Loin du bavardage, la conversation n'est pas la discussion et est plus qu'un dialogue. Il y a une intention à la conversation : créer un monde commun entre deux êtres ou entre des groupes de personnes qui, par-delà les différences, acceptent de se laisser transformer l'une par l'autre.

Christus : Qu'est-ce que la conversation ? Qu'est-ce qui la caractérise ?

Emmanuel Godo : La conversation est un échange fondé sur des principes d'égalité et de gratuité. Son but n'est pas de prouver quoi que ce soit mais de créer, par le langage, les conditions d'un bonheur réciproque. La conversation n'exclut pas le débat mais elle y insuffle une loi fondamentale de concorde qui désarme ce que le débat risque toujours d'avoir d'hostile. La conversation désamorce tout ce qui, dans le jeu des idées, dans l'usage du savoir, dans le mécanisme de la démonstration ou de la productivité, pourrait être trop brutal, trop cassant, trop dissymétrique pour l'interlocuteur. La conversation se souvient, même à une époque qui se croit au-dessus de toute règle, qu'elle est un art. Celui de créer des instants heureux.

Être heureux ensemble

Christus : Quelles sont les conditions pour qu'il y ait conversation et que vise-t-elle ? La possibilité d'entrer en conversation avec d'autres personnes repose-t-elle sur la capacité à vivre une forme de conversation avec soi-même ?

E. Godo : On peut converser à plusieurs. Sous l'Ancien Régime, on disait que le nombre idéal de devisants était compris entre le nombre des Grâces (trois) et celui des Muses (neuf). Mais, plus que le nombre des participants, ce qui importe, pour qu'il y ait conversation, c'est le principe d'égalité : dans la conversation, on laisse de côté les titres, les rangs et toute idée de hiérarchie. Il n'était pas envisageable, comme le rappelle encore L'encyclopédie au XVIIIe siècle, de converser avec le roi : on avait tout au plus un entretien avec le monarque.

Entrer en conversation, c'est accepter d'être de plain-pied avec l'autre, de devenir avec lui coopérateur d'une œuvre soluble dans le temps. Toute conversation réussie est une œuvre éphémère et qui n'a de valeur que de se dissoudre dans la grâce de l'instant partagé : gare à celui qui voudrait enregistrer une conversation ! Il faut accepter que les paroles s'envolent, consentir à construire des châteaux de sable, des utopies un moment habitables et que nous laisserons derrière nous jusqu'à la prochaine conversation heureuse.

Converser demande à chacun une vertu de souplesse, d'adaptation au goût, à la sensibilité et à la configuration intellectuelle de l'autre. Comme le disaient La Rochefoucauld ou La Bruyère au XVIIe siècle, on ne doit jamais chercher à être « le maître de la conversation », sinon l'on déplaît. Or la visée de la conversation est bel et bien d'être heureux ensemble dans la recherche mutuelle de la vérité. Pour entrer en conversation, il faut accepter un pacte tacite : écouter, regarder le visage de l'autre, parler en ayant soin de la langue, ne surtout pas réciter quelque chose appris ailleurs mais acclimater son savoir, le rendre compatible avec l'instant vécu : le rendre aimable, au sens strict, c'est-à-dire digne d'être aimé.

Quant à savoir s'il faut au préalable avoir une conversation avec soi-même pour se préparer à la conversation, il faut d'abord se rendre compte qu'on est soi-même une chambre d'écho, le lieu d'un dialogue entre des postulations contradictoires. Mais, avant tout, pour que l'esprit de conversation puisse se déployer, il faut être présent à soi, à l'autre et à une instance qui nous transcende l'un et l'autre : un tiers mystérieux et indicible qui est le destinataire secret de nos conversations, une oreille qui nous écoute quelque part dans le silence.

Devant le visage de l'autre

Christus : Le genre de « relation » que l'on noue avec certaines œuvres d'art, certains livres, relève-t-il de la conversation ? Que se joue-t-il alors ?

E. Godo : On peut considérer qu'il y a, métaphoriquement, une conversation avec des œuvres d'art ou des paysages. Mais qu'on ne s'y trompe pas, nous ne conversons qu'avec nos semblables. La conversation est pour l'humanité le moyen de construire – dans l'instant et avec pour seuls outils le langage, la bonne volonté, le visage et le regard – la société idéale et proprement humaine, amicale et fraternelle, dont elle porte au cœur et à l'esprit la promesse comme une blessure inguérissable.

On peut croire que l'on converse avec un tableau, un animal ou un livre, mais ce n'est qu'avec le frère humain que l'on converse véritablement. C'est dans le partage de nos soifs et de nos pauvretés les plus fondamentales que réside le secret des grandes conversations.

Nous pouvons tirer de la confiance et une forme de force dans l'attention que nous portons à des œuvres mais, in fine, c'est devant le visage de l'autre, si proche et si lointain, que nous tenterons de faire mentir la loi du malentendu et de la discorde qui règne entre les hommes. Nous tenterons quelque chose.

Converser, c'est dire à l'autre, sur le quai d'une gare, dans le couloir d'un lieu de travail, au milieu de la foule : « Je n'ai que mes mots, ma bonne volonté et un peu de temps. Faisons-en, ensemble, si vous en acceptez l'augure, une parenthèse, quelque chose qui n'appartiendra qu'à nous, une minute humaine, inutile et hautement nécessaire. »

Le grand malheur de notre temps

Christus : Quel est le rythme de la conversation ? Quel est son rapport au temps ? Quel environnement lui est favorable ?

E. Godo : La conversation demande de se dégager des contingences. Elle s'épanouit lorsqu'il y a une disponibilité des interlocuteurs. On ne converse pas bien dans l'urgence, la pression du résultat, celle de la performance. Pour autant, la conversation n'est pas hostile par nature au cadrage et à l'ordre. Dans les cercles et les salons de l'Ancien Régime, c'est la femme qui est maîtresse du jeu, c'est elle qui en définit les règles. Il n'y a pas de conversation sans limites, sans définition d'un espace et régulation d'un temps.

La rapidité de l'époque n'est pas en soi un obstacle à la conversation : après tout, la vivacité d'esprit, l'inventivité, la vélocité, le sens du kaïros, sont des vertus majeures de la bonne conversation. La lenteur n'est pas toujours un bien, si l'on pense à l'esprit de l'escalier qui entrave la conversation d'un esprit pourtant supérieur comme celui de Jean-Jacques Rousseau, au XVIIIe siècle !

Le pire ennemi de la conversation, c'est la relâche, l'illusion d'être décomplexé, l'impolitesse, la vulgarité, le manque d'égards, la négligence vis-à-vis du langage et vis-à-vis de l'autre. Le fait de posséder un savoir-faire, d'être porteur d'un point de vue particulier n'est pas, en soi, problématique, à partir du moment où l'on consent à entrer dans l'échange. Le monde professionnel contemporain est souvent plus conscient qu'on ne pense de ces enjeux. Le grand danger est de réduire les êtres à des fonctions, de tellement les enfermer dans une rationalité répétitive et desséchante qu'ils finissent par perdre toute estime d'eux-mêmes et toute appétence à cette aventure qu'est la rencontre.

À force de brider la créativité dans des structures qui bornent l'individu au rôle d'exécutant, on l'ampute de sa dignité et de son désir de montrer bon visage. Et ce qu'il faut le plus craindre, c'est l'appauvrissement du langage, sa réduction à des automatismes, à des binarités sans nuances. C'est le grand malheur de l'époque et, au sens propre, sa malédiction : la plupart de nos contemporains vivent dans un univers langagier monochrome et insipide. Pas de bonne conversation sans possibilité de jouer toutes les gammes de la langue merveilleuse qu'est le français. Une langue faite, depuis des siècles, justement, pour le bonheur de la conversation.

Une conversion du regard

Christus : La conversation est un moyen de la rencontre mais n'est-elle pas plus que cela ? Pourrions-nous dire que la conversation produit une conversion ? De quelle conversion s'agit-il alors ?

E. Godo : Converser, c'est créer, ici maintenant, une société idéale. C'est construire le rêve rabelaisien de l'abbaye de Thélème, pas demain, pas pour des temps meilleurs, mais là, aujourd'hui, hic et nunc. La conversation est une utopie autoréalisatrice. La bonne conversation ne laisse pas entrevoir la société parfaite, la société pacifiée et épanouissante : elle l'accomplit. Nous sommes heureux de cela, à l'issue d'une conversation réussie : nous n'attendons rien d'autre et il n'y a d'ailleurs rien à attendre de plus.

S'il faut parler de conversion, c'est de celle-ci qu'il s'agit : une conversion du regard. Le temps heureux d'une conversation ne promet pas plus qu'il ne peut tenir : la conversation m'apprend que, dans l'existence humaine, je ne suis, à proprement parler, possesseur de rien. Je n'ai eu qu'à partager mes mots, une certaine douceur, de l'énergie vitale et exit le bonheur que je cherchais dans des accumulations dérisoires, des signes de reconnaissance tout juste bons à satisfaire mon amour-propre… Tout à coup, voilà qu'il m'a été donné, sans que je m'y attende, une grâce surgie du cours ordinaire des jours. Il a suffi qu'un visage s'ouvre, là, devant moi, et je suis heureux d'une manière si complète et si indubitable que le reste me paraît soudain secondaire voire chimérique.

Voilà la conversion à laquelle me conduit toute conversation heureuse. Mais il faut que les masques sociaux tombent, et c'est si rare ! Mais ne soyons pas trop gourmands ou défaitistes, il suffit qu'un visage se laisse voir et nous voilà immédiatement récompensés de notre vigie ou de cette imprudence merveilleuse qu'on appelle l'espérance.

Les mondains ne conversent pas

Christus : Comment trouver le fragile équilibre entre ce qui est un art de la relation et ce qui devient mondanité ?

E. Godo : Si la mondanité est un amour inconsidéré du paraître et du pouvoir, alors aucune conversation digne de ce nom ne peut lui être associée. Là où règnent la vanité et l'amour-propre, la jouissance de l'inégalité, il n'y a aucun espoir de bonheur. Comme le disait Jean Sulivan au siècle dernier, le mondain est la seule race d'homme qu'il faille fuir sans relâche et sans condition. Le mondain, par excellence ? L'être qui se croit arrivé, possesseur : « L'homme arrivé se prend aux miroirs » (Provocation ou la faiblesse de Dieu, Plon, 1959). La conversation authentique ne commence que lorsque les miroirs se brisent : elle fait se rencontrer des mendiants, des passants, des assoiffés, tous ceux qui se souviennent d'une parole recommandant d'être dans ce monde mais surtout pas de ce monde.

Or le mondain est partout, il règne en maître en politique, dans les sphères du savoir, même dans celles de la religion. Il est d'autant plus redoutable qu'il possède les codes. Mais sa conversation est un piège, elle est toujours intentionnelle : s'il vous invite à lever le voile sur ce que vous êtes, c'est pour mieux vous catégoriser, vous dominer ou vous mépriser. Le mondain ne converse pas : il tient à jour ses fiches.

Comment biaiser avec le mondain ? En portant soi-même le masque, mais gare à ce qu'il ne finisse pas à coller au visage : c'est le drame du Lorenzo d'Alfred de Musset (Lorenzaccio, 1834). Ou en acceptant le prix de la liberté. Le mondain étant un mort qui se croit vivant, il a beaucoup de mal à supporter les véritables vivants, c'est-à-dire les êtres qui savent que le bonheur ne dépend d'aucune puissance terrestre mais découle d'une disposition d'esprit qui ne s'achète pas, qui ne se conquiert que par l'exercice souverain de la liberté intérieure.

Christus : La conversation peut-elle être un mensonge ? une supercherie pour tromper l'autre, pour l'amener là où on veut qu'il soit, pour se servir de lui ?

E. Godo : Une conversation mensongère n'est pas une conversation mais un simulacre de conversation. L'idée même de se servir d'autrui est un scandale incompatible avec l'esprit de conversation.

La seule feinte que la conversation accepte est celle qui consiste à minorer sa propre science, à adoucir ses connaissances : pour rendre plaisant notre savoir, nous y adjoignons une dose de feinte ignorance. C'est la posture philosophique du rabaissement telle que Socrate, le maître absolu de la conversation, la pratique afin de pouvoir penser véritablement et non réciter une leçon. C'est cette posture que tous les bons pédagogues connaissent : elle leur permet non de débiter mécaniquement ce qu'ils savent mais, littéralement, de le redécouvrir, de le réinventer.

Lorsque cesse le bavardage

Christus : Quels sont les fruits de la conversation ?

E. Godo : Le fruit principal de la conversation est de découvrir que c'est le visage du frère qui est source pour l'homme du plus grand bonheur. Converser, c'est d'abord faire visage. Attester que l'humanité n'est pas un vain mot, une idée usée, une chimère bonne à agrémenter les discours.

On se souvient de la question de Diogène le Cynique, partant à la recherche, en plein jour, une lanterne à la main, d'un être véritablement humain. Si une conversation peut à ce point nous réjouir, c'est que nous venons d'entrevoir, grâce à elle, le visage d'un frère.

Nous découvrons la beauté de la vie, son inestimable beauté. Et, comme le disait Simone Weil, la beauté est « un fruit qu'on regarde sans tendre la main » (La pesanteur et la grâce, Plon, 1947).

Christus : Pourrions-nous dire que la conversation se trouve du côté de la maïeutique socratique ? de la recherche du mystère de l'existence ? qu'elle nous met du côté de la profondeur des êtres ? La conversation n'est-elle pas ce qui nous permet de faire grandir en nous la dimension spirituelle ?

E. Godo : Toute conversation ne suit pas le modèle socratique. Et il faut souvent se méfier des sages autoproclamés qui, parce qu'ils prennent une voix douce et paisible, se croient investis d'un pouvoir de bienveillance qui n'est qu'une libido dominandi [« soif de domination »] déguisée sous du miel.

Lorsque le bavardage cesse et qu'une conversation véritable se fait jour, nous faisons l'expérience de la confiance et de la nudité : nous sentons que notre bien le plus précieux est en nous. Alors que tout, dans le monde, devrait nous inviter à la défiance, nous nous tenons devant l'autre le visage découvert. Nous sentons se croiser en nous une pauvreté absolue (à tout instant, la mort peut venir me prendre, moi et tout ce que j'aime) et une grandeur inimaginable (il n'y a pas de joie plus grande que d'être ouvert à la possibilité de la rencontre avec l'autre).

Là, et même si les mots échangés sont fragiles, même si elle ne prend pas la forme décrite dans les traités de savoir-vivre de l'ancien temps, la conversation, adressée au frère en humanité, est tournée vers le plus grand que tout. Notre éphémère se raccorde à l'éternel, comme le pas soudain sent une présence qui n'est plus seulement celle du chemin.

Nous sentons alors, parce que rien n'a été prévu, nous éprouvons, souvent mieux que dans des moments consacrés explicitement à la célébration, que nos vies sont données. Ce sont les moments où nous ne prions pas nécessairement mais où nous accédons à la conscience que nos vies, dans la forme malhabile que nous leur donnons, sont en elles-mêmes des prières, des adresses à l'Éternel, des offrandes silencieuses.

En marge des pouvoirs

Christus : L'institution naît et prospère grâce à une « conversation » collective mais tend aussi à l'étouffer par les régulations qu'elle impose pour se maintenir comme institution. Comment donner un cadre à la conversation en communauté, en société, dans un groupe, sans enfermer la créativité et liberté qui la constituent nécessairement ?

E. Godo : La conversation s'est toujours développée en marge des pouvoirs. Une certaine distance à l'égard des instances décisionnelles lui est nécessaire pour s'épanouir. La conversation repose sur la foi en l'individu : elle se méfie des multitudes. La foule ne converse pas : elle se soumet à la harangue, soit le contraire même de la conversation.

L'esprit de conversation repose sur la foi en l'excellence de l'individu, capable de se tenir et de tenir sa langue, de se gouverner lui-même. Sans cette souveraineté-là, elle n'est rien. Gustave Flaubert, dans Madame Bovary (1857), peint la conversation du pharmacien Homais : ayant avalé les nouvelles du jour dans son quotidien, il ne fait que les débiter en les mêlant aux idées reçues que, dans son milieu, on prend pour de la culture.

Le conformisme et la grégarité sont des ennemis mortels de la conversation. Les commentateurs des talk-shows de nos télévisions nous donnent l'impression de converser mais, en réalité, ils monologuent : l'œil rivé sur l'actualité, ils ne font que répéter jusqu'à plus soif les lieux communs de l'époque. Ce sont les Homais d'aujourd'hui.

Pour converser, il faut faire un pas du côté des lisières, laisser le bruit du monde retomber, ne pas se contenter de répéter ce qu'on a lu dans le journal, faire dialoguer le fragile aujourd'hui avec les splendeurs de la grande pensée philosophique ou de la littérature classique. Pour ce faire, on a tout intérêt à cultiver ses anachronismes, à se doter d'une solide culture humaniste, à lire les grands textes, à méditer les Écritures. Comme disait Léon Bloy, pour avoir des nouvelles du monde, ce n'est pas le journal qu'il faut ouvrir mais plutôt saint Paul. On ne converse pas bien le nez collé à la glu contemporaine. Il faut ménager des espaces de retrait.

Vis-à-vis des institutions politiques ou religieuses, la conversation est par définition l'électron libre. Aucun pouvoir, même le plus intrusif, n'est en mesure de contrôler la conversation. Elle reste un lieu fondamentalement critique, car fondamentalement libre. Aucune autorité ne peut faire rentrer la conversation dans le rang. On peut la rendre difficile, dangereuse, inquiète mais on ne peut pas museler l'esprit de conversation. C'est là que se forge la résistance aux oppressions.

Il en va de l'Église comme de toutes les institutions. Si elle cherche à cadrer la conversation, elle la dénaturera. Elle peut favoriser la prise de parole, créer les conditions de l'échange, mais qu'elle ne s'imagine pas qu'on encadre la conversation. La grâce d'une conversation n'est pas transposable. Comme un fruit très délicat, elle meurt immanquablement à vouloir être transférée ailleurs. Ce qui se joue dans la conversation – la confiance, l'écoute, la liberté, l'effort pour donner à sa parole la forme la plus heureuse qui soit – est pourtant de nature à donner aux membres de l'Église, clercs ou laïcs, le désir d'être des pierres vraiment vivantes et non des serviteurs dociles et bornés. L'institution a-t-elle un droit de regard sur ces conversations-là ? Je ne crois pas. Elle doit accepter qu'existent en son sein des espaces incontrôlables comme autant de respirations permettant à la structure de rester humaine. Passionnelle, contradictoire, chahuteuse.

Propos recueillis par Thierry Anne et Marie-Caroline Bustarret.