Ce livre est inclassable : il ne s’agit ni d’une série de biographies, ni d’un essai théologique, ni d’une analyse thématique du dialogue judéo-chrétien. Il s’agit plutôt d’une plongée dans la constellation des grandes figures, connues ou inconnues, qui ont œuvré depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (et souvent dès avant) pour que les relations entre juifs et chrétiens changent radicalement de nature. Au-delà des questions, de plus ou moins grande portée, qui ont nourri ce dialogue, on découvre surtout un réseau d’amitiés et de contacts, un vaste réseau informel où les amitiés se développent selon des trajectoires parfois surprenantes. On mesure mieux à quel point le rapprochement entre chrétiens et juifs a progressé en premier lieu en raison de liens humains d’amitié, que le dialogue est d’abord une affaire de corps et d’esprit, de personnes bien concrètes qui nouent peu à peu des liens de confiance et d’estime. Le livre, dense, riche et documenté, tout en étant de lecture aisée, nous fait découvrir d’abord la figure majeure d’Emmanuel Levinas puis l’incroyable complicité qui unissait Colette Kessler, inlassable enseignante juive engagée de tout son cœur dans le dialogue, et le père Bernard Dupuy, premier secrétaire du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme, qui accomplit un travail de fond de très grande valeur. Suivent le cardinal Jean-Marie Lustiger et ses intuitions qui l’amenèrent à rencontrer le monde juif orthodoxe new-yorkais, les échanges entre Jacques Maritain et Charles Journet et les grands anciens comme Jules Isaac et Maurice Blondel à Aix-en-Provence. Le dernier chapitre, au premier regard, surprend : il porte sur le philosophe catholique Aimé Forest qui perdit deux de ses fils dans le massacre d’Oradour-sur-Glane, mais n’était pas spécialement un acteur de ce dialogue. Mais l’on comprend après coup qu’il permet de mieux sentir comment le drame indicible de la Shoah fut l’aiguillon intérieur qui poussa nombre de chrétiens à réviser radicalement leur regard sur le judaïsme. Un livre qui incite à l’action de grâce pour la surprenante richesse de ce qui s’est vécu en France et qui encourage à poursuivre la route d’un dialogue amical, nourri de réciprocité et d’estime.

 

Marc Rastoin