On la conteste et on la souhaite. Ainsi de l’autorité dans une société moderne. Que l’on conteste assez généralement l’autorité et les autorités relève du fait divers ; les journaux annoncent de loin en loin que « les symboles de l’autorité » deviennent les « cibles de la violence », et de fournir nombre d’informations sur des dégradations d’édifices publics, sur des attaques d’autobus urbains ou de cars de police, plus étonnant encore contre des pompiers appelés pourtant au secours dans des situations difficiles et dont les interventions n’ont rien d’« autoritaires », mais relèvent plutôt de l’aide humanitaire. Quel est l’enseignant qui ne s’est pas plaint du manque de respect de la part de ses élèves, voire des parents, comme si son autorité n’impressionnait plus ou n’appelait que la contestation, la dérision, voire le mépris ? Or les attaques contre les « symboles de l’autorité » accroissent l’insécurité, au point que le nombre de personnes ayant été témoins d’actes de délinquance ou se sentant peu assurées dans leurs domiciles ou dans leur quartier ou leur village ne fait que croître. Ces mêmes personnes déplorent du même coup l’absence d’autorité publique et attendent des responsables à tous les niveaux qu’ils fassent preuve de fermeté et de rigueur.
On se trouve donc devant une situation étrange et inquiétante : d’un côté l’autorité est souvent bafouée, mais de l’autre on rêve de la restauration d’une autorité largement disparue (et, à ce titre, il est bien possible qu’on projette sur le passé l’image d’une autorité assurée, et donc obéie, qui relève largement de la fantasmagorie). On assiste dans la rue, à l’école et dans les familles à sa contestation vive dans le même temps où l’on en cherche une hasardeuse remise en place. Cette situation est-elle totalement inexplicable ? On peut tenter de donner quelques clés qui ne font pas disparaître les problèmes comme par miracle, mais qui aident à comprendre et à ne pas paniquer.
 

Les abus des autorités


Les raisons d’une situation difficile sont à l’évidence nombreuses. On pourrait dire d’abord que nos contemporains ont quelques motifs de se méfier des manifestations des autorités, et donc de l’autorité elle-même. Nous avons tous en mémoire les abus dont les autorités économiques, politiques, sociales ou religieuses ont été la source.
Ici, les exemples sont innombrables, depuis les paternalismes divers qui ont étouffé les libertés sous prétexte de les aider ou de les encadrer, jusqu’aux tyrannies politiques qui ont assez largement dominé le XXe siècle (totalitarismes divers sous prétexte de faire régner la loi de l’histoire dans le marxisme-léninisme ou celle de la nature dans le national-socialisme, régimes dictatoriaux dans les fascismes italiens, portugais ou espagnols…), en passant par les autorités religieuses qui, tout en prêchant l’obéissance à Dieu, Autorité suprême, ont fait preuve d’aveuglement politique et intellectuel : ainsi de la quasi-totalité de la hiérarchie catholique devant l’État français de Vichy, ou des autorités romaines en écartant de l’enseignement, voire en condamnant des intellectuels dont après coup on reconnaît la force de pensée et le caractère anticipateur de leurs diagnostics. En outre, beaucoup gardent le souvenir douloureux d’éducations morales et religieuses oppressives qui les ont blessés à jamais : ici encore au nom de l’obéissance à la morale ou à la religion, que n’a-t-on justifié qui était en réalité peu ou pas justifiable !
Du coup, toute référence un peu naïve à l’autorité suscite de nos jours une forte distanciation, voire le doute. Les abus nombreux des autorités dans un passé souvent récent expliquent largement qu’on se méfie d’elles aujourd’hui, voire que la désobéissance à leur endroit soit si répandue. Et plus les dites autorités s’abritent derrière la Vérité pour s’imposer à nouveau, plus elles suscitent la suspicion et « légitiment » le dissentiment, donc confirment leur discrédit !

Pouvoirs et autorités


Les autorités sont ainsi bousculées, voire même contestées à peu près dans tous les domaines. Mais il serait téméraire d’en conclure, comme le font pourtant certains, à la fin de l’autorité ou à sa disparition. Ici, une distinction peut être utile. Car si l’exercice de l’autorité est devenu difficile, si les autorités sont sujettes à caution, on ne peut en conclure pour autant que les pouvoirs, ou le pouvoir, ont disparu. Nous ne sommes nullement dans des sociétés où l’ébranlement des autorités entraîne avec elle l’effacement des pouvoirs. On pourrait même prétendre tout à l’inverse que plus l’autorité est contestée en elle-même et dans ses expressions, plus les pouvoirs s’imposent presque mécaniquement.
Or il y a un lien intime entre exercice du pouvoir et usage de la force, donc de la contrainte, si bien que plus l’autorité est bousculée, plus s’affirme la contrainte des pouvoirs. Ainsi, autant qu’on sache, le pouvoir de la gendarmerie de verbaliser ou de retirer des points sur le permis de conduire est très largement exercé. Les magistrats ont encore le pouvoir de condamner ceux qu’ils estiment coupables, donc de les envoyer en prison ou de leur imposer des dédommagements financiers, même si l’autorité de la justice est mise en doute. Nos députés ne manquent pas de multiplier les lois, au point que nous souffrons d’un excès de réglementations, par exemple dans le domaine de la sécurité, même si l’autorité politique est contestée. Un symbole de cette prolifération des pouvoirs est largement incarné dans l’opinion publique par « Bruxelles », c’est-à-dire par les institutions européennes qui se donnent le droit d’intervenir, même sur des détails de la vie publique !
Un tel cas montre d’ailleurs que souvent ces pouvoirs pèsent sur nous de manière tacite, invisible, cachée, sans qu’on puisse leur donner un visage. En se multipliant, ils finissent par constituer une chape de plomb assez écrasante, mais anonyme, impersonnelle, collective, se manifestant par une contrainte nue à laquelle il devient très difficile de se soustraire. D’une tout autre manière, notamment dans les entreprises, l’autorité se cache derrière les experts et les audits : les responsables s’abritent derrière les chiffres et les diagnostics à prétention scientifique ou technique. Ici, c’est l’expertise qui fonde, pense-t-on, la légitimité du pouvoir et de l’autorité. Le résultat en est que plus personne ne sait à qui on obéit et qui donne vraiment les ordres. Autorité disparaissante, et pourtant très réelle sous les masques technocratiques.
Nous sommes donc sous le poids de pouvoirs d’autant plus impératifs qu’ils se donnent souvent sous le couvert de la compétence technique, du confort, du bien-être, de son propre intérêt.
« Souriez, vous êtes photographiés ! » Ce slogan illustrerait assez bien le propos : qui photographie et pourquoi, nul ne le sait, mais une contrainte (douce) est exercée. Le conducteur de l’autobus est là pour « s’assurer du bon déroulement de la validation » de votre billet, nullement pour contrôler. Il faut vous déchausser à l’entrée de la piscine, au nom d’exigences prétendument sanitaires. Le sociologue François Dubet expliquait dans La Croix du 1er janvier 2008 que l’interdit désormais public du tabac est d’autant mieux accepté qu’il évite les justifications morales et qu’il s’appuie uniquement sur « un discours hygiéniste et pragmatique plus que moral » : ce qu’approuve implicitement le sociologue nous libère sans doute de la morale, mais nous fait plier sous ce pouvoir indistinct et à ce titre redoutable qu’est l’hygiénisme ! Pouvoir sans légitimité et donc sans vraie autorité, mais contraignant. Progrès ou régression ?
C’est pourquoi une telle multiplication des pouvoirs sous l’affichage du sourire, au nom du bien-être, de l’hygiénisme ou de l’expertise technique signe à sa façon la crise de l’autorité. De tels pouvoirs s’exercent et se multiplient parce qu’ils manquent de légitimité. Ils ne disent pas et ne peuvent souvent pas dire au nom de quoi ils s’exercent, et donc à partir de quelle légitimité ils exigent discipline et obéissance. On pourrait donc très légitimement en conclure que s’il y a crise de l’autorité et multiplications de pouvoirs contraignants plus ou moins aveugles, c’est parce qu’il y a crise de légitimité. Manque le « au nom de quoi ? ». Est-il bien nécessaire de multiplier les caméras de surveillance un peu partout sous prétexte de lutter contre le terrorisme ou pour assurer la sécurité des passagers ? Ces caméras empêcheront-elles jamais des kamikazes décidés et fanatiques ? Ne mettent-elles pas plutôt en danger la liberté des citoyens, ainsi surveillés et épiés en permanence ? Et ainsi de bien d’autres règlements. Est-il plus sain de marcher pieds nus sur le sol mal nettoyé des piscines qu’en chaussures ? Le tabac est-il plus dangereux que l’alcool ? Faudrait-il donc aussi en supprimer la consommation publique ?
De fait, si l’instituteur est contesté dans sa classe, il s’agit moins de s’en prendre à sa personne (que les élèves peuvent estimer) que de s’interroger sur la légitimité de son enseignement : pourquoi un enfant de banlieue doit-il apprendre tant de choses en histoire ou en mathématiques, alors qu’il doute de son avenir, et que son milieu n’est pas sûr de l’utilité de toutes les matières prodiguées ? En revanche, quand on est à peu près assuré que les connaissances reçues à l’école permettent de trouver sa juste place dans la société et de « s’en sortir », alors l’instituteur peut sévir (exercer son pouvoir, en appeler à son autorité) parce que les élèves comprennent la légitimité de son enseignement. Le « pouvoir » de l’instituteur disparaît en quelque sorte sous son autorité admise comme légitime. Mais à partir du moment où ce postulat perd de sa clarté, c’est moins l’autorité de l’instituteur qu’on conteste que la légitimité du système scolaire dans lequel il s’inscrit qui se trouve mise en doute. La contestation porte donc sur les raisons d’être (légitimité) et sur le sens de tels règlements ou de telles disciplines scolaires.
 

Démocratie et autorités


Toutefois, des raisons plus profondes ébranlent nos systèmes d’autorités : elles tiennent à l’avènement et à l’affermissement, non seulement de la démocratie comme système politique complexe, mais de ce qu’on peut appeler un ethos démocratique, à savoir une manière de se comporter de façon critique à l’égard de toute autorité ou de se tenir en réserve à l’égard de toutes ses expressions. Il est en effet de la nature de la démocratie de chercher à contrôler tout pouvoir : si seul le peuple est souverain, selon l’idéologie démocratique la plus courante, alors tout pouvoir se doit de lui rendre compte de ses actes, de ses décisions, de ses succès et de ses échecs. En tant que telle, la démocratie n’est pas ennemie des pouvoirs et des autorités : elle veut les contrôler et les obliger à donner les raisons de leurs comportements. Elle n’accepte pas l’obéissance aveugle, et ne consent à obéir et à se soumettre qu’en connaissance de cause. Du moins telle est la théorie, sinon la pratique, car en fait les peuples démocratiques se complaisent bien souvent, pour ne pas dire la plupart du temps, dans une attitude de soumission, de démission, de passivité ou, pour parler savamment, d’hétéronomie.
Alors que Kant envisageait un passage souhaitable quoiqu’exigeant de l’hétéronomie (soumission à des pouvoirs contraignants ou transcendants) à l’autonomie (se donner à soi-même la loi ou ne se soumettre qu’à condition de trouver la loi fondée en raison), nombre de perroquets de la modernité veulent croire que l’autonomie est le statut quasiment naturel de l’homme moderne soi-disant majeur et adulte. Quiconque ouvre les yeux sur l’actualité de nos sociétés voit bien qu’il n’en est rien. Et cependant, c’est un fait que l’ethos démocratique se rebelle contre les ordres inconditionnels, les morales autoritaires, les contraintes ou les comportements injustifiés. Au nom de la légitimité du peuple ou de la raison, il interroge tout pouvoir et toute autorité sur sa propre légitimité : au nom de quoi imposer telle attitude ? peut-on rendre compte des raisons pour lesquelles on en appelle à l’obéissance, car si celle-ci n’est pas supprimée, elle doit être « éclairée », comprise, assumée personnellement ?
On comprend alors sans peine pourquoi l’ethos démocratique bouscule l’autorité. Il s’agit moins de la fin de l’autorité que de l’exigence, assez juste quoique difficile à honorer ou à vivre, de pouvoir expliquer pourquoi on demande obéissance et soumission. Il en résulte nombre de conséquences pour tous ceux qui exercent un pouvoir, et qui d’entre nous n’en exerce pas un au sein de la famille, de l’école, de l’entreprise, des Églises, d’un groupe quelconque ? Tous ceux-là ne devraient plus s’abriter derrière des justifications toutes faites, ne pas se couvrir d’une Autorité supérieure ou transcendante, s’évitant ainsi le difficile travail de justification des décisions précises ; ils ne devraient pas non plus s’effacer devant des traditions qui sont ce qu’elles sont parce qu’on les a reçues comme telles et qu’on en ignore la source. Est-il nécessaire d’insister pour montrer à quel point dans une telle société toute autorité connaît un exercice difficile ? Elle ne peut plus, ou très difficilement, jouer sur un acquis, jouir de sa précédence ou d’une autorité dite « naturelle », à moins d’entrer dans les stratégies suspectes de l’intimidation et de la pression. À moins d’imposer encore un pouvoir contraignant nu.
Mais si l’on comprend bien l’opposition entre ethos démocratique et autoritarisme ou dogmatisme, on pressent aussi les limites d’une telle exigence. N’en doutons pas : les décisions de l’autorité doivent être justifiées. Mais jusqu’à quel point ? Tout est-il justifiable également ? N’y a-t-il pas à un certain moment une impossibilité de tout expliquer ? Pourquoi ne faut-il pas mentir ? demandera l’enfant. On peut donner sans doute bien des justifications « raisonnables », mais, à la fin des fins et devant la multiplication de ses interrogations, ne faudra-t-il pas en venir à lui dire : c’est comme ça parce que c’est comme ça ? Le mensonge est comme tel condamnable ; il y a un interdit qui pose une limite infranchissable difficile à justifier entièrement en raison, mais, au total – pourra-t-on argumenter –, propice à asseoir la confiance mutuelle, et donc le lien social.
C’est pourquoi, si l’autorité doit en effet se plier autant que possible aux requêtes de l’autonomie, on ne peut prétendre effacer, même au sein de l’ethos démocratique, toute trace d’« hétéronomie », donc de dépendance difficilement justifiable. Après tout, sommes-nous à même de rendre compte de toutes nos moeurs, règles de politesse et de savoir-vivre, héritées du passé, souples et évolutives sans doute, mais s’imposant à nous sans qu’on puisse toujours comprendre au nom de quoi ? Aussi prétendument majeur ou adulte soit-il – ce que des théologiens, des philosophes ou des idéologues lui font croire –, l’homme moderne reste encore, et nécessairement, dépendant, même s’il a quelque peine à se l’avouer et à en reconnaître le bien-fondé, c’est-à-dire la légitimité…
Mais où passe la frontière entre une hétéronomie inéluctable et une hétéronomie insupportable, ou entre une obéissance éclairée aux lois ou aux autorités et une obéissance posée obscurément ou dans la confiance ? Impossible sans doute de trancher une fois pour toutes, sans tenir compte des situations et des cas !
 

Interdit et naturalisme


Si l’ethos démocratique dans lequel nous baignons ébranle l’exercice des autorités et met en cause leur légitimité, il faut évoquer une autre raison à cet état de fait, sans doute liée à la démocratie, mais largement indépendante d’elle. S’il y a un lien, on le trouverait sans doute chez Jean-Jacques Rousseau, à la fois théoricien de la démocratie moderne et philosophe valorisant la nature contre la ou les cultures. Il opposait, on le sait, un sentiment naturel simple et pur, constitutif de l’humanité même, à la complication mensongère imposée par les sociétés ; cette complexité serait le produit d’un faux « progrès » culturel qui, en multipliant les techniques, sépare l’homme de lui-même et des autres. Et il soutenait qu’un système démocratique où chacun n’obéirait plus qu’à une loi commune, permettrait de retrouver quelque chose d’un état de nature perdu, une sorte d’immédiateté transparente rendant impossibles ou très limités le mensonge social et le double jeu hypocrite. Mais beaucoup ont sans doute dépassé sa pensée, en suspectant assez systématiquement la société de s’imposer par des règles, morales notamment, qui cassent ou déforment une nature bienveillante et innocente. Ils en concluent à la nocivité de toute forme d’interdit, considéré comme un produit social corrupteur à l’endroit d’un naturel qui ne demanderait qu’à s’exprimer et à s’exercer sans contrainte. On pourrait parler ici d’un naturalisme, lequel consisterait d’un côté en un soupçon général contre toute forme de contrainte et d’un autre en une confiance accordée à la spontanéité et au développement sui generis de la nature.
Les conséquences d’une telle théorie s’imposent d’elles-mêmes, notamment sur le terrain de la pédagogie et de l’éducation : il ne faut surtout pas imposer de l’extérieur et autoritairement à l’enfant des règles ou des savoirs qui contrarient sa spontanéité propre ; il faut au contraire le laisser à son développement autonome en faisant confiance à ses puissances naturelles ; mieux vaut qu’il trouve par lui-même le comportement correct, plutôt que de le lui imposer, en risquant de blesser ou de briser sa spontanéité naturelle. L’autorité en tant qu’elle intervient de l’extérieur, pour dicter par exemple les règles de la juste conduite en société, voire l’ensemble des savoirs, doit s’effacer et laisser le champ libre à une naturalité qui ne demande qu’à se déployer avec ses ressources spécifiques. Cette théorie alimente à l’évidence une vigoureuse critique envers toute forme d’autorité et conteste la légitimité de son exercice en tous domaines, familiaux, politiques, sociaux ou religieux. Et, comme nous le savons, elle n’est pas restée à l’état d’une théorie enclose dans les bibliothèques : elle a inspiré des systèmes pédagogiques comme elle entretient des formes vigoureuses d’anarchisme.
Or, paradoxalement, cette théorie qui conteste en son principe toute autorité contribue à montrer l’impossibilité de se passer d’autorité. Loin de permettre le développement d’individus autonomes et libres, sa mise en pratique engendre des êtres incapables de dominer leurs pulsions et leurs affects ; elle rend impossible la formation de personnes capables de « promettre », donc de s’engager sur l’avenir, comme disait Nietzsche, lequel promeut tout à l’inverse une sorte de dressage de l’animal-humain. Elle aboutit à un enfermement dans l’instant ou dans l’immédiat, plus proche de l’esclavage et de la soumission que d’une liberté apte à la maîtrise de soi et des choses. Elle produit des êtres enfermés dans la dépendance envers eux-mêmes ou ballottés par toutes les pressions sociales et politiques. Loin de construire des citoyens capables de critique, elle les transforme en troupeaux dociles et manipulables, comme on le voit assez clairement dans ces assemblées sans pouvoir clair, et soi-disant autogérées, qui sont en réalité manipulées en coulisses par des meneurs sans visage, exerçant ainsi la pire autorité qui soit, une autorité invisible et sans nom, donc impossible à déceler ou à critiquer ! Voilà une hétéronomie bien pire que celle que les anarchistes attribuent à l’autorité de Dieu ou à la Transcendance, puisqu’elle est sans visage, sans parole, sans nomination possible. Se rebeller contre son Dieu et lui demander des comptes, comme le fit Job, est impossible à l’égard de la pression sociale, qui est sourde, ou de la gestion des assemblées « autogérées », qui sont en fait manipulées !
Nous voyons bien qu’à l’encontre des rêves dangereux d’une spontanéité naturelle sans autorité, il n’est pas de naissance à soi comme homme ou de vie sociale digne de ce nom sans la présence d’autorités. L’enfant a besoin de rencontrer des vis-à-vis qui à la fois le contraignent à sortir de son narcissisme et lui font comprendre qu’il est désiré, aimé, chéri, en tant qu’il est appelé à croître. Croître, voilà justement l’autre nom de l’autorité, puisque selon sa racine latine, auctoritas est lié à augere, à « ce qui fait grandir », nous montrant par là que le vrai sens, la légitimité de toute autorité est de faire grandir ce qui de soi s’affaisserait sur soi, donc à tirer hors de soi pour tenir debout et vouloir par soi-même la loi. La perversité de l’autorité, on le voit clairement, découle de son aptitude à écraser au lieu d’attirer et de faire croître ; elle gît dans sa tendance à s’imposer arbitrairement au lieu de faire comprendre qu’elle n’est là que pour « vouloir sa propre fin » (selon le mot paradoxal et pourtant si juste du P. Gaston Fessard). Or cette fin n’est rien d’autre que la liberté et l’autonomie de celui envers lequel elle s’exerce. Absolutisée, l’autorité se pervertit et justifie paradoxalement les critiques qu’on lui adresse. Exercée droitement, elle crée et affermit des libertés qui pourront s’émanciper d’elle après l’avoir intériorisée.
Il faudrait ajouter que l’autorité n’existe certainement pas comme une réalité une et absolue. Nous connaissons finalement des autorités, et les modalités de leur exercice, de même que les formes de leurs mises en cause, varient selon les personnes et surtout selon les domaines. Nous ne contestons sans doute pas le pouvoir qu’a notre médecin de nous prescrire une ordonnance, et nous reconnaissons donc son autorité ou son titre à le faire ; mais nous n’admettons pas de la même façon l’autorité du gendarme à sanctionner nos excès de vitesse ou l’autorité du technicien qui vient réparer notre ordinateur défaillant. Faut-il ajouter que ces autorités, inégalement fortes ou ébranlées, renvoient en fin de compte à une seule Autorité, celle de Celui qui, à toutes, leur donne de s’exercer droitement et de contribuer, selon leurs modes propres, à faire croître l’humanité et donc à contribuer à la Vie ? Par là même, elles trouvent une raison de plus de se justifier : s’exercent-elles pour aider à grandir ou pour étouffer la liberté ? s’ordonnent-elles au nom du Vivant ou entravent-elles la vie ? Cette interrogation ne met pas fin à l’autorité ; elle oblige à son exercice difficile et exigeant au sein de notre ethos démocratique.