L'Institut des arts sacrés (IAS), nouvelle création de la Faculté de théologie de l'Institut catholique de Paris, propose un enseignement visant à approfondir les questions que pose la rencontre de l'art et de la foi. L'art s'imposant d'abord comme corps et non comme idée, penser l'art dans son rapport à la foi relève de la théologie pratique. La réflexion fondamentale sur l'art et la foi passe aussi par la philosophie, l'anthropologie, et même le droit. Ayant été formée aux arts graphiques pendant cinq ans, j'ai pu, avec cette formation, compléter sérieusement mes connaissances pratiques par un approfondissement intellectuel.
Ces années d'études à l'IAS ont marqué un tournant décisif dans mon parcours artistique et spirituel. Ma perception des arts et du mystère chrétien s'y est développée de façon significative. Ma conception de l'« art sacré » s'est ouverte à un champ immense d'intelligence de la foi et de la sensibilité. Je peux donc voir un « avant » et un « après » l'IAS dans mon cheminement artistique et spirituel, ainsi qu'observer le début de la rencontre de ces deux voies.

Tournant artistique


A l'Ecole supérieure des Arts graphiques, j'ai appris à traiter l'image du concept à la réalisation, que ce soit par le dessin, la peinture, la photographie la typographie, l'infographie ou le volume. Toutes ces disciplines me passionnaient, mais j'ai jeté mon dévolu sur le dessin et la peinture. Je réalise actuellement des « story-board » 1 de films publicitaires, mettant ainsi mon dessin au service du film ou de la photographie. Cet exercice force l'humilité et la distance par rapport au travail, étant donné que le dessin n'existe pas pour lui-même. Il génère donc une frustration que je compense par la pratique du dessin et de la peinture pour eux-mêmes. Ce travail artistique « pur » s'est souvent trouvé inhibé par des questions restées sans réponses : pourquoi peindre ? Pour qui ? Comment se situer dans le paysage de l'art contemporain ? Quel contenu ? Quel est le rôle de l'art ? Ma modeste pratique artistique m'emmenait sur un terrain de réflexions ambitieuses qu'il m'était difficile de mener de façon constructive. Que faire alors de cette énergie créatrice en quête de sens ?
Cette tension me poussa jusqu'aux bancs de l'IAS. Chaque professeur apporta un édairage différent et complémentaire à mes interrogations. Je sentais, au fur et à mesure, mon intelligence se décrisper et reprendre sa respiration. Même si mes questions ne trouvaient pas toujours de réponses, je prenais la distance nécessaire à leur analyse objective. Les noeuds se défaisaient progressivement et des possibilités nouvelles s'offraient.
Depuis toujours, les philosophes s'intéressent aux questions que soulève l'art. Aborder ces différents regards portés sur l'art au cours de l'histoire me permit de mieux en saisir les enjeux, de la question de la mtmesis (« imitation de la nature ») jusqu'à l'approche phénoménologique de l'oeuvre. Grâce à la phénoménologie, j'ai apprécié des oeuvres jusque-là ignorées de moi. Cette démarche, privilégiant le « phénomène » ou « ce qui apparaît », permet de pénétrer au coeur du sensible. En se dégageant du signifiant elle donne au sensible au perçu, à l'apparaître, une chance d'« être ». De la sorte, elle valorise l'art abstrait, car l'élément, débarrassé des significations dont il est porteur dans l'existence pratique, favorise un regard concentré sur la simple « apparition » de la matière. Cette philosophie est cependant pleine d'égards envers l'art figuratif, qu'elle perçoit comme une juxta- position d'abstractions formant un sens par le truchement de la matière. La question du contenu de l'image survient ensuite. L'orientation intérieure du peintre déterminera ce contenu. Certains maîtres chinois font apparaître dans leur oeuvre le « prindpe interne constant » — énergie qui traverse toute vie et qui passe par le peintre afin de laisser sa trace sur le papier par le truchement du pinceau et de l'encre. Cette empreinte constitue un contenu en soi. La vie intérieure du peintre porte donc en elle les promesses d'une oeuvre au contenu riche.
Grâce à ces édairages, ce qui n'était qu'intuitions se changeait en arguments communicables. Mes questions se déplaçaient à mesure que je pénétrais la philosophie de l'art. L'image me livra un peu plus de son essence de son rôle, de sa grandeur, de son histoire de ses déviations, de son mystère. Même l'image publidtaire passa au crible de la réflexion philosophique... sans en ressortir indemne ! Puisqu'il s'agit pour l'art d'« être » et de donner à « être » plus, mieux, différemment, que penser alors de l'image au service de l'« avoir » plus, mieux, différemment ?
Au terme de ces études, je me suis investie avec plus de paix dans la peinture. Le noyau de l'angoisse a fait place à celui de la confiance. Les amies que j'ai rencontrées à l'IAS, et qui me sont devenues chères, m'aident à cultiver mon jardin artistique La terre y a été soigneusement préparée pendant ces deux années pour y planter de nouvelles graines d'une espèce encore inconnue L'impatience est grande de voir la forme que prendront ces nouvelles pousses. Mais patience et longueur de temps sont requises dans le travail du peintre. Et ce qu'il lui faut surtout, c'est beaucoup d'amour.
 

Tournant spirituel


Mon passage à l'IAS a également contribué à ma maturation dans l'intelligence de la foi. Des expériences fortes, telles que la pratique des Exercices spirituels, avaient confirmé mon désir d'y joindre la dimension de la réflexion. U me semblait peu équilibrant de poursuivre une vie de foi sans faire grandir en même temps la capadté de dire cette foi. Ainsi, à travers l'étude du Credo, des Ecritures, de l'histoire de l'Eglise, de la tradition liturgique et de la théologie mon expérience spirituelle s'enrichissait et devenait plus autonome. S'approcher ainsi du mystère chrétien suppose une attitude d'accueil et de confiance.
Contrairement à la philosophie, la théologie pose comme préambule un « Je crois ». Pour autant, elle a un regard analytique sur ce processus de foi. Hans Urs von Balthasar décrit ce processus en deux mouvements simultanés : la « perception » et le « ravissement ». La « perception » selon laquelle il est donné à l'homme d'aborder intérieurement la figure du Christ, suivie du « ravissement » où l'homme est « saisi », « transporté » par l'amour de cette « perception ». « Perception » et « ravissement » sont un seul et même don de Dieu mettant l'homme en mouvement vers son Créateur. Cette approche théologique est vertigineuse de profondeur, de hauteur, de largeur et d'épaisseur. Elle fait goûter par analogie à l'infinie beauté, bonté et vérité de Dieu. La découverte, si mince fut-elle, d'une telle pensée laissa une empreinte définitive dans ma perception du mystère chrétien.
 

Rencontre de l'art et de la foi


Avant d'entrer à l'IAS, j'avais juste l'intuition que l'art sacré n'est pas nécessairement religieux et que l'art religieux n'est pas nécessairement sacré. Et je pensais que mon expérience en art sacré se limitait à la fabrication d'une icône du « Christ Pantocrator ». Mes références s'arrêtaient à Fra Angelico et Rouault. C'était bien peu, en apparence, pour s'intéresser à cet art, et pourtant ce sont en particulier ces deux artistes qui m'ont insensiblement appelée à mettre mes pas dans les leurs. Timidement, je cherchais à tisser un lien entre mon goût pour l'art et ma soif de Dieu. Et c'est en relisant l'expérience de création d'un croquis de nu à la lumière du mystère de l'Incarnation que s'initia ce travail de rapprochement.
Dieu ne peut s'atteindre immédiatement, sans médiation. Le Verbe s'est fait chair en Jésus Christ, image vivante du Père. Son corps est le médiateur entre Dieu et les hommes. Il nous invite à la sainteté, à la sanctification du corps. Pour cela, Il nous donne l'Esprit Saint qui demeure en nous si nous demeurons en Lui. Nos corps sont désormais Temple de l'Esprit Saint. Quoi de plus important alors que de s'intéresser au corps humain, lieu de l'alliance divino-humaine ? L'ade de création artistique met en scène le corps comme lieu où s'opère cette alliance et a parfois comme objet l'étude même du corps.
Le croquis de nu présenté ici (voir page suivante) est un travail personnel significatif dans mon parcours artistique et spirituel. Il correspond à un instant de grâce créative où un long travail préalable a trouvé son accomplissement. Cette expérience de création est chargée du souvenir indélébile d'une rencontre brûlante entre le feu de l'inspiration et les exigences de la technique. Le corps, théâtre de cette alliance, est le véhicule merveilleux de la grâce créatrice appelant le travail de la main. Il entre dans une sorte de fièvre dans ce processus d'accueil et d'expression d'un don transcendant. La tiédeur n'a pas sa place dans ce feu enthousiasmant de la création.
Le premier don, c'est la force d'amour créatrice qui remplit le coeur et dynamise le désir d'expression. Cette expérience s'apparente beaucoup à la prière. C'est une mise en disponibilité de l'être qui permet l'ouverture au don de vie accueilli et porteur de fruit.
Un modèle est proposé et pose pendant dnq à dix minutes. Une concentration maximale se met alors en place pour habiter pleinement chaque seconde de ces minutes fragiles. La position du corps doit permettre une bonne respiration, une juste distance par rapport à la feuille et une amplitude du geste. Le corps partidpe entièrement à l'accueil de l'inspiration, tout comme dans la prière. La présence du modèle provoque des sentiments qu'il faut tenir jusqu'au bout, pour ne pas tomber dans la description d'une apparence mais plutôt honorer l'indescriptible, l'invisible qui transforme le visible. Des sentiments de majesté, d'amplitude, de force et de finesse, de richesse colorée, de fierté et de dignité, furent les cadeaux reçus lors de cette pose et constituent l'objet de l'expression picturale.
Chargée de cette belle mission, la main s'affaire maintenant avec une patience teintée d'ardeur. Il s'agit en effet de tenir à la fois un grand calme gouverné par la confiance et un feu brûlant attisé par l'urgence et l'exigence de l'expression picturale Une alchimie étonnante peut alors se produire : les sentiments, forts de l'ardeur créatrice, sont transformés en couleurs, rythmes, épaisseurs, contrastes et structures. Ce processus est très mystérieux, même pour celui qui en est fadeur. Il dépasse largement la maîtrise d'une technique. Il demeure dans le registre du don inexplicable. Cependant, seul le travail donne une chance à ce don de porter des fruits. Il en est la louange.
L'ensemble du travail ne fait sens qu'une fois terminé. Avant cela, toute la confiance est mise en oeuvre pour croire que de simples taches de couleurs impriment le souffle d'amour créateur et donnent finalement corps à l'ensemble. Ici, ce sont les ombres qui font naître la lumière, les épaisseurs qui forment les finesses, les froids qui provoquent les chauds, les courbes qui dessinent les droites. L'articulation des contraires donne forme, produit du sens. Le corps, ici, est ombre et lumière sans contour, insaisissable, reflet d'une réalité immense et inatteignable. L'image respecte la distance par rapport à l'original et renvoie à la vision intérieure du peintre.
Comme ce corps féminin à peine sorti de la glaise de la terre de Sienne brûlée, de la terre d'ombre naturelle, ainsi celui qui reçoit le feu enthousiasmant de la créativité est modelé peu à peu par son travail et s'éloigne de son épaisseur originelle Ainsi se poursuit sa propre création intérieure qui tend vers un devenir.
L'incarnation et la résurrection de Jésus Christ offrent à l'homme un chemin vers Dieu et le salut de la chair. Le corps est promis à la résurrection au même titre que l'esprit. Dès ici-bas, le corps se transforme reflétant la croissance spirituelle de l'être. Il est modelé par un don de Dieu sans cesse renouvelé, appelant un accueil confiant et un travail rempli d'amour. La joie qui naît après la douleur de la tension créatrice se cristallise comme une goutte de peinture transformée en goutte d'éternité.
Ce travail m'indiqua la voie à suivre pour la suite de ma recherche. En mettant l'accent sur le corps, je respectais ma sensibilité tout en étant au centre du mystère de l'Incarnation. J'étudiai alors une sculpture en bois d'un Christ roman, présentant un corps en croix d'une grande beauté. Par le travail du sculpteur, le bois meurt à sa condition d'arbre et donne forme à un corps humain. Le bois abrite désormais des côtes saillantes, une musculature des articulations, des tendons, un squelette, un corps. Sur la tête, point de couronne : elle est nue comme le corps seulement vêtu d'un périzonium. C'est le corps d'un homme offert qui se déploie devant nous. Un corps offert et suspendu à un mur, entre le sol et le plafond, entre Terre et Ciel. Un corps en croix à la croisée de deux espaces. Un corps qui ne retient rien, qui s'ouvre totalement par son attitude même et par l'ouverture de ses plaies.
Dieu revêt un corps mortel à travers son Fils. Le corps du Christ en croix tient en lui l'alliance renouvelée entre Dieu et les hommes :
 
« Le Christ est mis au rang des criminels, condamné à mort et doué sur une croix. Il ttaverse dans sa chair les affres de la mort Le corps du Christ sur la croix nous contemple et ses yeux fermés nous ouvrent les yeux, sa bouche assoiffée nous abreuve de paroles de Vie ses oreilles injuriées nous invitent à l'écoute ses mains ouvertes nous encouragent à donner et recevoir, ses pieds tenus par un dou nous poussent à nous mettre en marche son côté ouvert nous ouvre le coeur, son corps transpercé par l'angoisse de la mort nous donne la Vie dans la joie étemelle En communiant à son corps et son sang, nos mains, noue bouche nos yeux, notre corps tout entier est sanctifié. La vie étemelle de la chair est déjà effective aujourd'hui » 2.

Par l'art, le souffle de l'homme pénètre la matière à l'image du souffle de Dieu animant l'homme modelé de la terre La matière est « trans-formée » par la main de l'homme comme l'homme est « transfiguré » par la lumière divine. Faits à l'image de Dieu, nous poursuivons sa Création. La création artistique partidpe à ce mouvement. Chaque artiste fait chanter sa couleur pour la joie des hommes et celle de Dieu. Avoir l'art comme chemin. Le Christ dit : « Je suis le chemin. » L'art conduit à Dieu.



1 Succession d'images dessinées visualisant le scénano d'un film Prauque utilisée systémaUquement pour les spots publicitaires et, parfois, les courts, moyens ou longs métrages
2. Saint Bernard, « Sur le Canaque », Christs en croix romans, Zodiaque, 1996, p. 156.