En sortant de mon bureau, si j’ai rendez-vous du côté de la place de l’Alma, je peux m’y rendre par la rue Jean-Goujon ou le cours Albert 1er. Je préfère cette seconde solution, qui me fait passer devant une porte de cristal, au numéro 40, conçue par le maître verrier Lalique. À cette adresse, il édifia en 1902 un hôtel particulier où installer sa jeune épouse, Augustine-Alice, mais aussi son atelier et sa salle d’exposition. Un siècle plus tard, la lourde porte de verre, sculptée dans cette pâte reconnaissable entre toutes, prend toujours la lumière en faisant jouer les gris et les roses satinés, et chacun peut se faufiler à l’intérieur pour voir, depuis le hall, comment Lalique avait voulu, sortant de chez lui, passer de l’ombre à la lumière.
Si la porte du 40 n’était qu’une oeuvre de plus, dans une ville qui en regorge, je ne ferais pas le détour. Sa puissance d’attraction vient de la rêverie qu’elle suscite, parce qu’elle est splendide mais pas seulement. Aussi parce qu’elle fut pensée dans l’amour d’une femme, par un créateur qui devait, grâce à cette porte, marquer le seuil pour sa famille et accueillir le riche client autant que le modeste artisan. Il fallait que la famille fût heureuse d’y vivre, l’ouvrier à l’aise pour y travailler, et que le client perçût d’emblée qu’il entrait dans le temple du cristal. Un mélange de vocations dont seul un très grand artiste peut faire la synthèse et trouver l’expression naturelle.
 

Des liens avec des millions de gens


L’expérience urbaine est bien trop complexe pour reposer sur des monuments ou des oeuvres d’art. Les touristes qui descendent de leur car, sur le parvis de Notre-Dame, se souviendront-ils de la Pietà, au fond du choeur, ou de ce vendeur de briquets, lunettes de soleil, moulinets et sacs de cuir qui ne les a pas lâchés jusqu’à ce qu’ils soient remontés dans le car ? Leur émotion et ce qu’il en restera sera-t-elle imprégnée de la grandeur passée, des siècles de construction romane qu’il a fallu pour aboutir au gothique, lui-même évoluant pendant plus de trois cents ans ? Ou gardera-t-elle l’empreinte des multitudes d’interventions et de compétences qui se sont unies pour faire jouer les lumières et les couleurs, varier les espaces, raconter Dieu, donner non pas un mais mille cadres à la prière ? Ces visiteurs resteront-ils marqués par le sans-gêne de leurs semblables ou au contraire leur piété fervente ? Emporteront-ils avec eux l’heureux souvenir de cette pause au milieu d’un circuit harassant ou le désagrément d’un moment de tension dans une métropole dont ils ne connaissaient pas les codes ? On ne sait pas. En ville, les gens sont partout. Ils sont dans le passé, ils sont dans le présent, ils sont proches et ils sont lointains. Une infinité de relations avec des connus, des moins connus, des inconnus se fait et se défait à chaque instant, et vivre en ville ce n’est pas vivre avec des murs et des trottoirs. Ce n’est pas avoir accès aux chefs-d’oeuvre qui défient le temps. Vivre en ville, c’est tisser des liens avec des millions de gens, montrant en cela des aptitudes insoupçonnées par quiconque n’y est pas entraîné. Ce qu’offre gratuitement une ville, avant tout, c’est cet écheveau où tous ne trouvent pas un fil sur lequel tirer. Une belle ville passe par ses habitants.
Dans les rues d’Athènes, que je parcourais avec mon fils à peine adolescent après des heures de visite, je cherchais un taxi. Il y en avait partout, mais jamais pour nous, semblait-il. Nous les hélions en vain, attirant à peine leur regard, déclenchant parfois même des gestes dont nous n’aurions pu dire à quel code ils répondaient : « Désolé, pas libre » ou « Va te faire cuire un oeuf » ? Tout le bénéfice des colonnades, des chapiteaux, des sculptures et des bas-reliefs était englouti dans notre fatigue et notre désorientation. Il n’y avait plus d’ordre. La touffeur de la capitale grecque, qui ne nous avait en rien pesé tandis que nous gravissions à l’heure chaude le chemin terreux menant au Parthénon, s’abattait sur nos épaules au crépuscule et faisait enfler nos jambes, malgré les haltes à la terrasse des cafés et les grandes rasades d’eau fraîche qui ponctuaient notre périple. Nous n’étions plus que deux tas de chair dans une ville partout en travaux, suite de faubourgs désincarnés où personne ne nous aidait à rentrer chez nous.
 

La gratuité est liée à la cité


L’idée de gratuité est liée à la cité. On ne parlera pas de gratuité sur les falaises d’Étretat ni sur le balcon d’un chalet de Cordon, où on finira son café du matin en voyant se dissiper la brume sur les hauts du Mont Blanc. Ou alors, c’est une gratuité d’un autre ordre, pour laquelle on cherchera loin qui remercier. En ville, l’envie de remercier est toute proche et procède du sentiment d’avoir été compris. Tout ce qui est gratuit n’est pas forcément bienvenu. Les tags, par exemple, dont les auteurs sont sans doute très fiers et dont Jack Lang, alors ministre de la Culture, crut indispensable de vanter les mérites, abîment bien davantage que les pilastres, les voûtes, les équipements ou les simples rideaux de fer qu’ils souillent. Dans leur grossièreté et leur incapacité d’évoluer au fil des décennies, ils nous confrontent à des êtres invisibles qui nous forcent à la relation avec eux en signant notre environnement d’un paraphe formidable. Nous ne les voyons pas, ces gens, mais ils nous envahissent et nous conduisent à nous défendre d’on ne sait même pas qui, anonyme fauteur de promiscuité. Il en va de même avec la fête de la Musique, pour laquelle on n’a pas voulu interdire les amplificateurs de toutes sortes, et qui est par cela devenue en peu de temps une nuit sur la défensive. Non, la gratuité n’est pas toujours un cadeau. Le prix d’un ticket d’entrée permet de voir ou non, d’entendre ou pas, ce qui nous est non plus imposé mais proposé.
La ville, où la gratuité peut se déployer, est un aimant pour les artistes. Shakespeare n’écrivit pas ses pièces à Stratford, mais à Londres.
« Les gens sont la ville », affirma-t-il. Goethe ne se construisit pas dans sa petite ville provinciale de Weimar mais à Francfort. Ce n’est pas la Normandie, malgré les apparences, qui fit de Flaubert et Maupassant des romanciers, mais Paris. Nous devons tant à la ville, et malgré cela nous sommes éduqués pour la penser comme un lieu d’insalubrité, nuisible aux poumons, anonyme et cruel, incapable d’offrir le minimum correct d’espace vital. Un lieu d’indignité, en somme. Pourtant, lorsqu’un établissement pénitentiaire s’implante dans la périphérie lointaine de la ville la plus proche, « au milieu d’un champ de betteraves », selon la formule consacrée, chacun sent bien l’injustice faite aux détenus et, même si on y pense moins, au personnel. Comment, dans ces bâtiments pourtant neufs, propres, dotés d’équipements modernes, se ressourceront-ils, eux dont la famille peinera à trouver les transports nécessaires aux visites régulières, eux qui n’entendront pas la rumeur de la rue et tout ce qu’elle suscite de désir d’y retourner ? La même pression immobilière incite les établissements de retraite et de soins à se construire entre ailleurs et nulle part. Mais les malades et les vieux savent bien que le bol d’oxygène qu’on leur impose n’est pas nourrissant et que nul verger n’a jamais offert de remède à la tristesse, si ce n’est des branches auxquelles se pendre.
 

Des vaches à Paris ?


C’est en ville que se développent, s’affinent et se raffinent les liens entre les êtres et, avec eux, le sens esthétique qui permet d’accueillir la gratuité. Or, que nous dit-on de la ville, dès l’enfance ? Que « le bonheur est dans le pré, cours-y vite, il va filer ». Nous sommes dans une écrasante majorité des enfants des villes, mais on nous apprend à ne pas l’aimer. L’exposition « Vach’Art » qui s’est tenue ce printemps sur les Champs-Élysées et sur les plus précieux sites de Paris en est une récente illustration, enrichie de toutes les caractéristiques de notre époque. Classique est l’idée que les citadins n’ont qu’un regret, ne pas vivre à la campagne. D’où l’urgence, au long d’une des plus belles avenues et d’une des plus célèbres perspectives au monde, et devant la plus ancienne église de la ville, et dans la cour du palais du roi Soleil, et au pied des marches de l’Opéra Bastille, d’envoyer des vaches aux Parisiens. Cette délicate attention valut d’ailleurs plus tôt à d’autres métropoles, toutes splendides, de se voir aussi affublées de ruminants : New York, Londres, Barcelone, Tokyo, Moscou, Prague, Sydney… Ne reculant devant aucune tartufferie, les promoteurs (privés) de l’exposition justifient ce « grand pâturage artistique » par une action caritative, bien sûr, mais aussi par le fait que la vache « fait partie de l’histoire de l’art puisqu’elle a été célébrée par de nombreux artistes de la préhistoire à nos jours ». Argument qui tient pour à peu près tout ce qui est au monde, y compris les leçons d’anatomie.
La presse, persuadée que le gratuit est intrinsèquement sublime et que la ville manque de vaches, ouvrit largement ses pages, ses ondes et ses images à ces bêtes en taille réelle, « habillées et maquillées, telles des top-modèles ». Sans se demander ce que les sponsors de l’exposition (Bathroom Graffiti, Caprice des Dieux, le Centre d’Information des Viandes, Eiffage Constructions, Hôtel Plazza Athénée et tant d’autres bienfaiteurs de l’humanité) nous volaient de ce que notre ville nous donne chaque jour pour rien. Déambuler au pied du Carrousel, descendre les Champs-Élysées en laissant le regard porter au-delà de la Concorde, prendre un verre devant Saint-Germain-des-Prés, se mêler à la foule de la place qui commémore une des plus grandes dates de l’histoire de France — tout cela sans voir de vache, c’est combien ? Par un retournement classique des choses, on réussit à nous faire croire que les vaches de résine donnent à Paris une touche de fantaisie qui pourrait lui manquer. Sauf qu’elles ne valent que par Paris. Sans quoi, il eût été facile de les déposer ailleurs, dans des endroits tout aussi fréquentés mais dénués de prestige. Paris est comme ces femmes qui resplendissent d’une telle beauté qu’elles peuvent se parer de pacotille, tout leur va. Grâce à elles, rien n’est quelconque. Les grands couturiers le savent. Ils n’ont pas tous du génie, ça se verrait sur des femmes ordinaires.

Des oeuvres provisoires


La gratuité ne doit pas être un prétexte pour se laisser imposer des oeuvres auxquelles la ville prête plus qu’elle ne reçoit. On a vu apparaître entre l’École militaire et le Champ de Mars, pour du provisoire qui promettait de durer et a tenu sa promesse, un mur transparent, portant le mot « Paix » calligraphié dans toutes les langues. Imagine-t-on endroit plus redondant que celui-ci pour édifier un tel objet ? Il dit lourdement ce que le lieu dit en silence, par ses dimensions, sa solennité, son ouverture aux quatre points cardinaux, son libre accès à tous, la rencontre permanente des pays et des générations qui s’y croisent sans cesse, et l’apport successif des époques, depuis Louis XV. On peut ignorer que l’École fut initialement bâtie pour proposer une instruction militaire aux jeunes bien nés dont la famille était ruinée. On n’est pas obligé de savoir que l’esplanade, dont on sent que les dimensions grandioses ont été rognées par la construction des immeubles luxueux qui la bordent maintenant, fut un terrain de manoeuvres, certes, mais aussi de jeu, d’expérimentation, d’exposition, et que la variété de ses vocations répondait par la vie à la menace de mort dont est porteuse l’activité guerrière.
Cette alliance du solennel et du festif, enrichi mais jamais dévoyé par les siècles, s’empare du promeneur dès qu’il foule le sol du Champ de Mars. Il peut regarder les basketteurs, jouer au foot, courir avec son chien, s’offrir une glace, attendre son petit-enfant au pied du manège, répondre avec lui à l’appel de Guignol qui signale en agitant sa cloche le début de la séance ; il peut écouter les jours de chance la Batterie des grognards de Haute-Alsace se produire entre les pelouses ou, s’il pleut, sous l’un des kiosques, dans la magnifique tenue du Premier régiment des grenadiers à pieds de la garde impériale ; il peut observer, inlassable, la façade dessinée par Gabriel ou, à l’autre bout de l’esplanade, se joindre aux touristes sous les grandes pattes de la tour Eiffel : jamais il n’aura besoin du Mur pour la Paix pour faire pesamment passer le message de la paix, car elle est chez elle en ce lieu.
L’architecte allemand du Bauhaus, Mies van der Rohe, fut beaucoup critiqué pour la chapelle qu’il construisit sur le campus de son école d’architecture, l’Illinois Institute of Technology, à Chicago où le nazisme l’avait contraint d’immigrer. « Je sais que certains pourront être choqués par cette chapelle, mais elle a été conçue pour les étudiants et le corps enseignant de l’école. Eux la comprendront », répondait-il. Ceux auxquels elle était destinée, pensait Mies van der Rohe, reconnaîtraient la valeur au-delà du spectacle. En 1952, il n’entendait tout de même pas construire néo-gothique ! La chapelle est simple, mais noble. « Dans sa petitesse, elle est imposante — en fait monumentale. Je ne l’aurais pas construite différemment si j’avais disposé d’un million de dollars pour le faire. » On ne saurait mieux dire que la fonction d’un bâtiment est dans sa signification. La signification reste quand l’époque change, quand la nécessité de construire d’une manière ou d’une autre est perdue depuis belle lurette ; la signification reste quand le bâtiment est désaffecté ou réaffecté.
Voyez cette riche avenue, derrière les Invalides, dont les immeubles abritent le domicile du célèbre mannequin Laetitia Casta et plusieurs luxueux cabinets de chirurgie esthétique. S’ils sont là, n’est-ce pas que le dôme reflète davantage que l’or des 550.000 feuilles qui furent nécessaires à sa restauration il y a vingt ans ? De l’or, ces habitants ne manquent pas. Mais de sens ?
Un récent voisin a élu domicile au bout de cette avenue-là. Il y dort et y loge sur le terre-plein central, ayant fixé à une grille du sol la tente que lui a donnée Médecins du Monde. À quelques dizaines de mètres, sous le métro aérien, d’autres vagabonds, sous des tentes analogues, ont préféré s’abriter avec leurs chiens dans un endroit bruyant, peu salubre, mais en écho non déguisé avec leur situation d’exclusion.
L’homme de l’avenue de Breteuil, lui, a sans doute trouvé plus de réconfort à ouvrir les yeux sur une construction inspirée par la charité des siècles précédents, quand on n’envoyait pas les prisonniers, les malades, les incapables et les vieillards « au milieu des champs de betteraves », mais qu’au contraire, aux hommes si gravement blessés qu’ils ne pouvaient plus servir, l’État offrait ses plus grands architectes, ses meilleurs artisans et les matériaux les plus nobles. Gratuitement. L’inconnu sous sa tente l’a bien compris, quelle que soit la façon dont la signification de l’Hôtel des Invalides a cheminé pour s’imposer à lui. Ainsi, par sa présence, restaure-t-il ce monument dans sa vocation primitive, et c’est sans doute pourquoi jamais personne n’a songé à lui demander de partir, même et peut-être surtout ceux qui, en s’installant là, espéraient secrètement trouver plus que n’offre le prix, même exorbitant, du mètre carré dans ce très beau quartier de Paris.