. aussi Nicée IL Actes du colloque, Cerf, 1987, pp. 32-33
4. Alain Besançon, L'image interdite, Fayard, 1994
5. Les images, p 75 (la lettre de Sérénus est citée en entier)
6. Voir l'article de W. Schône dans Dos Cottesbild tm Abenland (Witten/Berlin, 1957), dont on trouvera le résumé dans François Boespflug, Dieu dans l'an (Cerf, 1984, pp. 322-323).
7. Cf S de Lavergne, Art sacré et modernité (Cerf, 1998)
8. Cf chez Marne Renouveau de l'art chrétien (1991) et L'art chrétien contemporain (1998)
9. « Pictonbus atque poeas quidlibet audendi semperfuit aequa potestas » « Peintres et poètes ont toujours eu la même possibilité de tout oser » (Ep ad Pisones)
10. « Discours sur les images saintes et profanes » (1581), Les images, p 198
11. Ibid.pp 132-133.
12. Sur le Samt-Espnt (Cerf, 1968, pp 406-407) et Les images, pp 90-94
13. lbid.pp
153 et 213-219
14. Nicée H Actes du colloque, pp. 334-335
15.1 Goldberg, L'Harmattan, 1998
16. C. Didi-Huberman, Fra Angelico. Dissemblance et figuration, Flammarion, 1995.
17. Théorie de l'art moderne (Journal, 1906), Denoel, 1985
18. L'oeil et l'esprit, Gallimard, 1964
19. Père Couturier, La vérité blessée. Cerf, 1984, p 213