La distinction classique entre oraison ordinaire, faite de lecture, de méditation et de prière, et l'oraison extraordinaire, appelée encore oraison de recueillement ou de silence, a donné lieu à d'âpres débats au cours de l'histoire de la spiritualité. L'épisode dramatique qui a opposé Bossuet et Fénelon en France au XVII’ siècle, et qui s'est conclu par la condamnation du « quiétisme », fut précédé en Espagne par d'intenses discussions, au long du XVI’, entre tenants de l'une et de l'autre. Ces tensions, qui ne sont pas sans trouver, aujourd'hui même, leur réplique entre deux conceptions de la méditation chrétienne, l'une traditionnelle, et l'autre inspirée de méthodes de recueillement dites « orientales », peuvent encore nous aider à mesurer les enjeux et les risques des méthodes d'oraison.
Pour évoquer ici ce débat, illustré récemment encore par la prise de position du cardinal Ratzinger sur « certains aspects de la méditation chrétienne » 1, il est intéressant d'exhumer quelques vieux textes qui éclairent d'une manière neuve les questions modernes, parce qu'ils ont formulé d'une manière originale en leurs temps, bien que devenue classique, la solution à des problèmes de toujours. La réponse venait alors d'au-delà des mers, du lointain Pérou où le jésuite Diego Alvarez de Paz était parti, jeune encore, mais armé d'une grande culture spirituelle puisée chez Ruusbroec et les maîtres rhéno-flamands autant que chez Thérèse d'Avila et dans la tradition ignatienne. Son érudition, doublée d'un sage équilibre, devait faire de lui l'auteur d'une puissante synthèse de théologie spirituelle, un traité en trois énormes volumes qui seront publiés en latin vers 1615... à Lyon.
Le plus célèbre de ces volumes, intitulé De la recherche de la paix, manifeste une profonde expérience de la direction spirituelle. Il promeut une forme de vie active animée par la contemplation, une contemplation de nature affective qui, selon son auteur, est possible à tous, malades comme illettrés, et qui se développe par le chemin de la méditation : « Celui qui s'est longtemps adonné à la méditation, et qui est parvenu à connaître d'une manière discursive les multiples perfections de Dieu, en arrive à un état où, soit avant soit pendant l'oraison, il n'a plus besoin du discours pour aimer Dieu, mais une simple opération de la mémoire qui le lui rend présent suffit à produire en lui les plus suaves sentiments d'amour. »
On parvient à cette oraison affective par une double transformation : la simplification des raisonnements et l'unification des affections, allant vers un seul acte, simple et général, d'amour de Dieu en sa présence. Il se peut que l'âme y parvienne par le seul effet de la grâce de Dieu, mais, le plus communément, cette grâce commence par inspirer et soutenir l'activité propre de l'homme : « Nous rencontrons trois degrés de cet amour, qui est l'oraison affective. Le premier, c'est celui dans lequel nous faisons effort avec des affections d'amour diverses et répétées. Le deuxième, c'est celui où, par la grâce de Dieu jointe à notre activité, nous nous livrons, pendant un certain temps et sans interruption, à une seule et unique affection d'amour. Le troisième, c'est lorsque, sans effort et avec une douceur remarquable, nous trouvons notre repos en un seul acte d'amour prolongé plus longtemps. »
Rejoignant d'instinct les critères mêmes que Jean de la Croix précisait pour comprendre que quelqu'un est appelé à l'oraison affective, Alvarez de Paz en signale trois : le fait de ne plus pouvoir méditer par le raisonnement, la facilité à s'élever aux affections de la volonté, et le fruit qu'on y trouve pour la pratique concrète de toutes les vertus. En fait, déclare-t-il encore, cette grâce « mystique » est donnée en germe à tous ceux qui, avec bonne volonté, s'exercent avec fidélité à l'oraison discursive, mais elle se développe progressivement par l'intégration des facultés dans l'acte d'aimer. Au degré suprême, l'âme ne cesse de bénéficier plus ou moins intensément de cette simple vue de Dieu qui persiste de manière stable jusque dans l'action, parce qu'elle est enracinée dans le fond de l'âme.
Même s'il ne s'élève pas aux extraordinaires développements d'un Jean de la Croix, ni ne souligne peut-être suffisamment la place des purifications passives dans le cours de la vie spirituelle, Alvarez de Paz manifeste par son grand équilibre pratique les qualités remarquables d'un maître de l'affectivité spirituelle. On pourra le constater dans le texte suivant, où notre auteur se montre attentif à l'orientation du désir, c'est-à-dire du vouloir dans sa dimension affective, ou encore, comme le dira après lui François de Sales, des « affections de la volonté » dans le cours de l'oraison. C'est pour lui chose si importante que, jointe à l'intelligence du texte choisi pour nourrir l'oraison, il en fait l'objet même de sa préparation.
Claude FLIPO s.j.



L’oraison mentale est faite de deux choses : les considérations de l'intelligence et les affections de la volonté ; et de même que nous préparons la matière de nos considérations par la lecture, ainsi nous devançons nos mouvements affectifs par l'attention à ce que nous lisons et par la conscience de nos besoins. Il ne suffit pas de prévoir les points de méditation ou de nous en souvenir ; il faut encore avoir en vue l'affectivité à partir de ces points. Car de même que, si nous n'offrons rien de précis à la considération de l'intelligence, elle va çà et là de façon distraite, de même, si nous ne proposons rien de déterminé à la volonté, comme la haine du péché, l'amour de Dieu ou chose semblable, alors elle se prête sans fruit ou avec peu de profit à des sentiments divers qui peuvent nous être moins nécessaires.
Pour sortir de cette errance, il faut se rappeler que l'oraison doit être entreprise en vue de la perfection et de la pureté de notre vie. Nous ne méditons pas, nous ne contemplons pas pour contempler, mais pour devenir plus humbles, purs, fervents, plus conformes à la volonté de Dieu. Et nous y tendons par les désirs et les affections, comme par la pratique de toutes les vertus : désirs et affections que nous réchauffons dans l'oraison elle-même par le feu des considérations, et que nous mettons en pratique par toute notre vie. C'est pourquoi notre méditation tout entière a pour but d'exciter les affections dans la volonté ; c'est d'elles, quand on agit, que découlent les actes de vertu et que procèdent les paroles constructives.
Pour exhorter les autres à l'amour des vertus ou à la haine du mal, nous cherchons les raisons qui y encouragent pour les appliquer à une vertu ou à un vice particulier : de la même façon, lorsque nous allons méditer, il nous faut réfléchir à ce qui va susciter en nous-mêmes, et non plus chez les autres, la haine du mal et l'amour du bien. Ainsi se prépare l'élan qu'il faut chercher dans la prière. Considère donc, homme de Dieu, l'état de ton esprit et le degré de ta vertu, et de quelle victoire sur telle passion ou de quelle vertu particulière tu as besoin, et comment il te faut chercher avec discernement, à partir de la matière de ta méditation, les affections qui conviennent à ton état ou à tes besoins.
Peut-être es-tu dans les commencements, toi qui viens d'être arraché aux ténèbres du monde, et tu n'as pas encore pleuré tes péchés : il te faut donc chercher la haine et la douleur de tes péchés. Pense donc un peu, alors que tu prévois par la lecture la matière de ta méditation, à la manière dont grâce à cette considération, tu vas être touché par la détestation de tes péchés, ou comment la pointe de cette réflexion, en pénétrant ton coeur, va faire jaillir en toi la contrition. Peut-être as-tu déjà progressé et, après avoir connu la douleur des péchés et les larmes, tu vois en toi l'attachement à la colère ou à la vanité, ou à quelqu' autre passion mal étouffée contre laquelle il te faut engager la lutte. Pense donc, quand tu prépares ta méditation : « Comment, à partir de ce point, vais-je m'exciter à mortifier cette passion ?» Et procède de même si tu désires tendre à quelque vertu, comme l'humilité, la charité fraternelle ou l'obéissance...
Ainsi, l'attention à l'affectivité ne consiste pas tant à prévoir le mouvement affectif que nous cherchons (car celui-ci, pour l'utilité de la méditation, restera le même pendant de nombreux jours, et bien que nous changions chaque jour les points de la méditation, nous ne changerons pas notre vouloir, mais le chercherons longtemps, jusqu'à ce que la victoire sur nos vices ou l'acquisition de la vertu se réalise), non pas, dis-je à prévoir, mais à remarquer brièvement par quel motif tiré du point que nous examinons nous exciterons en nous cette affection : regarder en vue de l'oraison la nécessité d'amender notre vie et d'y apporter remède pour demander dans la prière non pas ce qui est étranger à notre progrès, mais ce qui lui est nécessaire.
Ainsi le dit Ephrem : « Demande à Dieu ce qui t'importe le plus. Considère ces deux aveugles, comment ils supplient : "Aie pitié de nous. Fils de David", et ce que leur répondit le Seigneur : "Que voulez- vous que je fasse pour vous ?" Et eux, dans leur souffrance et le désir de leur coeur, demandèrent que leurs yeux s'ouvrent Lui demandèrent- ils des vêtements pour couvrir leur indigence ? Non pas, mais bien ce qui les pressait le plus. Considère encore la Cananéenne, ou l'hémorroïsse.. Et toi, mon frère, montre-lui la douleur de ton âme répands ta prière devant lui, et confessant d'abord tes péchés, parle-lui de tes besoins, pour que dans sa bonté il te manifeste sa miséricorde en disant : "Grande est ta foi ; qu'il te soit fait comme tu le veux." » Paul, frappé par un ange de Satan, demanda par trois fois au Seigneur d'en être délivré. Trois fois, c'est-à-dire souvent. Celui qui demande souvent désire souvent et selon la nécessité dont il souffre, renouvelle de nombreuses fois son désir. Le Christ dans le jardin se prosterna trois fois pour prier, demandant toujours la même chose. Et que pensons-nous qu'il ait demandé, sinon l'acceptation de la volonté du Père ? Nous voyons de même David, dans les psaumes, louer Dieu de mille façons, rendre grâces en exprimant sa gratitude par de nombreuses paroles, pleurer ses péchés pour de nombreux motifs. On n'enfonce pas un clou d'un seul coup. On ne se nourrit pas d'un seul repas. Et la terre ne porte pas son fruit après une petite averse mais grâce à des pluies abondantes. Ainsi, telle vertu ne s'acquiert pas d'un seul mouvement, d'un seul acte intérieur, mais par des mouvements nombreux et répétés de notre affectivité, jusqu'à ce qu'elle entre en notre âme. Et parce qu'il faut renouveler ce mouvement dans l'oraison pour progresser, il s'agit, non pas de le prévoir — il est assez évident —, mais de trouver la manière dont nous le recueillerons de la prière. Ainsi, ce n'est pas tant l'exercice que la fin de l'oraison qu'il faut nous mettre devant les yeux.
Il est vrai que Dieu suscite en chacun des sentiments différents, selon son état. Saint Bernard l'enseigne clairement : « Voyez comme le regard de Dieu, qui est toujours semblable à lui-même, peut avoir des effets différents en se conformant aux mérites de chacun, frappant les uns de crainte, apportant aux autres la consolation et la paix. Il regarde la terre et la fait trembler, comme aussi il regarde Marie et répand en elle sa grâce. "Il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante, dit-elle, et désormais toutes les générations me diront bienheureuse." C'est le langage de quelqu'un qui n'est pas dans la crainte mais dans la joie. Selon le Magnificat, il a regardé l'Epouse de cette façon : elle n'a pas tremblé, elle n'a pas pleuré comme Pierre car elle n'était pas comme lui attachée à la terre ; et les paroles de l'Epoux ont comblé son coeur de joie, car elles attestent par leurs effets que le regard était de tendresse » 2.
A l'appel ou sous l'action de Dieu, le juste accueille ainsi divers désirs, pour que son oraison soit plus facile et féconde. S'il se fixait toujours sur un seul désir, il se lasserait de la répétition du même acte et n'exercerait plus les actes des autres vertus, comme il convient. Ainsi, selon la variété des considérations, l'affectivité s'exprime par des sentiments divers en une même oraison. La voilà portée à la louange de Dieu, ou à l'action de grâces, ou à l'imitation du Christ ou encore à l'amour de Dieu et à la douleur des péchés. L'oraison est comme un somptueux festin où sont apprêtés des plats variés pour la joie des convives. Chacun y trouve la nourriture nécessaire à sa vie, et la diversité qui convient à ses goûts. Mais ces goûts doivent être recherchés de telle sorte que l'âme, soudeuse de son progrès, soit plus attentive à l'affection dont elle sait qu'elle manque davantage, celle qu'elle a repérée au cours de sa lecture et à laquelle elle ordonne les autres sentiments, attentive à la reprendre et la développer. Au malade on prescrit le médicament apte à la guérison. Et l'on en ajoute d'autres qui faciliteront sa prise. Ainsi nous faut-il cultiver ce désir qui est le plus nécessaire à notre santé spirituelle, et nous servir des autres avec liberté, pour éviter la fatigue et seconder le premier. Celui qui a appris à prier ainsi se laisse conduire par l'Esprit qui l'enseigne. Attentif à ne pas demeurer dans les réflexions du raisonnement mais à se tourner vers les désirs et les affections de la volonté, il ne cherche pas seulement dans la lecture les points de méditation qui occuperont son esprit mais les affections dont la continuité et la répétition nourriront sa volonté. Dans l'Exode, ordre est donné au peuple de recueillir double mesure de manne le sixième jour. Ainsi nous-mêmes, avant le repos du sabbat, c'est-à-dire avant l'oraison, recueillons double nourriture, celle de la doctrine pour éclairer l'intelligence et celle du désir pour fortifier la volonté. Ils devaient aussi offrir à l'autel deux agneaux d'un an : l'un le matin, l'autre le soir. Ainsi, quand tu te disposes par la lecture au sacrifice de l'oraison, prépare deux agneaux : l'un, la matière à, considérer qui, le matin, c'est-à-dire en premier, est offerte, car le travail de l'intelligence précède ; l'autre le désir qui, le soir, c'est-à-dire ensuite, est offert à son tour. Car la motion de la volonté suit la considération. Vrais agneaux, si la simplicité est cherchée dans l'esprit comme dans le désir ; si, vraiment sans tache de l'un comme de l'autre nous recueillons la pureté du coeur ; si, âgés d'un an, enfin, nous poursuivons des méditations et des désirs qui conviennent à la mesure de notre progrès.
La recherche de la paix (11,1,9)
Traduit du latin par C. Flipo



1. Documentation catholique, 7 janvier 1990 2. Sermon 59, in Cantique des Cantiques.