Préf. C. Flipo. Av. pr. Y. Roullière. Bayard, coll. « Christus », 2003,288 p., 19,80 €.

Parmi les auteurs et les praticiens qui, depuis cinquante ans, ont le plus contribué en France au renouveau de la spiritualité ignatienne et de la pratique des Exercices spirituels de saint Ignace, Maurice Giuliani occupe une place de choix. Sa profonde connaissance des sources, sa fréquentation assidue des historiens, son expérience d'accompagnateur spirituel, sa familiarité avec le fondateur et les charges occupées au service de la Compagnie le désignent comme un interprète rigoureux et reconnu de la spiritualité ignatienne.
Fondateur et rédacteur en chef de la revue Christus de 1954 à 1962, il en a fait un instrument d'information et de formation incontestable pour ceux et celles qui cherchent à approfondir la voie ignatienne. Comme son maître Ignace de Loyola, Maurice Giuliani n'a pas écrit de livres, mais, pour « aider les âmes », il a communiqué le fruit de ses réflexions et de son expérience à travers de nombreux articles dont les principaux ont été rassemblés dans deux ouvrages. L'un, édité par Desclée de Brouwer, traite essentiellement de L'expérience des Exercices spirituels dans la vie, l'autre, moins spécialisé, ici proposé, rassemble surtout des articles publiés dans la revue Christus entre 1954 et 1962.
Un an avant sa mort, Maurice Giuliani avait lui-même sélectionné les études qui devaient composer ce recueil. Reprenant une partie des articles publiés en 1966 sous le titre de Prière et oraison, retenant ceux qui lui paraissaient essentiels, écartant d'autres dont l'intérêt n'est plus actuel, ajoutant quatre contributions plus tardives, dont deux conférences, il a déterminé le choix des chapitres, l'ordre final et le titre de l'ouvrage. II en résulte une précieuse anthologie de sa pensée et de son expérience et, osons le mot, un petit traité de mystique ignatienne.
Le titre dit bien le propos de l'auteur. Connaisseur averti des sources ignatiennes, Maurice Giuliani ne prétend pas faire œuvre d'érudition en se tournant vers le passé. S'il scrute l'histoire d'Ignace de Loyola, s'il interroge ses premiers compagnons, surtout Nadal le témoin fidèle, s'il se réfère aux Constitutions de la Compagnie et s'immerge dans l'immense correspondance du fondateur, c'est essentiellement pour y confronter sa propre expérience et vérifier sa pratique des Exercices spirituels, sans autre ambition que d'aider ses lecteurs à accueillir les événements, à se situer dans l'histoire, à aller au-devant du temps a venir La démarche est authentiquement ignatienne.
La suite des seize chapitres ne s'ordonne pas selon l'ordre chronologique, mais suit, en gros, un parcours idéal, invitant le lecteur à entrer dans la dynamique ignatienne : le rapport entre ce que vit Ignace et ce qu'il transmet à d'autres, la pédagogie mise en œuvre pour initier d'autres, la dimension communautaire de son itinéraire et la naissance de la Compagnie, les conditions de l'expérience spirituelle (discernement, liberté, pratique de l'oraison, rôle de l'ascèse, décision pour Dieu), le sommet de l'expérience mystique (trouver Dieu en toutes choses), sa source (la vie trinitaire) et sa portée missionnaire ou apostolique. Dans ce cadre plus ou moins structuré, d'autres sujets trouvent leur éclairage, en particulier la place de la Vierge dans les Exercices, le mystère de l'obéissance et l'exercice de l'autorité.
Tout converge finalement vers le chapitre dont le recueil tient son titre {L'accueil du temps qui vient), où l'auteur analyse le rapport d'Ignace de Loyola au temps. Une dernière contribution, plus tardive, reprend une brève présentation de l'idéal jésuite sous forme de quelques convictions majeures, qui ont caractérisé l'enseignement du P. Giuliani et sa vie de jésuite. Écrite en 2002, elle a les accents d'un testament personnel, auquel l'ensemble du livre donne sens.
On ne dira pas que tous ces chapitres sont d'égale facture II y a ceux ou l'auteur étudie avec plus de minutie les sources ignatiennes (écrits d'Ignace et témoignages contemporains) pour en dégager une meilleure compréhension des Exercices, du discernement spirituel et de la décision pour Dieu Sans faire œuvre d'historien, même s'il connaît fort bien l'histoire et qu'il ne cesse d'y confronter sa propre perception des choses, le P. Giuliani a surtout le don de parler à partir de l'intérieur, comme qui a assimilé l'esprit d'Ignace et est mû par le même Esprit. Sur ce terrain, il excelle en interprète loyal et très sûr. Sa proximité affective avec le fondateur inspire la finesse de ses analyses, la pertinence de ses propos et la liberté de ses vues.
D'autres chapitres sont plus subjectifs, comme celui sur le mystère de Notre-Dame dans les Exercices où il semble vouloir défendre à tout prix une thèse, accumulant les textes au service d'une interprétation somme toute très personnelle du rôle de Marie.
Ailleurs, un ton aux accents quelque peu apodictiques et tranchants peut étonner et déconcerter, comme lorsqu'il traite de l'obéissance, faisant à peine mention du discernement commun et de la concertation entre le supérieur et le religieux. Il peut alors donner l'impression de se mouvoir sur le terrain de l'idéal plus que sur celui du réel et des complications de la mise en pratique. Vingt ans plus tard, il nuancera ses propos en parlant à des supérieures majeures de l'exercice de l'autorité, témoignant d'une évolution, sinon dans sa pensée, du moins dans sa manière de s'exprimer. Mais le seul fait qu'au soir de sa vie il ait retenu ces articles pour publication indique bien qu'il ne reniait rien de ses premiers propos. Faut-il voir alors dans leur apparente raideur l'absolu d'une attitude mystique plutôt que la rigueur d'une idéologie ?
C'est peut-être dans le chapitre qui traite du rapport de saint Ignace au temps (une conférence prononcée en l'église Saint-Ignace en mai 1990) que Maurice Giuliani nous livre la meilleure synthèse de sa compréhension de la mystique ignatienne. En fils de la Renaissance, qui a introduit la mesure du temps dans la vie quotidienne, Ignace était un passionné du temps présent. Pour lui, l'instant vécu est ce lieu unique où se rejoignent les extrêmes, l'universel et le particulier, l'émotion et la raison. À la fois point de convergence de toutes les potentialités constitutives d'un être humain et présence des circonstances qui donnent sens, lieu de décision, il est le temps d'une émotion, d'une expérience traversée de mouvements divers ; il est profit, fruit, goût, mais aussi troubles et agitations, paix et guerre. Si chaque moment porte un signe, c'est la succession qui donne la signification et qui annonce le temps qui vient. En faisant fructifier l'instant vécu, l'exercice tient compte du réel pour aboutir à une décision qui fait l'unité de la vie et engendre la paix. Dans ce dernier chapitre, on retrouve en clair ce qui est latent dans la plupart des autres, cette vision ignatienne capable de reconnaître Dieu en toute chose, en toute circonstance, en tout temps, parce que les frontières entre le profane et le sacré sont abolies. Ce que cela peut donner concrètement, Giuliani le voit dans la mort même d'Ignace, dont il propose une belle et touchante interprétation.
La publication de ce livre est particulièrement opportune. L'intérêt pour la spiritualité ignatienne, pour les Exercices de saint Ignace en particulier, le besoin d'apprendre à prier, à gérer sa vie spirituelle, à voir un peu plus clair dans le bouillonnement des motions intérieures, à surmonter le clivage entre l'action de Dieu et l'effort de l'homme, à ne pas confondre les émotions pieuses avec le Saint-Esprit et à se repérer dans le foisonnement des offres spirituelles tous azimuts dont notre époque est particulièrement prodigue, disent la nécessité de disposer de critères qui permettent de s'orienter et de faire des choix.
Les écrits du Père Giuliani apporteront une aide efficace aussi bien aux personnes qui en accompagnent d'autres qu'à celles qui sont accompagnées. Mieux que de leur livrer des recettes de piété ou d'ascèse, l'auteur, en authentique maître spirituel, les initiera à une démarche utile pour structurer leur vie spirituelle.