L'image, dit-on, reflète l'imaginaire d'une société. En quoi l'art peutil aider à le comprendre ?
Les artistes ou les poètes ne sont pas des voyants ou des prophètes qui auraient reçu le don mystérieux de prédire l'avenir, ainsi que l'a prétendu toute une littérature romantique. « L'artiste n'augure pas l'avenir », dit fort bien, à la manière d'une devise Alain Roger, « il l'inaugure. » Il l'inaugure c'est-à-dire qu'il commence à mettre en oeuvre le regard, l'écoute et toute une manière de sentir et d'appréhender le monde d'une époque. « L'art est un miroir qui avance, comme une montre parfois » (Kafka). L'artiste (qu'on pense à Monet à Van Gogh, à Cézanne) est celui qui indte ses contemporains — et cela prend souvent du temps — à voir autrement à informer, au sens le plus fort du mot, le futur. A propos de l'oeuvre d'art, le philosophe Heidegger parle très justement d'« emprise », c'est-à-dire d'« une avance dans laquelle tout à venir, encore que voilé, se trouve déjà devancé ».

Comment la peinture instaure-t-elle une vision nouvelle au tournant du XX' siècle ?
Je dirais d'abord par le « sensorialisme », pour ne pas avoir à dire « sensualisme » qui a toujours une connotation morale. Avec Monet, l'impressionnisme remonte dans la sensation autant qu'il est possible. Donc, plus de moralisme qu'il y avait encore chez Greuze ou chez Daumier. Plus de passion, plus de romantisme plus de raison, plus de ces cadres rationnels a priori dans lesquels on enfermait toute image (perspective, dair-obscur...). On quitte le système de la représentation qui marqua une grande époque de la raison, où il y avait une opposition du sujet-objet très nette. Monet disait : « Plus je vais, et plus je regrette le peu que je sais. C'est là ce qui me gêne le plus. Laisser l'oeil vivre sa vie. L'oeil et une main, et de l'un à l'autre aucun intermédiaire » La sensation étant explosive on a beaucoup de peine à l'enfermer. Dès qu'on l'enferme, elle devient une perception. J'ouvre la fenêtre, je vois une grande tache bleue. Tout à coup, je dis : « C'est la mer », et je la referme dans les contours du mot. A ce moment-là, ce n'est plus une sensation, c'est une perception. La perception permet de dessiner les choses en les détachant des autres. Elle circonscrit l'objet. De là la notion de forme, que vont détruire les impressionnistes.
Voilà une première source de non-figuration : l'objet flou, bougé, la forme ouverte, édatée, qu'on trouve chez les impressionnistes et chez Cézanne. Et, en même temps, puisqu'ils s'aperçoivent que l'on peut exprimer la lumière non pas par l'opposition du clair et de l'obscur, mais par la couleur pure on va trouver une prédominance de la couleur pure sur le dessin. Chez Dufy, par exemple, la couleur n'est pas enfermée dans le dessin, elle est un peu décalée. En voyant sur le port du Havre une enfant vêtue d'une petite robe rouge il avait remarqué qu'il voyait le rouge se déplacer avant la forme de l'enfant. Il disait — je ne sais pas si les psychologues ont conforté cette position — que la perception de la couleur antidpait la perception des formes. A la fin du XIXe siècle, les peintres ont donc découvert la couleur comme lumière, la pure énergie lumineuse.

Comment caractériser le changement de regard entre la peinture classique et la peinture moderne ?
La peinture dassique se situe principalement entre la forme et la représentation. La peinture moderne se déplace entre forces et formes : on remonte aux forces qui ont engendré une forme Soulages, par exemple, badigeonne sa toile à grands coups de pinceau, ce qui donne une impression d'énergie étonnante. La recherche de la sensation, de la couleur, de l'énergie, tout cela va dans le même sens : détruire la figure.
Les impressionnistes ont ainsi découvert ce qu'on appelle le « mélange optique ». Ils se sont aperçus que lorsqu'ils mélangeaient des couleurs sur la palette, celles-ci se ternissaient. Pour avoir un violet, on mélange un bleu et un rouge, mais le violet obtenu est beaucoup moins fort que le bleu et le rouge juxtaposés. Si on ne mélange pas, on n'a que des couleurs fortes. Or ils voulaient des nuances, comme Renoir par exemple. Alors, ils se sont dit : « Eh bien, on va juxtaposer. On va mettre un point rouge et à côté un point bleu, et notre oeil va faire la synthèse » Autrement dit, la lumière de chaque couleur n'étant pas mélangée sur la palette, elle arrive pure jusqu'à notre rétine, sur laquelle elle se mélange. Voilà ce qu'on appelle le « mélange optique ». L'intéressant, c'est que même inconsdemment on met à contribution le spectateur : c'est lui qui fait la synthèse. On trouve cela dans toute la modernité : de plus en plus, on ne termine pas les formes pour que le speaateur participe à la genèse de l'oeuvre.
René Huyghe disait qu'au fond l'impressionnisme était la poursuite de la pure énergie lumineuse. (On voit là — parce que « l'énergie est sans figure », dit Bachelard — une première source non pas de l'abstraction, mais de ce que je préfère appeler la non-figuration.) Les impressionnistes ont découvert la lumière comme vibration avant même que les physiciens l'aient théorisée. La première exposition des impressionnistes chez Durand-Ruel se tint en 1873. Quand on voit, à côté d'un tableau dassique un tableau impressionniste on a le sentiment que celui-d ouvre la fenêtre. Avant, on regardait un tableau à l'intérieur d'une pièce plus ou moins sombre, comme chez Rembrandt ou Caravage, qui sont des peintres du clair-obscur. Vermeer avait déjà pratiqué cette touche divisée mais en la resituant dans un cadre classique. Mais l'impressionnisme est vraiment une fenêtre ouverte sur la nature. Ce n'est pas du tout une lumière-éclairage, c'est une image solaire, diffuse, où il n'y a pas de foyer.
Autre trait : l'importance du rythme, que l'on voit arriver en force avec Van Gogh et Monet, et qui a triomphé avec Picasso et ses Demoiselles d'Avignon en 1907, comme, en musique, avec Strawinsky et son Sacre du printemps en 1913. Prédominance du rythme, c'est-à-dire du discontinu. Or, en 1907, on est en pleine période bergsonienne où la pensée, du moins en France, met l'accent sur la durée, le continu. C'est seulement en 1930 que Bachelard montrera l'importance du discontinu dans toute la science moderne.
Voyez le cinéma : vous percevez une vingtaine d'images à la seconde : c'est votre oeil qui synthétise. De même que c'était l'oeil qui synthétisait les couleurs, qui les mélangeait, là c'est l'oeil qui mélange les images pour faire du mouvement. Les peintres (Derain, Picasso...), dès le début du siède, étaient des collectionneurs d'art noir, africain. On le comprend, car cet art, que ce soit en musique ou en sculpture, est avant tout rythme. Le rythme est l'élément le plus dynamique parmi les moyens d'expression, il est très énergétique.
A la notion d'énergie et de rythme s'ajoute, au XX' siède, la notion de vitesse. Par exemple, Les courses à Longchamp de Manet : on a l'impression qu'elles sont prises au centième de seconde : chevaux et personnages sont déformés exaaement comme par un appareil de photo, avec le rush final et les formes qui s'aplatissent, s'étirent, etc. Un mouvement italien, qu'on appellera « futuriste », essaiera par une succession d'images (où l'on voit l'influence du cinéma) d'exprimer le mouvement. Delaunay aussi.
Chez les primitifs flamands ou italiens, on cachait la faaure, c'està- dire la trace de la main, du pinceau qui dépose la couleur, ce qu'on appelle la « touche ». Mais déjà chez des dassiques comme Vélasquez, surtout dans des détails comme la dentelle d'une manche, ou bien chez Franz Hais, on trouve déjà la touche spontanée où l'on sent, dans la couleur déposée, l'impulsion corporelle. On retrouve là encore la notion de force Non plus la force cosmique mais psychique. Dans l'art chinois, par exemple, parce qu'il est écriture langue à piaogrammes, il y a toujours ce sens de l'impulsion.

On passe, dites-vous, de la force cosmique à l'énergie psychique...
Avec Freud, il y a eu une révélation de l'énergie psychique, et par conséquent de l'inconscient. Le surréalisme, dans son exploration de l'inconscient, va s'intéresser beaucoup à l'écriture automatique. Si Racine pouvait dire : « Mon plan est fait, donc ma tragédie est faite », le surréaliste, lui, jette brutalement des idées, et même du sensible, des sensations de mots. Les peintres surréalistes, en Europe, vont plutôt privilégier les rapprochements d'images insolites (Dali, Max Ernst etc.), tandis que l'écriture automatique va surtout se développer au Etats-Unis. Et on le comprend, parce que l'action y est une valeur suprême (d'ailleurs, le nom de cette école est « action painting ») : on invente en agissant. L'on voit un Pollock ne plus peindre sur un chevalet mais mettre sa toile à plat. Il perce une boîte de conserves, il y met sa couleur, et se promène dans sa toile II y a là toutes les traces non seulement de sa main mais de son corps qui bouge. C'est ce qu'on appelle l'Ecole du Padfique (Pollock, Vols, etc.), qui reviendra un peu en Europe par Matthieu, et qu'on appelle maintenant l'« abstraction lyrique » : Soulages, Debré, presque tous les peintres opposés à l'abstraction géométrique de ceux qui cherchent des formes pures comme Vasarely.
C'a été formalisé par le sémiologue américain Pierce qui distingue notamment deux choses : l'icône et l'indice II oppose l'icône c'est-àdire l'image en tant qu'elle représente quelque chose, donc débouche sur le monde extérieur, à l'indice qui, au contraire débouche sur le monde intérieur, parce qu'il est la trace de ma main, mon empreinte. On le retrouve d'une manière populaire dans le tag.
Un autre aspect, qui me semble encore plus important par rapport aux sièdes passés, c'est le déplacement de la prise de vue. Dans une peinture dassique, le sujet regardant se place en face du spectade. C'est pour ainsi dire le sujet-roi, central, qui ne bouge pas, comme le pape sur son trône. Toute la perspective se centre sur lui. On trouve cela aussi bien dans la philosophie des grands rationalistes, de saint Thomas à Hegel, que dans la représentation de la Renaissance. Avec les impressionnistes, on va désaxer ce point de vue et faire bouger le spectateur, c'est-à-dire qu'on va inventer des angles de vue et des cadrages. Par exemple Le balcon (1880) de Caillebotte représente la grille d'une fenêtre une espèce de rambarde pour empêcher de tomber dans le vide. On est à l'intérieur, et, à travers cette grille décorative, on voit une rue en plongée. Le premier qui a utilisé ces angles de vue insolites, c'est Degas. Par exemple, dans Miss Doma au cirque d'Ornano, il montre une femme qui fait de la corde qui monte pour faire de la voltige, et il la montre de dessous. Une chose plus étonnante encore c'est La chanteuse au gant noir, vue complètement de dessous, jusqu'à apercevoir son palais à travers la bouche- Dans Le théâtre, il représente une scène de théâtre vue obliquement de la loge d'une speaatrice avec son éventail. Id, en plus, il y a la vision rapprochée et la vision éloignée : l'objet prindpal, c'est l'éventail. Sur le même objet, on aura cinq ou six regards différents. Cela commence avec Cézanne, avec une coupe de fruits. Dans le cubisme, un pichet, par exemple, est vu de dessous, de face et des deux côtés: C'est la fin du sujet-roi. On découvre que l'objeaivité ne peut pas venir d'un seul point de vue mais de plusieurs. On retrouve cela dans le journalisme. Il y a dnquante ans, il suffisait de trouver une agence sérieuse et l'on s'y fiait. Maintenant, on multiplie les sources d'information pour avoir la vue la plus complète. Aucune source n'arrive à l'objeaivité.

Cette sorte de volonté iconoclaste de détruire les figures pour retrouver les sensations pures, remonter aux énergies, ne se retrouve-t-elle pas aussi dans certaines démarches spirituelles contemporaines ?
Oui, c'est un mouvement que l'on retrouve dans beaucoup de spiritualités, et qui consiste à passer au-delà de toute religion instituée pour exprimer une intuition mystique, la recherche d'une expérience personnelle, très profonde, de sa propre psyché. Je aois que tout l'art non figuratif exprime une religiosité assez vague qui est celle du Dieu cosmique. Le christianisme, en tant qu'il est religion du Dieu incarné, du Dieu venu dans l'histoire, ne peut se raconter que si l'on a des figures. La figuration me semble une des notes distinguant l'art chrétien de l'art cosmique qui peut convenir à d'autres religions. C'est pour cela que l'on constate aujourd'hui, par réaction, un retour aux images du passé, et, entre autres, aux icônes. C'est un besoin religieux, un besoin de figurer.
Je vais de temps en temps à Saint-Séverin, et, comme je suis familier de la peinture moderne je prie devant ces vitraux de Bazaine II y a des bleus, on peut penser à l'eau, au baptême ; les orangés, les rouges, font penser à l'Esprit Saint. Tout l'élémentaire qu'il y a dans la sacramentaire, c'est-à-dire l'eau, le feu, le souffle, peut me convenir, parce que j'ai une culture religieuse suffisamment forte et une mémoire de la Bible : « Que celui qui a soif vienne à moi et qu'il boive ! » Mais les vitraux de Bazaine ne sont chrétiens que parce qu'ils sont dans une église. On les mettrait dans une gare, un opéra ou une galerie, personne ne penserait aux sacrements chrétiens.

N'y a-t-il pas pourtant, dans la culture contemporaine, quelque chose de très traditionnel : le besoin de voir des images, d'entendre raconter une histoire ?
Je crois qu'on traverse une crise. On a passé au crible tous les systèmes de la représentation du XIIIe au XIXe siède mais je pense qu'on ne peut pas se passer de représentation. Pour le moment il y a simplement dans l'art une sorte de révolte contre un alourdissement de la représentation telle qu'on la trouve dans l'art un peu pompier du XIXe siède. Il faut donc attendre qu'on revienne à plus de calme.

Si le chrétien, pour chercher Dieu dans le monde, ne peut plus guère se servir de ses yeux, n'est-il pas alors renvoyé à ses oreilles, d'après la tradition biblique selon laquelle c'est par l'écoute de la parole que l'on parvient à une vision de Dieu ?
Pour que se révèle la parole de Dieu, il a fallu une manifestation sensible et cosmique, c'est-à-dire des éclairs, de la foudre, une montagne, et que l'homme se dise : « Ce que j'entends, cela vient d'en haut. » Job qui souffre ne se laisse pas raisonner par des paroles : Dieu lui montre la beauté du monde, jusqu'à Léviathan et Béhémoth. La beauté du monde pour quelqu'un qui souffre, cela le désangoisse et le fait sortir de son trou. Il dira à la fin : « Jusqu'id, j'avais entendu parler de toi ; maintenant je t'ai vu. » Il y a une manifestation cosmique au début de la Révélation, et une autre charnelle à la fin, quand le Christ Verbe de Vie, est entendu, vu, touché. La manifestation du Christ est aussi de l'ordre du voir, des sens. Il faut se méfier de cette position qui met la parole au-dessus du voir. Jean-Louis Chrétien montre que la beauté visuelle peut être parole dans L'effroi de la beauté. J'ai toujours ressenti la beauté comme effroi, dit Simone Weil : « Une joie qui à force d'être pure et sans mélange fait mal. » Parce qu'il y a effroi, on se sent interpellé. Et si l'on est interpellé, c'est que la beauté vous parle... Dieu ne se révèle pas par sa seule parole Ce qui est nouveau dans le christianisme, c'est qu'il n'y a plus de manifestation cosmique : c'est dans l'humilité de la chair que la Parole se révèle.

— « Rester au sommet de la vague » est une de vos expressions favorites...
Oui, je pense au surfeur qui se place sur le sommet de la vague et dont tout l'effort est de rester sur ce sommet sans retomber. La vague, c'est la dynamique de l'image qui vous pousse, vous sort de vous-même. Quand je regarde un lever ou un coucher de soleil, j'ai toujours une émotion très forte. Alors, je pense à la parole de saint Pierre : « Vous avez bien raison de regarder l'Ecriture comme une lampe qui brille dans l'obscurité, jusqu'au moment où le jour se lève et que l'étoile du matin se lève en vos coeurs. » C'est le Christ lui-même qui se lève dans mon coeur, au-dessus de toutes choses. La foi,elle aussi, a besoin d'images fortes, symboliques, qui donnent à la Parole révélée sa puissance d'évocation...

Peut-on espérer aujourd'hui le retour à un art chrétien qui ne soit pas la reproduction du passé ?
Toute peinture, même non figurative peut exprimer le saaé, dès qu'elle atteint un certain niveau de qualité et de sincérité ; mais pour que ce saaé devienne chrétien, il faut en plus qu'elle puisse rendre compte de l'histoire, des événements du salut, tout en étant une expression aéative et contemporaine. Dans notre XXe siècle, d'une manière bien différente, Rouault et Chagall y sont parvenus. Mais quand il s'agit de l'art chrétien, puisque telle est la question, un renouveau est beaucoup plus problématique, car le « saaé n'implique pas seulement un absolu, écrit Malraux qui s'y connaissait en la matière, il implique que la vie de la société dans laquelle il paraît soit orientée vers cet absolu ». Le moins que l'on puisse dire est que nous en sommes loin.

(Propos recueillis par Claude Flipo et Yves Roullière