Le grand théologien russe Serge Boulgakov (dont les éditions des Syrtes viennent aussi de publier une autobiographie, Ma vie dans l’orthodoxie), semble avoir été habité par la figure de Judas sur laquelle il est revenu à plusieurs reprises. La conclusion de cet opuscule en donne une des raisons : « Ce sombre et terrible point du destin humain, cet entonnoir qui mène au fond de l’inferno – le destin de Judas – attire irrésistiblement le regard de l’esprit. » Judas est une figure qui permet de comprendre la « trahison » du peuple russe, au temps du régime bolchevique athée, « l’écorce du traître Judas » venant recouvrir la fibre johannique de la Sainte Russie. Cette dimension nationale n’est que la finale du livre, le reste portant sur la figure de Judas que Boulgakov étudie avec science et passion, rassemblant dans une première partie ce qu’il est possible de savoir sur la vie de l’Apôtre, rompant avec la lecture matérialiste et de courte vue d’une trahison pour l’argent, développant l’idée d’une trahison par amour. Pour Boulgakov, Judas est doté d’une personnalité forte, radicale, amené à trahir son maître dans « une sorte d’extase », cherchant à le pousser à révéler sa puissance, écrasé ensuite par le désespoir, refusant le pardon. La seconde partie du livre est dogmatique, établissant un lien passionnant entre Judas et Jean. C’est aussi l’occasion d’une vibrante apologie de la liberté, d’une dénonciation de toutes les théologies de la prédestination : Judas est l’Apôtre – n’oublions jamais que ce titre ne lui fut pas retiré – du mystère de la liberté. Boulgakov relève comment Judas participe à tous les moments du salut par la Croix : « Judas par soi glorifie le Christ », son baiser est un « stigmate ». Une belle et profonde méditation qui renouvelle la compréhension de Judas – loin de Dante qui l’enfermait dans le neuvième cercle de l’Enfer, loin de José Saramago qui en fait un agent sacrifié par Jésus pour accélérer son arrestation – et nous le propose comme figure à méditer pour comprendre le destin de l’humanité.
 
Franck Damour