L'écoute musicale est-elle une « ouverture » préparatoire à l'expérience spirituelle, simplement concomitante, ou en serait-elle un obstacle ? Comment articuler l'une et l'autre ? Pour répondre à ces questions, demandons-nous d'abord ce qui est « en jeu » dans la musique, quelles sont ses propriétés.

La musique, claire et obscure à la fois

Thérèse d'Avila comparait l'âme à un château fait d'un cristal très pur. La musique nous fait pressentir l'âme comme une « cathédrale engloutie » (selon le titre d'un prélude de Claude Debussy), enfouie au fond de nous, dans l'obscurité, dont seuls les échos et les résonances nous renseignent sur l'immensité : elle nous laisse à sa porte. Le mouvement des sons extérieurs révèle en nous des mouvements intérieurs. Joseph Samson disait que « la musique nous renvoie à la musique que nous avons en nous ». William Shakespeare allait jusqu'à affirmer que « l'homme qui n'a pas de musique en lui et qui n'est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons, aux stratagèmes et aux rapines ».

La musique vocale a une grande prégnance. Nous découvrons la musique à travers les intonations de la voix maternelle. Notre voix d'enfant mue à l'âge adulte. Chanter à l'unisson est une des plus importantes expériences humaines intersubjectives. Pensant d'abord au chant, saint Augustin définissait la musique comme l'art de bien moduler, de bien mouvoir. Il s'agit de mouvoir les sons mais aussi le corps : la musique naît du geste instrumental ou vocal approprié, elle suscite les mouvements harmonieux de la danse. Bien émouvoir aussi1. La musique propose une mise en forme du sentiment, un travail sur l'émotion, qui permet une mise à distance de leur brutalité : la musique est consolatrice au plus intime de nous-mêmes.

La musique peut abolir le temps et les distances : elle nous partage ce avec quoi le compositeur et l'interprète, proches ou lointains, ont été ou sont eux-mêmes en communion. En même temps, être tout ouïe, c'est être activement présent ici et maintenant à l'instant donné, avec sa mémoire, son intelligence et sa volonté. La musique peut réunir mais elle est aussi le lieu d'une affirmation identitaire : « Dis-moi ce que tu écoutes et je te dirai qui tu es. » Si cette dimension est trop envahissante, la musique peut diviser.

Antonín Dvorák nous apprend que toute musique au fond est une Symphonie du Nouveau Monde. Nous découvrons le monde des sons sous un jour nouveau : harmonie, horizon de sens, gratuité du jeu… Et cette découverte induit une espérance pour le monde réel : peut-il devenir plus beau ?

Mais la musique est comme dans une nuit obscure, une nuit des sens. La musique est un signifiant dont le signifié ne renvoie qu'à lui-même. Un son n'a de sens qu'en relation aux autres sons. La musique est autoréférentielle. Toute musique est quelque part nocturne : elle est une Petite Musique de nuit.

La musique donne accès à notre inconscient. Theodor Reik avait remarqué combien le petit air qui trotte en tête n'est pas anodin mais nous alerte sur quelque chose d'incommunicable autrement. La voix humaine retentit sur notre psychisme : elle est comme un appel, elle porte une charge émotive, sensuelle, voire érotique. La musique peut aider à la transe, et « pulsation » rime avec « pulsion ». Tant et si bien que personne ne maîtrise complètement les effets de la musique. Dans le concert auquel nous assistons, ce que mon coauditeur entend, comment il l'écoute et à quelle profondeur il est touché, nul ne le sait vraiment. Irréductible, subversive, inclassable, la musique est belle et rebelle à la fois. Aussi les chansons cristallisent les contestations, elles riment avec révolution. La musique porte la voix des laissés-pour-compte. Ah, ça ira, ça ira est symbolique de la Révolution française ; le Chant des partisans, de la Résistance. Mais même la musique des révolutions échappe aux révolutionnaires…

La force de la musique a convaincu toutes les sociétés, toutes les religions ou traditions spirituelles : elle peut aider à transmettre leur message. Mais son irréductibilité leur fait peur. La musique a donc toujours été en liberté surveillée, sous condition, bridée par des interdits : surdétermination du sens par l'ajout de paroles, de titres ou d'images ; préférence pour la voix ou certains instruments et exclusion des autres ; association de tel mode ou tel rythme à telle situation ; promotion d'un style et rejet des autres… La liste est infinie, selon les époques et les cultures. Sans compter les anathèmes : mauvaises musiques, musiques dégénérées… De façon positive, la musique ainsi élaguée, différemment selon les lieux, a fructifié avec une grande diversité.

Si telle est la musique, il est normal qu'elle prenne une place grandissante à l'adolescence, associée à la poésie. La musique, belle et rebelle, aide à grandir en douceur en ces dimensions essentielles de l'intériorité et de l'identité, de la présence et de l'espérance, du partage et de l'ouverture au monde ; elle donne accès aux émotions nouvelles ressenties au fond de soi ; elle fait rêver à un monde différent : « Imagine », chantait John Lennon. Trop brouillon, inchoatif, non sans risques ou sans excès ? Qu'importe. Cette expérience vaut mieux que bien des conseils : « Si tu es âgé, prends la parole, car cela te revient, mais mesure bien ce que tu dis, ne retarde pas [n'empêche pas] la musique » (Si 32, 3)2.

Quatre propositions d'articulation

Pour articuler l'écoute musicale et l'expérience spirituelle, voici quatre propositions qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre, qui s'interpénètrent et interagissent, et chacune peut être un catalyseur pour une autre.

La musique est un don gratuit de Dieu. L'homme la découvre, l'apprivoise, se l'approprie pour se poser ou se reposer, se détendre ou s'exciter, se réjouir ou pleurer, entrer dans la danse ou embellir les mots. Cet amateur peut être passionné par d'autres domaines mais écouter de la musique lui fait du bien. Cette expérience musicale, commune, basique, fondamentale, devient expérience spirituelle quand elle est reconnue comme don de Dieu dans l'action de grâce.

La musique est aussi fruit du travail des hommes, l'approfondir est un travail. L'écoute musicale peut susciter un intérêt croissant. L'écoute devient auscultation, l'oreille veut emprunter le chemin des sons3, l'esprit vole « sur les ailes de la musique ». L'intérêt peut être multiforme : apprentissage des techniques musicales, comparaison des interprétations, découverte de nouvelles œuvres, de traditions musicales différentes, approfondissement du rapport entre texte et musique… Que de merveilles accumulées au long des siècles dans toutes les cultures, qui ont concentré et conservé pour nous les productions de l'intelligence sensible, humaine et spirituelle de tant de musiciens ! La musique prend du temps, prend son temps, et il ne faut pas aller plus vite que la musique. Jésus a su parler à Pierre au cœur de son métier de pêcheur, Dieu sait s'adresser au mélomane au cœur de l'art musical. À quelle croisée des chemins se rencontrent l'écoute musicale et l'expérience spirituelle ? Pour certains, dans la recherche de la beauté. Pour d'autres, dans les trésors de la musique religieuse ou les subtilités de l'interprétation…

Dieu est infiniment libre de se servir d'une musique pour manifester sa Présence : n'importe laquelle. Jean de la Croix rappelle que « lorsque Dieu fait des grâces et opère des œuvres merveilleuses, c'est d'ordinaire par le moyen d'images grossièrement travaillées et qui n'ont aucune valeur artistique4 ». Le rappel vaut aussi pour la musique : que l'homme n'attribue pas la grâce reçue à la qualité esthétique de l'œuvre, comme si elle était magique ! De cette humilité de la musique, la conversion de Paul Claudel, le 25 décembre 1886 à Notre-Dame de Paris, est emblématique : il se souvient du lieu, de la date, de l'heure, des voix d'enfants, du pilier près duquel il se trouvait, mais reste très vague sur ce qu'il a entendu. Il écrit : « Ce que je sus plus tard être le Magnificat. » Peu importaient l'œuvre ou le compositeur !

La musique peut devenir la porte du silence. Le silence est partout présent dans la musique, ni vide ni mutique, inexpressif peut-être mais toujours signifiant5. Sacha Guitry remarquait : « Lorsqu'on vient d'entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui. » Toutes les musiques n'ont pas le même rapport au silence et certaines, plus minimales ou liminales, l'intègrent davantage : celles d'Anton Webern, d'Arvo Pärt, des cérémonies zen… Elles conduisent à un seuil. Mais je peux aussi être touché par une simple flûte solo, ou vouloir de plus en plus ne pas écouter n'importe quoi, n'importe comment, à n'importe quel moment. Le silence intérieur, préalable à l'écoute, devient plus nécessaire : que se taisent les pensées parasites. Ainsi, alors que la musique m'a conduit à découvrir comme une cathédrale enfouie au fond de moi, je n'ai plus peur si, désormais, seul le silence la remplit. L'âme doit devenir « musicienne du silence », selon l'expression de Stéphane Mallarmé. D'autres guides doivent prendre le relais et aider à aller vers le c(h)œur.

Franchir la porte du silence pour entrer plus avant dans cette cathédrale implique de quitter la musique, d'une certaine manière. Ce renoncement peut prendre des modalités bien différentes. Entre l'écoute musicale et le cheminement spirituel, des tensions sont possibles : les scrupules de saint Augustin par rapport au chant d'église en sont un exemple célèbre6. Certains n'ont pas choisi d'être dans le silence. Si Friedrich Nietzsche a pu écrire que « sans musique la vie serait une erreur », le cas des personnes malentendantes ou sourdes de naissance oblige à nuancer et relativiser beaucoup de nos réflexions.

La musique est « neutre » : elle peut servir pour accompagner le mal ou le bien, la guerre ou la paix. Nous pouvons mésuser de la musique, nous en gaver pour échapper au vide, ne rechercher que la jouissance sonore : « Ils improvisent au son de la harpe, ils inventent, comme David, des instruments de musique […], mais ils ne se tourmentent guère du désastre d'Israël ! » (Am 6, 5-6). La musique peut aussi être pervertie, déviée. Sans la puissance divine, « il n'est rien en aucun homme, rien qui ne soit perverti », nous avertit la séquence de Pentecôte. Cyniques, des nazis du camp de Terezín (actuelle Tchéquie) ont fait jouer le Requiem de Giuseppe Verdi avant d'envoyer les musiciens se faire gazer. On peut torturer par une musiquette incessante…

Une invitation réciproque

La musique est invitation. Jésus parle d'une réponse à donner : « Nous vous avons joué de la flûte, et vous n'avez pas dansé. Nous avons chanté des lamentations, et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine » (Mt 11, 17 ; Lc 7, 32). Une première réponse peut être le passage à l'acte musical : prendre part au concert à son tour. Une deuxième réponse est éthique : adopter un comportement nouveau. La musique invite à être présent au monde et aux autres, à désirer une harmonie possible, à unifier, communier, dialoguer, s'ouvrir. On parle de « musique engagée » : toute musique vraie engage le compositeur, l'interprète et l'auditeur, et invite à s'engager. La musique invite mais ne contraint personne. Respectueuse de la liberté, elle est impuissante à changer quelqu'un qui ne le veut pas. La musique « adoucit les mœurs » mais George Steiner constatait avec tristesse que des siècles de musique en Occident n'avaient pas réussi à empêcher l'inhumanité d'Auschwitz et que les tortionnaires des camps de concentration écoutaient du Mozart7.

À son tour, l'expérience spirituelle peut convier la musique. Le Bien-Aimé dit à sa bien-aimée : « Fais-moi entendre ta voix » (Ct 2, 14). Le jubilus, si typique des alléluias grégoriens, est ce chant sans paroles, cette vocalise qui naît avec exubérance du trop-plein de l'âme. C'est une des raisons d'être du chant en liturgie : « C'est toi qui nous inspires de te rendre grâce : nos chants n'ajoutent rien à ce que tu es, mais ils nous rapprochent de toi » (Préface commune IV). C'est un chant nouveau, une relation nouvelle à la musique. Le psaume 47 (46) dit : « Sonnez pour notre Dieu […]. Car Dieu est le roi de la terre : que vos musiques l'annoncent ! »

 
NOTE :
1 V. Decleire, « Une demande nouvelle pour la musique liturgique : susciter de l'émotion » (sur https://liturgie.catholique.fr).
2 Cf. Paul Claudel, Ne impedias musicam, 1936.
3 Cf. Philippe Charru, Quand le lointain se fait proche. La musique, une voie spirituelle, Seuil, 2011.
4 Jean de la Croix, La montée du Carmel, III, 36, 2.
5 V. Decleire, « Musique et silence », Christus, n° 194, avril 2002, pp. 182-188.
6 Cf. saint Augustin, Les Confessions, chapitre XXIII.
7 G. Steiner, Dans le château de Barbe bleue. Notes pour une redéfinition de la culture, 1971 (traduction française de Lucienne Lotringer, La culture contre l'homme, Gallimard, 1973) ; aussi Pascal Quignard, La haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996.